c est vers toi que je me tourne accords
Jefreine des deux pieds par peur de l’engagement , de la déception, la désillusion. Cette rupture a brisé les rêves, je ne connais plus les attentes que j’ai de l’amour. Je ne rêve
Cest Vers Toi Que Je Me Tourne [on238w2vgyl0]. IDOCPUB. Home (current) Explore Explore All. Upload; Login / Register. Home . C'est Vers Toi Que Je Me Tourne. C'est Vers Toi Que Je Me Tourne. Uploaded by: granderentree; 0; 0; August 2021; PDF; Bookmark; Embed; Share; Print; Download. This document was uploaded by user and they
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Psaumes143. 8 Dès le matin, fais-moi entendre ta bonté, car je me confie en toi ! Fais-moi connaître le chemin où je dois marcher, car je me tourne vers toi ! 10 Enseigne-moi à faire ta volonté, car c’est toi qui es mon Dieu. Que ton
Bonsoir Je savais pas trop vers qui me tourner, alors je suis venu ici car c'est pas un sujet facile à aborder.. Je suis actuellement en couple depuis 1an avec ma copine et on s'entend bien, on s'aime. Mais j'ai un fantasme particulier.. mon fantasme est de me faire uriner dessus par ma copine. Sur le corps et dans la bouche. J'aimerais surtout boire son
nonton film siyah beyaz ask sub indonesia lk21. Voltaire Contes en vers et en prose II Le Blanc et le noir Tout le monde... Tout le monde dans la province de Candahar connaÃt l'aventure du jeune Rustan. Il était fils unique d'un mirza du pays c'est comme qui dirait marquis parmi nous, ou baron chez les Allemands. Le mirza son père avait un bien honnête. On devait marier le jeune Rustan à une demoiselle, ou mirzasse de sa sorte. Les deux familles le désiraient passionnément. Il devait faire la consolation de ses parents, rendre sa femme heureuse, et l'être avec elle. Mais par malheur il avait vu la princesse de Cachemire à la foire de Kaboul, qui est la foire la plus considérable du monde, et incomparablement plus fréquentée que celles de Bassora et d'Astrakan; et voici pourquoi le vieux prince de Cachemire était venu à la foire avec sa fille. Il avait perdu les deux plus rares pièces de son trésor l'une était un diamant gros comme le pouce, sur lequel sa fille était gravée par un art que les Indiens possédaient alors, et qui s'est perdu depuis; l'autre était un javelot qui allait de lui-même où l'on voulait ce qui n'est pas une chose bien extraordinaire parmi nous, mais qui l'était à Cachemire. Un faquir de Son Altesse lui vola ces deux bijoux; il les porta à la princesse. "Gardez soigneusement ces deux pièces, lui dit-il; votre destinée en dépend." Il partit alors, et on ne le revit plus. Le duc de Cachemire, au désespoir, résolut d'aller voir à la foire de Kaboul si de tous les marchands qui s'y rendent des quatre coins du monde il n'y en aurait pas un qui eût son diamant et son arme. Il menait sa fille avec lui dans tous ses voyages. Elle porta son diamant bien enfermé dans sa ceinture; mais pour le javelot, qu'elle ne pouvait si bien cacher, elle l'avait enfermé soigneusement à Cachemire dans son grand coffre de la Chine. Rustan et elle se virent à Kaboul; ils s'aimèrent avec toute la bonne foi de leur âge, et toute la tendresse de leur pays. La princesse, pour gage de son amour, lui donna son diamant, et Rustan lui promit à son départ de l'aller voir secrètement à Cachemire. Le jeune mirza avait deux favoris qui lui servaient de secrétaires, d'écuyers, de maÃtres d'hôtel et de valets de chambre. L'un s'appelait Topaze il était beau, bien fait, blanc comme une Circassienne, doux et serviable comme un Arménien, sage comme un Guèbre. L'autre se nommait Ebène c'était un nègre fort joli, plus empressé, plus industrieux que Topaze, et qui ne trouvait rien de difficile. Il leur communiqua le projet de son voyage. Topaze tâcha de l'en détourner avec le zèle circonspect d'un serviteur qui ne voulait pas lui déplaire; il lui représenta tout ce qu'il hasardait. Comment laisser deux familles au désespoir? comment mettre le couteau dans le coeur de ses parents? Il ébranla Rustan; mais Ebène le raffermit et leva tous ses scrupules. Le jeune homme manquait d'argent pour un si long voyage. Le sage Topaze ne lui en aurait pas fait prêter; Ebène y pourvut. Il prit adroitement le diamant de son maÃtre, en fit faire un faux tout semblable, qu'il remit à sa place, et donna le véritable en gage à un Arménien pour quelques milliers de roupies. Quand le marquis eut ses roupies, tout fut près pour le départ. On chargea un éléphant de son bagage; on monta à cheval. Topaze dit à son maÃtre "J'ai pris la liberté de vous faire des remontrances sur votre entreprise; mais, après avoir remontré, il faut obéir; je suis à vous, je vous aime, je vous suivrai jusqu'au bout du monde; mais consultons en chemin l'oracle qui est à deux parasanges d'ici." Rustan y consentit. L'oracle répondit "Si tu vas à l'orient, tu seras à l'occident." Rustan ne comprit rien à cette réponse. Topaze soutint qu'elle ne contenait rien de bon. Ebène, toujours complaisant, lui persuada qu'elle était très favorable. Il y avait encore un autre oracle dans Kaboul; ils y allèrent. L'oracle de Kaboul répondit en ces mots "Si tu possèdes, tu ne posséderas pas; si tu es vainqueur, tu ne vaincras pas; si tu es Rustan, tu ne le seras pas." Cet oracle parut encore plus inintelligible que l'autre. "Prenez garde à vous, disait Topaze. - Ne redoutez rien", disait Ebène; et ce ministre, comme on peut le croire, avait toujours raison auprès de son maÃtre, dont il encourageait la passion et l'espérance. Au sortir de Kaboul, on marcha par une grande forêt, on s'assit sur l'herbe pour manger, on laissa les chevaux paÃtre. On se préparait à décharger l'éléphant qui portait le dÃner et le service, lorsqu'on s'aperçut que Topaze et Ebène n'étaient plus avec la petite caravane. On les appelle; la forêt retentit des noms d'Ebène et de Topaze. Les valets les cherchent de tous côtés, et remplissent la forêt de leurs cris; ils reviennent sans avoir rien vu, sans qu'on leur ait répondu. "Nous n'avons trouvé, dirent-ils à Rustan, qu'un vautour qui se battait avec un aigle, et qui lui ôtait toutes ses plumes." Le récit de ce combat piqua la curiosité de Rustan; il alla à pied sur le lieu, il n'aperçut ni vautour ni aigle; mais il vit son éléphant, encore tout chargé de son bagage, qui était assailli par un gros rhinocéros. L'un frappait de sa corne, l'autre de sa trompe. Le rhinocéros lâcha prise à la vue de Rustan; on ramena son éléphant, mais on ne trouva plus les chevaux. "Il arrive d'étranges choses dans les forêts quand on voyage!" s'écriait Rustan. Les valets étaient consternés, et le maÃtre au désespoir d'avoir perdu à la fois ses chevaux, son cher nègre, et le sage Topaze, pour lequel il avait toujours de l'amitié, quoiqu'il ne fût jamais de son avis. L'espérance d'être bientôt aux pieds de la belle princesse de Cachemire le consolait, quand il rencontra un grand âne rayé, à qui un rustre vigoureux et terrible donnait cent coups de bâton. Rien n'est si beau, ni si rare, ni si léger à la course que les ânes de cette espèce. Celui-ci répondait aux coups redoublés du vilain par des ruades qui auraient pu déraciner un chêne. Le jeune mirza prit, comme de raison, le parti de l'âne, qui était une créature charmante. Le rustre s'enfuit en disant à l'âne "Tu me le payeras." L'âne remercia son libérateur en son langage, s'approcha, se laissa caresser, et caressa. Rustan monte dessus après avoir dÃné, et prend le chemin de Cachemire avec ses domestiques, qui suivent, les uns à pied, les autres montés sur l'éléphant. A peine était-il sur son âne que cet animal tourne vers Kaboul, au lieu de suivre la route de Cachemire. Son maÃtre a beau tourner la bride, donner des saccades, serrer les genoux, appuyer des éperons, rendre la bride, tirer à lui, fouetter à droite et à gauche, l'animal opiniâtre courait toujours vers Kaboul. Rustan suait, se démenait, se désespérait, quand il rencontra un marchand de chameaux qui lui dit "MaÃtre, vous avez là un âne bien malin qui vous mène où vous ne voulez pas aller; si vous voulez me le céder, je vous donnerai quatre de mes chameaux à choisir." Rustan remercia la Providence de lui avoir procuré un si bon marché. "Topaze avait grand tort, dit-il, de me dire que mon voyage serait malheureux." Il montre sur le plus beau chameau, les trois autres suivent; il rejoint sa caravane, et se voit dans le chemin de son bonheur. A peine a-t-il marché quatre parasanges qu'il est arrêté par un torrent profond, large et impétueux, qui roulait des rochers blanchis d'écume. Les deux rivages étaient des précipices affreux qui éblouissaient la vue et glaçaient le courage; nul moyen de passer, nul d'aller à droite ou à gauche. "Je commence à craindre, dit Rustan, que Topaze n'ait eu raison de blâmer mon voyage, et moi grand tort de l'entreprendre; encore, s'il était ici, il me pourrait donner quelques bons avis. Si j'avais Ebène, il me consolerait, et il trouverait des expédients; mais tout me manque." Son embarras était augmenté par la consternation de sa troupe la nuit était noire, on la passa à se lamenter. Enfin la fatigue et l'abattement endormirent l'amoureux voyageur. Il se réveille au point du jour, et voit un beau pont de marbre élevé sur le torrent d'une rive à l'autre. Ce furent des exclamations, des cris d'étonnement et de joie. "Est-il possible? est-ce un songe? quel prodige! quel enchantement! oserons-nous passer?" Toute la troupe se mettait à genoux, se relevait, allait au pont, baisait la terre, regardait le ciel, étendait les mains, posait le pied en tremblant, allait, revenait, était en extase; et Rustan disait "Pour le coup le ciel me favorise Topaze ne savait ce qu'il disait; les oracles étaient en ma faveur; Ebène avait raison; mais pourquoi n'est-il pas ici?" A peine la troupe fut-elle au-delà du torrent que voilà le pont qui s'abÃme dans l'eau avec un fracas épouvantable. "Tant mieux! tant mieux! s'écria Rustan; Dieu soit loué! le ciel soit béni! il ne veut pas que je retourne dans mon pays, où je n'aurais été qu'un simple gentilhomme; il veut que j'épouse ce que j'aime. Je serais prince de Cachemire; c'est ainsi qu'en possédant ma maÃtresse, je ne posséderai pas mon petit marquisat à Candahar. Je serai Rustan, et je ne le serai pas, puisque je deviendrai un grand prince voilà une grande partie de l'oracle expliquée nettement en ma faveur, le reste s'expliquera de même; je suis trop heureux. Mais pourquoi Ebène n'est-il pas auprès de moi? je le regrette mille fois plus que Topaze." Il avança encore quelques parasanges avec la plus grande allégresse; mais, sur la fin du jour, une enceinte de montagnes plus roides qu'une contrescarpe, et plus hautes que n'aurait été la tour de Babel si elle avait été achevée, barra entièrement la caravane saisie de crainte. Tout le monde s'écria "Dieu veut que nous périssions ici! il n'a brisé le pont que pour nous ôter tout espoir de retour; il n'a élevé la montagne que pour nous priver de tout moyen d'avancer. O Rustan! ô malheureux marquis! nous ne verrons jamais Cachemire, nous ne rentrons jamais dans la terre de Candahar." La plus cuisante douleur, l'abattement le plus accablant; succédaient dans l'âme de Rustan à la joie immodérée qu'il avait ressentie, aux espérances dont il s'était enivré. Il était bien loin d'interpréter les prophéties à son avantage. "O ciel! ô Dieu paternel! faut-il que j'aie perdu mon ami Topaze!" Comme il prononçait ces paroles en poussant de profonds soupirs, et en versant des larmes au milieu de ses suivants désespérés, voilà la base de la montagne qui s'ouvre, une longue galerie en voûte, éclairée de cent mille flambeaux, se présente aux yeux éblouis; et Rustan de s'écrier, et ses gens de se jeter à genoux, et de tomber d'étonnement à la renverse, et de crier "miracle!" et de dire "Rustan est le favori de Vitsnou, le bien-aimé de Brama; il sera le maÃtre du monde." Rustan le croyait, il était hors de lui, élevé au-dessus de lui-même. "Ah! Ebène, mon cher Ebène! où êtes-vous? que n'êtes-vous témoin de toutes ces merveilles! comment vous ai-je perdu? belle princesse de Cachemire, quand reverrai-je vos charmes?" Il avance avec ses domestiques, son éléphant, ses chameaux, sous la voûte de la montagne, au bout de laquelle il entre dans une prairie émaillée de fleurs et bordée de ruisseaux et au bout de la prairie ce sont des allées d'arbres à perte de vue; et au bout de ces allées, une rivière, le long de laquelle sont mille maisons de plaisance, avec des jardins délicieux. Il entend partout des concerts de voix et d'instruments; il voit des danses; il se hâte de passer un des ponts de la rivière; il demande au premier homme qu'il rencontre quel est ce beau pays. Celui auquel il s'adressait lui répondit "Vous êtes dans la province de Cachemire; vous voyez les habitants dans la joie et dans les plaisirs; nous célébrons les noces de notre belle princesse, qui va se marier avec le seigneur Barbabou, à qui son père l'a promise; que Dieu perpétue leur félicité!" A ces paroles Rustan tomba évanoui, et le seigneur cachemirien crut qu'il était sujet à l'épilepsie; il le fit porter dans sa maison, où il fut longtemps sans connaissance. On alla chercher les deux plus habiles médecins du canton; ils tâtèrent le pouls du malade, qui, ayant repris un peu ses esprits, poussait des sanglots, roulait les yeux, et s'écriait de temps en temps "Topaze, Topaze, vous aviez bien raison!" L'un des deux médecins dit au seigneur cachemirien "Je vois à son accent que c'est un jeune homme de Candahar, à qui l'air de ce pays ne vaut rien; il faut le renvoyer chez lui; je vois à ses yeux qu'il est devenu fou; confiez-le-moi, je le ramènerai dans sa patrie, et je le guérirai." L'autre médecin assura qu'il n'était malade que de chagrin, qu'il fallait le mener aux noces de la princesse, et le faire danser. Pendant qu'ils consultaient, le malade reprit ses forces; les deux médecins furent congédiés, et Rustan demeura tête à tête avec son hôte. "Seigneur, lui dit-il, je vous demande pardon de m'être évanoui devant vous; je sais que cela n'est pas poli; je vous supplie de vouloir bien accepter mon éléphant en reconnaissance des bontés dont vous m'avez honoré." Il lui conta ensuite toutes ses aventures, en se gardant bien de lui parler de l'objet de son voyage. "Mais, au nom de Vitsnou et de Brama, lui dit-il, apprenez-moi quel est cet heureux Barbabou qui épouse la princesse de Cachemire; pourquoi son père l'a choisi pour gendre, et pourquoi la princesse l'a accepté pour son époux. - Seigneur, lui dit le Cachemirien, la princesse n'a point du tout accepté Barbabou; au contraire, elle est dans les pleurs, tandis que toute la province célèbre avec joie son mariage; elle s'est enfermée dans la tour de son palais; elle ne veut voir aucune des réjouissances qu'on fait pour elle." Rustan, en entendant ces paroles, se sentit renaÃtre; l'éclat de ses couleurs, que la douleur avait flétries, reparut sur son visage. "Dites-moi, je vous prie, continua-t-il, pourquoi le prince de Cachemire s'obstine à donner sa fille à un Barbabou dont elle ne veut pas. - Voici le fait, répondit le Cachemirien. Savez-vous que notre auguste prince avait perdu un gros diamant et un javelot qui lui tenaient fort au coeur? - Ah! je le sais très bien, dit Rustan. - Apprenez donc, dit l'hôte, que notre prince, au désespoir de n'avoir point de nouvelles de ses deux bijoux, après les avoir fait longtemps chercher par toute la terre, a promis sa fille à quiconque lui rapporterait l'un ou l'autre. Il est venu un seigneur Barbabou qui était muni du diamant, et il épouse demain la princesse." Rustan pâlit, bégaya un compliment, prit congé de son hôte, et courut sur son dromadaire à la ville capitale où se devait faire la cérémonie. Il arrive au palais du prince; il dit qu'il a des choses importantes à lui communiquer; il demande une audience; on lui répond que le prince est occupé des préparatifs de la noce "C'est pour cela même, dit-il, que je veux lui parler." Il presse tant qu'il est introduit. "Monseigneur, dit-il, que Dieu couronne tous vos jours de gloire et de magnificence! votre gendre est un fripon. - Comment? un fripon! qu'osez-vous dire? est-ce ainsi qu'on parle à un duc de Cachemire du gendre qu'il a choisi? - Oui, un fripon, reprit Rustan; et pour le prouver à Votre Altesse, c'est que voici votre diamant que je vous rapporte." Le duc, tout étonné; confronta les deux diamants; et comme il ne s'y connaissait guère, il ne put dire quel était le véritable. "Voilà deux diamants, dit-il, et je n'ai qu'une fille; me voilà dans un étrange embarras!" Il fit venir Barbabou, et lui demanda s'il ne l'avait point trompé. Barbabou jura qu'il avait acheté son diamant d'un Arménien; l'autre ne disait pas de qui il tenait le sien, mais il proposa un expédient ce fut qu'il plût à Son Altesse de le faire combattre sur-le-champ contre son rival. "Ce n'est pas assez que votre gendre donne un diamant, disait-il; il faut aussi qu'il donne des preuves de valeur ne trouvez-vous pas bon que celui qui tuera l'autre épouse la princesse? - Très bon, répondit le prince, ce sera un fort beau spectacle pour la cour; battez-vous vite tous deux le vainqueur prendra les armes du vaincu, selon l'usage de Cachemire, et il épousera ma fille." Les deux prétendants descendent aussitôt dans la cour. Il y avait sur l'escalier une pie et un corbeau. Le corbeau criait "Battez-vous, battez-vous"; la pie "Ne vous battez pas". Cela fit rire le prince; les deux rivaux y prirent garde à peine ils commencent le combat; tous les courtisans faisaient un cercle autour d'eux. La princesse, se tenant toujours renfermée dans sa tour, ne voulut point assister à ce spectacle; elle était bien loin de se douter que son amant fût à Cachemire, et elle avait tant d'horreur pour Barbabou qu'elle ne voulait rien voir. Le combat se passa le mieux du monde; Barbabou fut tué roide, et le peuple en fut charmé, parce qu'il était laid, et que Rustan était fort joli c'est presque toujours ce qui décide de la faveur publique. Le vainqueur revêtit la cotte de mailles, l'écharpe et le casque du vaincu, et vint, suivi de toute la cour, au son des fanfares, se présenter sous les fenêtres de sa maÃtresse. Tout le monde criait "Belle princesse, venez voir votre beau mari qui a tué son vilain rival"; ses femmes répétaient ces paroles. La princesse mit par malheur la tête à la fenêtre, et voyant l'armure d'un homme qu'elle abhorrait, elle courut en désespérée à son coffre de la Chine, et tira le javelot fatal qui alla percer son cher Rustan au défaut de la cuirasse; il jeta un grand cri, et à ce cri la princesse crut reconnaÃtre la voix de son malheureux amant. Elle descend échevelée, la mort dans les yeux et dans le coeur. Rustan était déjà tombé tout sanglant dans les bras de son père. Elle le voit ô moment! ô vue! ô reconnaissance dont on ne peut exprimer ni la douleur, ni la tendresse, ni l'horreur! Elle se jette sur lui, elle l'embrasse "Tu reçois, lui dit-elle; les premiers et les derniers baisers de ton amante et de ta meurtrière." Elle retire le dard de la plaie, l'enfonce dans son coeur, et meurt sur l'amant qu'elle adore. Le père, épouvanté, éperdu, prêt à mourir comme elle, tâche en vain de la rappeler à la vie; elle n'était plus; il maudit ce dard fatal, le brise en morceaux, jette au loin ses deux diamants funestes; et, tandis qu'on prépare les funérailles de sa fille au lieu de son mariage, il fait transporter dans son palais Rustan ensanglanté, qui avait encore un reste de vie. On le porte dans un lit. La première chose qu'il voit aux deux côtés de ce lit mort, c'est Topaze et Ebène. Sa surprise lui rendit un peu de force. "Ah! cruels, dit-il, pourquoi m'avez-vous abandonné? Peut-être la princesse vivrait encore, si vous aviez été près du malheureux Rustan. - Je ne vous ai pas abandonné un seul moment, dit Topaze. - J'ai toujours été près de vous, dit Ebène. - Ah! que dites-vous? pourquoi insulter à mes derniers moments? répondit Rustan d'une voix languissante. - Vous pouvez m'en croire, dit Topaze; vous savez que je n'approuvai jamais ce fatal voyage dont je prévoyais les horribles suites. C'est moi qui étais l'aigle qui a combattu contre le vautour, et qu'il a déplumé; j'étais l'éléphant qui emportait le bagage pour vous forcer à retourner dans votre patrie; j'étais l'âne rayé qui vous ramenait malgré vous chez votre père; c'est moi, qui ai égaré vos chevaux; c'est moi qui ai formé le torrent qui vous empêchait de passer; c'est moi qui ai élevé la montagne qui vous fermait un chemin si funeste; j'étais le médecin qui vous conseillait l'air natal; j'étais la pie qui vous criait de ne point combattre. - Et moi, dit Ebène, j'étais le vautour qui a déplumé l'aigle, le rhinocéros qui donnait cent coups de corne à l'éléphant, le vilain qui battait l'âne rayé; le marchand qui vous donnait des chameaux pour courir à votre perte; j'ai bâti le pont sur lequel vous avez passé; j'ai creusé la caverne que vous avez traversée, je suis le médecin qui vous encourageait à marcher; le corbeau qui vous criait de vous battre. - Hélas! souviens-toi de oracles, dit Topaze Si tu vas à l'orient, tu seras à l'occident. - Oui, dit Ebène, on ensevelit ici les morts le visage tourné à l'occident l'oracle était clair, que ne l'as-tu compris? Tu as possédé, et tu ne possédais pas car tu avais le diamant, mais il était faux, et tu n'en savais rien. Tu es vainqueur, et tu meurs; tu es Rustan, et tu cesses de l'être tout a été accompli." Comme il parlait ainsi, quatre ailes blanches couvrirent le corps de Topaze, et quatre ailes noires celui d'Ebène. "Que vois-je?" s'écria Rustan. Topaze et Ebène répondirent ensemble "Tu vois tes deux génies. - Eh! messieurs, leur dit le malheureux Rustan, de quoi vous mêliez-vous? et pourquoi deux génies pour un pauvre homme? - C'est la loi, dit Topaze; chaque homme a ses deux génies, c'est Platon qui l'a dit le premier, et d'autre l'on répété ensuite; tu vois que rien n'est plus véritable moi qui te parle, je suis ton bon génie, et ma charge était de veiller auprès de toi jusqu'au dernier moment de ta vie; je m'en suis fidèlement acquitté. - Mais, dit le mourant, si ton emploi était de me servir, je suis donc d'une nature fort supérieure à la tienne; et puis comment oses-tu dire que tu es mon bon génie, quand tu m'as laissé tromper dans tout ce que j'ai entrepris, et que tu me laisses mourir, moi et ma maÃtresse, misérablement? - Hélas! c'était ta destinée, dit Topaze. - Si c'est la destinée qui fait tout, dit le mourant, à quoi un génie est-il bon? Et toi, Ebène, avec tes quatre ailes noires, tu es apparemment mon mauvais génie? - Vous l'avez dit, répondit Ebène. - Mais tu étais donc aussi le mauvais génie de ma princesse? - Non, elle avait le sien, et je l'ai parfaitement secondé. - Ah! maudit Ebène, si tu es si méchant, tu n'appartiens donc pas au même maÃtre que Topaze? vous avez été formés tous deux par deux principes différents, dont l'un est bon, et l'autre méchant de sa nature? - Ce n'est pas une conséquence, dit Ebène, mais c'est une grande difficulté. - Il n'est pas possible, reprit l'agonisant, qu'un être favorable ait fait un génie si funeste. - Possible ou non possible, repartit Ebène, la chose est comme je te le dis. - Hélas! dit Topaze, mon pauvre ami, ne vois-tu pas que ce coquin-là a encore la malice de te faire disputer pour allumer ton sang et précipiter l'heure de ta mort? - Va, je ne suis guère plus content de toi que de lui, dit le triste Rustan il avoue du moins qu'il a voulu me faire du mal; et toi, qui prétendais me défendre, tu ne m'as servi de rien. - J'en suis bien fâché, dit le bon génie. - Et moi aussi, dit le mourant; il y a quelque chose là -dessous que je ne comprends pas. - Ni moi non plus, dit le pauvre bon génie. - J'en serai instruit dans un moment, dit Rustan. - C'est ce que nous verrons, dit Topaze." Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la maison de son père, dont il n'était pas sorti, et dans son lit, où il avait dormi une heure. Il se réveille en sursaut, tout en sueur, tout égaré; il se tâte, il appelle, il crie, il sonne. Son valet de chambre, Topaze, accourt en bonnet de nuit, et tout en bâillant. "Suis-je mort, suis-je en vie? s'écria Rustan; la belle princesse de Cachemire en réchappera-t-elle?... - Monseigneur rêve-t-il? répondit froidement Topaze. - Ah! s'écriait Rustan, qu'est donc devenu ce barbare Ebène avec ses quatre ailes noires? c'est lui qui me fait mourir d'une mort si cruelle. - Monseigneur, je l'ai laissé là -haut, qui ronfle voulez-vous qu'on le fasse descendre? - Le scélérat! il y a six mois entiers qu'il me persécute; c'est lui qui me mena à cette fatale foire de Kaboul; c'est lui qui m'escamota le diamant que m'avait donné la princesse; il est seul la cause de mon voyage, de la mort de ma princesse, et du coup de javelot dont je meurs à la fleur de mon âge. - Rassurez-vous, dit Topaze; vous n'avez jamais été à Kaboul; il n'y a point de princesse de Cachemire; son père n'a jamais eu que deux garçons qui sont actuellement au collège. Vous n'avez jamais eu de diamant; la princesse ne peut être morte, puisqu'elle n'est pas née; et vous vous portez à merveille. - Comment! il n'est pas vrai que tu m'assistais à la mort dans le lit du prince de Cachemire? Ne m'as-tu pas avoué que, pour me garantir de tant de malheurs, tu avais été aigle, éléphant, âne rayé, médecin, et pie? - Monseigneur, vous avez rêvé tout cela nos idées ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille. Dieu a voulu que cette file d'idées vous ai passé par la tête, pour vous donner apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit. - Tu te moques de moi, reprit Rustan; combien de temps ai-je dormi? - Monseigneur, vous n'avez encore dormi qu'une heure. - Eh bien! maudit raisonneur, comment veux-tu qu'en une heure de temps j'aie été à la foire de Kaboul il y a six mois, que j'en sois revenu, que j'aie fait le voyage de Cachemire, et que nous soyons morts, Barbabou, la princesse, et moi? - Monseigneur, il n'y a rien de plus aisé et de plus ordinaire, et vous auriez pu réellement faire le tour du monde, et avoir beaucoup plus d'aventures en bien moins de temps. "N'est-il pas vrai que vous pouvez lire en une heure l'abrégé de l'histoire des Perses, écrite par Zoroastre? cependant cet abrégé contient huit cent mille années. Tous ces événements passent sous vos yeux l'un après l'autre en une heure; or vous m'avouerez qu'il est aussi aisé à Brama de les resserrer tous dans l'espace d'une heure que de les étendre dans l'espace de huit cent mille années; c'est précisément la même chose. Figurez-vous que le temps tourne sur une roue dont le diamètre est infini. Sous cette roue immense sont une multitude innombrable de roues les unes dans les autres; celle du centre est imperceptible, et fait un nombre infini de tours précisément dans le même temps que la grande roue n'en achève qu'un. Il est clair que tous les événements, depuis le commencement du monde jusqu'à sa fin, peuvent arriver successivement en beaucoup moins de temps que la cent millième partie d'une seconde; et on peu dire même que la chose est ainsi. - Je n'y entends rien, dit Rustan. - Si vous voulez, dit Topaze, j'ai un perroquet qui vous le fera aisément comprendre. Il est né quelque temps avant le déluge, il a été dans l'arche; il a beaucoup vu; cependant il n'a encore qu'un an et demi il vous contera son histoire, qui est fort intéressante. - Allez vite chercher votre perroquet, dit Rustan; il m'amusera jusqu'à ce que je puisse me rendormir. - Il est chez ma soeur la religieuse, dit Topaze; je vais le chercher, vous en serez content; sa mémoire est fidèle, il conte simplement, sans chercher à montrer de l'esprit à tout propos, et sans faire; des phrases. - Tant mieux, dit Rustan, voilà comme j'aime les contes." On lui amena le perroquet, lequel parla ainsi. Mademoiselle Catherine Vadé n'a jamais pu trouver l'histoire du perroquet dans le portefeuille de feu son cousin Antoine Vadé, auteur de ce conte. C'est grand dommage, vu le temps auquel vivait ce perroquet. Jeannot et Colin Plusieurs personnes... Plusieurs personnes dignes de foi ont vu Jeannot et Colin à l'école dans la ville d'Issoire, en Auvergne, ville fameuse dans tout l'univers par son collège et par ses chaudrons. Jeannot était fils d'un marchand de mulets très renommé, et Colin devait le jour à un brave laboureur des environs, qui cultivait la terre avec quatre mulets, et qui, après avoir payé la taille, le taillon, les aides et gabelles, le sou pour livre, la capitation et les vingtièmes, ne se trouvait pas puissamment riche au bout de l'année. Jeannot et Colin étaient fort jolis pour des Auvergnats; ils s'aimaient beaucoup, et ils avaient ensemble de petites privautés, de petites familiarités, dont on se ressouvient toujours avec agrément quand on se rencontre ensuite dans le monde. Le temps de leurs études était sur le point de finir, quand un tailleur apporta à Jeannot un habit de velours à trois couleurs, avec une veste de Lyon de fort bon goût; le tout était accompagné d'une lettre à monsieur de La Jeannotière. Colin admira l'habit, et ne fut point jaloux; mais Jeannot prit un air de supériorité qui affligea Colin. Dès ce moment Jeannot n'étudia plus, se regarda au miroir, et méprisa tout le monde. Quelque temps après un valet de chambre arrive en poste, et apporte une seconde lettre à monsieur le marquis de La Jeannotière c'était un ordre de monsieur son père de faire venir monsieur son fils à Paris. Jeannot monta en chaise en tendant la main à Colin avec un sourire de protection assez noble. Colin sentit son néant, et pleura. Jeannot partit dans toute la pompe de sa gloire. Les lecteurs qui aiment à s'instruire doivent savoir que monsieur Jeannot le père avait acquis assez rapidement des biens immenses dans les affaires. Vous demandez comment on fait ces grandes fortunes? C'est parce qu'on est heureux. Monsieur Jeannot était bien fait, sa femme aussi, et elle avait encore de la fraÃcheur. Ils allèrent à Paris pour un procès qui les ruinait, lorsque la fortune, qui élève et qui abaisse les hommes à son gré, les présenta à la femme d'un entrepreneur des hôpitaux des armées, homme d'un grand talent, et qui pouvait se vanter d'avoir tué plus de soldats en un an que le canon n'en fait périr en dix. Jeannot plut à madame; la femme de Jeannot plut à monsieur. Jeannot fut bientôt de part dans l'entreprise; il entra dans d'autres affaires. Dès qu'on est dans le fil de l'eau, il n'y a qu'à se laisser aller; on fait sans peine une fortune immense. Les gredins, qui du rivage vous regardent voguer à pleines voiles; ouvrent des yeux étonnés; ils ne savent comment vous avez pu parvenir; ils vous envient au hasard, et font contre vous des brochures que vous ne lisez point. C'est ce qui arriva à Jeannot le père, qui fut bientôt monsieur de La Jeannotière, et qui ayant acheté un marquisat au bout de six mois, retira de l'école monsieur le marquis son fils, pour le mettre à Paris dans le beau monde. Colin, toujours tendre, écrivit une lettre de compliments à son ancien camarade; et lui fit ces lignes pour le congratuler. Le petit marquis ne lui fit point de réponse Colin en fut malade de douleur. Le père et la mère donnèrent d'abord un gouverneur au jeune marquis ce gouverneur, qui était un homme du bel air, et qui ne savait rien, ne put rien enseigner à son pupille. Monsieur voulait que son fils apprÃt le latin, madame ne le voulait pas. Ils prirent pour arbitre un auteur qui était célèbre alors par des ouvrages agréables. Il fut prié à dÃner. Le maÃtre de la maison commença par lui dire d'abord "Monsieur, comme vous savez le latin, et que vous êtes un homme de la cour... - Moi, monsieur, du latin! je n'en sais pas un mot, répondit le bel esprit, et bien m'en a pris; il est clair qu'on parle beaucoup mieux sa langue quand on ne partage pas son application entre elle et les langues étrangères. Voyez toutes nos dames, elles ont l'esprit plus agréable que les hommes; leurs lettres sont écrites avec cent fois plus de grâce; elles n'ont sur nous cette supériorité que parce qu'elles ne savent pas le latin. - Eh bien! n'avais-je pas raison? dit madame. Je veux que mon fils soit un homme d'esprit, qu'il réussisse dans le monde; et vous voyez bien que, s'il savait le latin, il serait perdu. Joue-t-on, s'il vous plaÃt, la comédie et l'opéra en latin? Plaide-t-on en latin quand on a un procès? Fait-on l'amour en latin?" Monsieur, ébloui de ces raisons, passa condamnation, et il fut conclu que le jeune marquis ne perdrait point son temps à connaÃtre Cicéron, Horace, et Virgile. "Mais qu'apprendra-t-il donc? car encore faut-il qu'il sache quelque chose; ne pourrait-on pas lui montrer un peu de géographie? - A quoi cela lui servira-t-il? répondit le gouverneur. Quand monsieur le marquis ira dans ses terres les postillons ne sauront-ils pas les chemins? ils ne l'égareront certainement pas. On n'a pas besoin d'un quart de cercle pour voyager, et on va très commodément de Paris en Auvergne, sans qu'il soit besoin de savoir sous quelle latitude on se trouve. - Vous avez raison, répliqua le père; mais j'ai entendu parler d'une belle science qu'on appelle, je crois, l'astronomie. - Quelle pitié! repartit le gouverneur; se conduit-on par les astres dans ce monde? et faudra-t-il que monsieur le marquis se tue à calculer une éclipse, quand il la trouve à point nommé dans l'almanach, qui lui enseigne de plus les fêtes mobiles, l'âge de la lune, et celui de toutes les princesses de l'Europe?" Madame fut entièrement de l'avis du gouverneur. Le petit marquis était au comble de la joie; le père était très indécis. "Que faudra-t-il donc apprendre à mon fils? disait-il. - A être aimable, répondit l'ami que l'on consultait; et s'il sait les moyens de plaire, il saura tout c'est un art qu'il apprendra chez madame sa mère, sans que ni l'un ni l'autre se donnent la moindre peine." Madame, à ce discours, embrassa le gracieux ignorant, et lui dit "On voit bien, monsieur, que vous êtes l'homme du monde le plus savant; mon fils vous devra toute son éducation je m'imagine pourtant qu'il ne serait pas mal qu'il sût un peu d'histoire. - Hélas! madame, à quoi cela est-il bon? répondit-il; il n'y a certainement d'agréable et d'utile que l'histoire du jour. Toutes les histoires anciennes, comme le disait un de nos beaux esprits, ne sont que des fables convenues; et pour les modernes; c'est un chaos qu'on ne peut débrouiller. Qu'importe à monsieur votre fils que Charlemagne ait institué les douze pairs de France, et que son successeur ait été bègue? - Rien n'est mieux dit! s'écria le gouverneur on étouffe l'esprit des enfants sous un amas de connaissances inutiles; mais de toutes les sciences la plus absurde, à mon avis, et celle qui est la plus capable d'étouffer toute espèce de génie, c'est la géométrie. Cette science ridicule a pour objet des surfaces, des lignes, et des points, qui n'existent pas dans la nature. On fait passer en esprit cent mille lignes courbes entre un cercle et une ligne droite qui le touche, quoique dans la réalité on n'y puisse pas passer un fétu. La géométrie, en vérité, n'est qu'une mauvaise plaisanterie." Monsieur et madame n'entendaient pas trop ce que le gouverneur voulait dire; mais ils furent entièrement de son avis. "Un seigneur comme monsieur le marquis, continua-t-il, ne doit pas se dessécher le cerveau dans ces vaines études. Si un jour il a besoin d'un géomètre sublime pour lever le plan de ses terres, il les fera arpenter pour son argent. S'il veut débrouiller l'antiquité de sa noblesse, qui remonte aux temps les plus reculés, il enverra chercher un bénédictin. Il en est de même de tous les arts. Un jeune seigneur heureusement né n'est ni peintre, ni musicien, ni architecte, ni sculpteur; mais il fait fleurir tous ces arts en les encourageant par sa magnificence. Il vaut sans doute mieux les protéger que de les exercer; il suffit que monsieur le marquis ait du goût; c'est aux artistes à travailler pour lui; et c'est en quoi on a très grande raison de dire que les gens de qualité j'entends ceux qui sont très riches savent tout sans avoir rien appris, parce qu'en effet ils savent à la longue juger de toutes les choses qu'ils commandent et qu'ils payent". L'aimable ignorant prit alors la parole, et dit "Vous avez très bien remarqué, madame, que la grande fin de l'homme est de réussir dans la société. De bonne foi, est-ce par les sciences qu'on obtient ce succès? S'est-on jamais avisé dans la bonne compagnie de parler de géométrie? Demande-t-on jamais à un honnête homme quel astre se lève aujourd'hui avec le soleil? S'informe-t-on à souper si Clodion le Chevelu passa le Rhin? - Non, sans doute, s'écria la marquise de La Jeannotière, que ses charmes avaient initiée quelquefois dans le beau monde; et monsieur mon fils ne doit point éteindre son génie par l'étude de tous ces fatras, mais enfin que lui apprendra-t-on? Car il est bon qu'un jeune seigneur puisse briller dans l'occasion, comme dit monsieur mon mari. Je me souviens d'avoir ouï dire à un abbé que la plus agréable des sciences était une chose dont j'ai oublié le nom, mais qui commence par un B. - Par un B, madame? ne serait-ce point la botanique? - Non, ce n'était point de botanique qu'il me parlait; elle commençait, vous dis-je, par un B, et finissait par un on. - Ah! j'entends, madame; c'est le blason c'est, à la vérité, une science fort profonde; mais elle n'est plus à la mode depuis qu'on a perdu l'habitude de faire peindre ses armes aux portières de son carrosse; c'était la chose du monde la plus utile dans un Etat bien policé. D'ailleurs, cette étude serait infinie il n'y a point aujourd'hui de barbier qui n'ait ses armoiries; et vous savez que tout ce qui devient commun est peu fêté." Enfin, après avoir examiné le fort et le faible des sciences, il fut décidé que monsieur le marquis apprendrait à danser. La nature, qui fait tout, lui avait donné un talent qui se développa bientôt avec un succès prodigieux c'était de chanter agréablement des vaudevilles. Les grâces de la jeunesse, jointes à ce don supérieur, le firent regarder comme le jeune homme de la plus grande espérance. Il fut aimé des femmes; et ayant la tête toute pleine de chansons, il en fit pour ses maÃtresses. Il pillait Bacchus et l'Amour dans un vaudeville, la nuit et le jour dans un autre, les charmes et les alarmes dans un troisième; mais, comme il y avait toujours dans ses vers quelques pieds de plus ou de moins qu'il ne fallait, il les faisait corriger moyennant vingt louis d'or par chanson; et il fut mis dans L'Année littéraire au rang des La Fare, des Chaulieu, des Hamilton, des Sarrasin et des Voiture. Madame la marquise crut alors être la mère d'un bel esprit, et donna à souper aux beaux esprits de Paris. La tête du jeune homme fut bientôt renversée; il acquit l'art de parler sans s'entendre, et se perfectionna dans l'habitude de n'être propre à rien. Quand son père le vit si éloquent, il regretta vivement de ne lui avoir pas fait apprendre le latin, car il lui aurait acheté une grande charge dans la robe. La mère, qui avait des sentiments plus nobles, se chargea de solliciter un régiment pour son fils; et en attendant il fit l'amour. L'amour est quelquefois plus cher qu'un régiment. Il dépensa beaucoup, pendant que ses parents s'épuisaient encore davantage à vivre en grands seigneurs. Une jeune veuve de qualité, leur voisine, qui n'avait qu'une fortune médiocre, voulut bien se résoudre à mettre en sûreté les grands biens de monsieur et de madame de La Jeannotière, en se les appropriant, et en épousant le jeune marquis. Elle l'attira chez elle, se laissa aimer, lui fit entrevoir qu'il ne lui était pas indifférent, le conduisit par degrés, l'enchanta, le subjugua sans peine. Elle lui donnait tantôt des éloges, tantôt des conseils; elle devint la meilleure amie du père et de la mère. Une vieille voisine proposa le mariage; les parents, éblouis de la splendeur de cette alliance, acceptèrent avec joie la proposition ils donnèrent leur fils unique à leur amie intime. Le jeune marquis allait épouser une femme qu'il adorait et dont il était aimé; les amis de la maison les félicitaient; on allait rédiger les articles, en travaillant aux habits de noce et à l'épithalame. Il était, un matin, aux genoux de la charmante épouse que l'amour, l'estime, et l'amitié, allaient lui donner; ils goûtaient, dans une conversation tendre et animée, les prémices de leur bonheur; ils s'arrangeaient pour mener une vie délicieuse, lorsqu'un valet de chambre de madame la mère arrive tout effaré. "Voici bien d'autres nouvelles, dit-il; des huissiers déménagent la maison de monsieur et de madame; tout est saisi par des créanciers; on parle de prise de corps, et je vais faire mes diligences pour être payé de mes gages. - Voyons un peu, dit le marquis, que c'est que ça, ce que c'est que cette aventure-là . - Oui, dit la veuve, allez punir ces coquins-là , allez vite." Il y court, il arrive à la maison; son père était déjà emprisonné tous les domestiques avaient fui chacun de leur côté, en emportant tout ce qu'ils avaient pu. Sa mère était seule, sans secours, sans consolation, noyée dans les larmes; il ne lui restait rien que le souvenir de sa fortune, de sa beauté, de ses fautes et de ses folles dépenses. Après que le fils eut longtemps pleuré avec la mère, il lui dit enfin "Ne nous désespérons pas; cette jeune veuve m'aime éperdument; elle est plus généreuse encore que riche, je réponds d'elle; je vole à elle, et je vais vous l'amener." Il retourne donc chez sa maÃtresse, il la trouve tête à tête avec un jeune officier fort aimable. "Quoi! c'est vous, monsieur de La Jeannotière; que venez-vous faire ici? abandonne-t-on ainsi sa mère? Allez chez cette pauvre femme, et dites-lui que je lui veux toujours du bien j'ai besoin d'une femme de chambre, et je lui donnerai la préférence. - Mon garçon, tu me parais assez bien tourné, lui dit l'officier; si tu veux entrer dans ma compagnie je te donnerai un bon engagement." Le marquis stupéfait, la rage dans le coeur, alla chercher son ancien gouverneur, déposa ses douleurs dans son sein, et lui demanda des conseils. Celui-ci lui proposa de se faire, comme lui, gouverneur d'enfants. "Hélas! je ne sais rien, vous ne m'avez rien appris, et vous êtes la première cause de mon malheur"; et il sanglotait en lui parlant ainsi. "Faites des romans, lui dit un bel esprit qui était là ; c'est une excellente ressource à Paris." Le jeune homme, plus désespéré que jamais, courut chez le confesseur de sa mère c'était un théatin très accrédité, qui ne dirigeait que les femmes de la première considération; dès qu'il le vit, il se précipita vers lui. "Eh! mon Dieu! monsieur le marquis, où est votre carrosse? comment se porte la respectable madame la marquise votre mère?" Le pauvre malheureux lui conta le désastre de sa famille. A mesure qu'il s'expliquait, le théatin prenait un mine plus grave, plus indifférente, plus imposante "Mon fils, voilà où Dieu vous voulait; les richesses ne servent qu'à corrompre le coeur; Dieu a donc fait la grâce à votre mère de la réduire à la mendicité? - Oui monsieur. - Tant mieux, elle est sûre de son salut. - Mais, mon père, en attendant, n'y aurait-il pas moyen d'obtenir quelque secours dans ce monde? - Adieu, mon fils; il y a une dame de la cour qui m'attend." Le marquis fut prêt à s'évanouir; il fut traité à peu près de même tous par ses amis, et apprit mieux à connaÃtre le monde dans une demi-journée que dans tout le reste de sa vie. Comme il était plongé dans l'accablement du désespoir, il vit avancer une chaise roulante à l'antique, espèce de tombereau couvert, accompagné de rideaux de cuir, suivi de quatre charrettes énormes toutes chargées. Il y avait dans la chaise un jeune homme grossièrement vêtu; c'était un visage rond et frais qui respirait la douceur et la gaieté. Sa petite femme brune et assez grossièrement agréable était cahotée à côté de lui. La voiture n'allait pas comme le char d'un petit-maÃtre le voyageur eut tout le temps de contempler le marquis immobile, abÃmé dans sa douleur. "Eh! mon Dieu! s'écria-t-il, je crois que c'est là Jeannot." A ce nom, le marquis lève les yeux, la voiture s'arrête "C'est Jeannot lui-même, c'est Jeannot." Le petit homme rebondi ne fait qu'un saut, et court embrasser son ancien camarade. Jeannot reconnut Colin; la honte et les pleurs couvrirent son visage. "Tu m'as abandonné, dit Colin; mais tu as beau être grand seigneur, je t'aimerai toujours." Jeannot, confus et attendri; lui conta en sanglotant une partie de son histoire. "Viens dans l'hôtellerie où je loge me conter le reste, lui dit Colin; embrasse ma petite femme, et allons dÃner ensemble." Ils vont tous trois à pied, suivis du bagage. "Qu'est-ce donc que tout cet attirail? vous appartient-il? - Oui, tout est à moi et à ma femme. Nous arrivons du pays; je suis à la tête d'une bonne manufacture de fer étamé et de cuivre. J'ai épousé la fille d'un riche négociant en ustensiles nécessaires aux grands et aux petits; nous travaillons beaucoup; Dieu nous bénit; nous n'avons point changé d'état; nous sommes heureux, nous aiderons notre ami Jeannot. Ne sois plus marquis; toutes les grandeurs de ce monde ne valent pas un bon ami. Tu reviendras avec moi au pays, je t'apprendrai le métier, il n'est pas bien difficile; je te mettrai de part, et nous vivrons gaiement dans le coin de terre où nous sommes nés." Jeannot, éperdu, se sentait partagé entre la douleur et la joie, la tendresse et la honte; et il se disait tout bas "Tous mes amis du bel air m'ont trahi, et Colin, que j'ai méprisé, vient seul à mon secours. Quelle instruction!" La bonté d'âme de Colin développa dans le coeur de Jeannot le germe du bon naturel, que le monde n'avait pas encore étouffé. Il sentit qu'il ne pouvait abandonner son père et sa mère. "Nous aurons soin de ta mère, dit Colin; et quant à ton bonhomme de père, qui est en prison, j'entends un peu les affaires; ses créanciers, voyant qu'il n'a plus rien, s'accommoderont pour peu de chose; je me charge de tout." Colin fit tant qu'il tira le père de prison. Jeannot retourna dans sa patrie avec ses parents, qui reprirent leur première profession. Il épousa une soeur de Colin, laquelle, étant de même humeur que le frère, le rendit très heureux. Et Jeannot le père, et Jeannotte la mère, et Jeannot le fils, virent que le bonheur n'est pas dans la vanité. Pot-pourri I Brioché fut le père de Polichinelle, non pas son propre père, mais père de génie. Le père de Brioché était Guillot Gorju, qui fut fils de Gilles, qui fut fils de Gros-René, qui tirait son origine du Prince des sots et de la Mère sotte c'est ainsi que l'écrit l'auteur de l'Almanach de la Foire. Monsieur Parfaict, écrivain non moins digne de foi, donne pour père à Brioché Tabarin, à Tabarin Gros-Guillaume, à Gros-Guillaume Jean Boudin, mais en remontant toujours au Prince des sots. Si ces deux historiens se contredisent, c'est une preuve de la vérité du fait pour le père Daniel, qui les concilie avec une merveilleuse sagacité, et qui détruit par là le pyrrhonisme de l'histoire. II Comme je finissais ce premier paragraphe des cahiers de Merri Hissing dans mon cabinet, dont la fenêtre donne sur la rue St-Antoine, j'ai vu passer les syndics des apothicaires, qui allaient saisir des drogues et du vert-de-gris que les jésuites de la rue St-Antoine vendaient en contrebande; mon voisin monsieur Husson, qui est une bonne tête, est venu chez moi, et m'a dit "Mon ami, vous riez de voir les jésuites vilipendés; vous êtes bien aise de savoir qu'ils sont convaincus d'un parricide au Portugal, et d'une rébellion au Paraguay; le cri public qui s'élève en France contre eux, la haine qu'on leur porte, les opprobres multipliés dont ils sont couverts, semblent être pour vous une consolation; mais sachez que, s'ils sont perdus comme tous les honnêtes gens le désirent, vous n'y gagnerez rien vous serez accablé par la faction des jansénistes. Ce sont des enthousiastes féroces, des âmes de bronze, pires que les presbytériens qui renversèrent le trône de Charles Ier. Songez que les fanatiques sont plus dangereux que les fripons. On ne peut jamais faire entendre raison à un énergumène; les fripons l'entendent." Je disputai longtemps contre monsieur Husson; je lui dis enfin "Monsieur, consolez-vous; peut-être que les jansénistes seront un jour aussi adroits que les jésuites." Je tâchai de l'adoucir; mais c'est une tête de fer qu'on ne fait jamais changer de sentiment. III Brioché, voyant que Polichinelle était bossu par-devant et par-derrière, lui voulut apprendre à lire et à écrire. Polichinelle, au bout de deux ans, épela assez passablement; mais il ne put jamais parvenir à se servir d'une plume. Un des écrivains de sa vie remarque qu'il essaya un jour d'écrire son nom, mais que personne ne put le lire. Brioché était fort pauvre; sa femme et lui n'avaient pas de quoi nourrir Polichinelle, encore moins de quoi lui faire apprendre un métier. Polichinelle leur dit "Mon père et ma mère, je suis bossu, et j'ai de la mémoire; trois ou quatre de mes amis et moi, nous pouvons établir de marionnettes je gagnerai quelque argent; les hommes ont toujours aimé les marionnettes; il y a quelquefois de la perte à en vendre de nouvelles, mais aussi il y a de grands profits." Monsieur et madame Brioché admirèrent le bon sens du jeune homme; la troupe se forma, et elle alla établir ses petits tréteaux dans une bourgade suisse, sur le chemin d'Appenzel à Milan. C'était justement dans ce village que des charlatans d'Orviète avaient établi le magasin de leur orviétan. Ils s'aperçurent qu'insensiblement la canaille allait aux marionnettes, et qu'ils vendaient dans le pays la moitié moins de savonnettes et d'onguent pour la brûlure. Ils accusèrent Polichinelle de plusieurs mauvais déportements, et portèrent leurs plaintes devant le magistrat. La requête disait que c'était un ivrogne dangereux; qu'un jour il avait donné cent coups de pied dans le ventre, en plein marché, à des paysans qui vendaient des nèfles. On prétendit aussi qu'il avait molesté un marchand de coqs d'Inde; enfin ils l'accusèrent d'être sorcier. Monsieur Parfaict, dans son Histoire du Théâtre, prétend qu'il fut avalé par un crapaud; mais le père Daniel pense, ou du moins parle autrement. On ne sait pas ce que devint Brioché. Comme il n'était que le père putatif de Polichinelle, l'historien n'a pas jugé à propos de nous dire de ses nouvelles. IV Feu monsieur Du Marsais assurait que le plus grand des abus était la vénalité des charges. "C'est un grand malheur pour l'Etat, disait-il, qu'un homme de mérite, sans fortune, ne puisse parvenir à rien. Que de talents enterrés, et que de sots en place! Quelle détestable politique d'avoir éteint l'émulation!" Monsieur Du Marsais, sans y penser, plaidait sa propre cause il a été réduit à enseigner le latin, et il aurait rendu de grands services à l'Etat s'il avait été employé. Je connais des barbouilleurs de papier qui eussent enrichi une province, s'ils avaient été à la place de ceux qui l'ont volée. Mais, pour avoir cette place, il faut être fils d'un riche qui vous laisse de quoi acheter une charge, un office, et ce qu'on appelle une dignité. Du Marsais assurait qu'un Montaigne, un Charron, un Descartes, un Gassendi, un Bayle, n'eussent jamais condamné aux galères des écoliers soutenant thèse contre la philosophie d'Aristote, ni n'auraient fait brûler le curé Urbain Grandier, le curé Gaufrédi, et qu'ils n'eussent point, etc., etc. V Il n'y a pas longtemps que le chevalier Roginante, gentilhomme ferrarois, qui voulait faire une collection de tableaux de l'école flamande, alla faire des emplettes dans Amsterdam. Il marchanda un assez beau Christ chez le sieur Vandergru. "Est-il possible, dit le Ferrarois au Batave, que vous qui n'êtes pas chrétien car vous êtes Hollandais vous ayez chez vous un Jésus? - Je suis chrétien et catholique", répondit monsieur Vandergru, sans se fâcher; et il vendit son tableau assez cher. "Vous croyez donc Jésus-Christ Dieu? lui dit Roginante. - Assurément", dit Vandergru. Un autre curieux logeait à la porte attenant, c'était un socinien; il lui vendit une Sainte Famille. "Que pensez-vous de l'enfant? dit le Ferrarois. - Je pense, répondit l'autre, que ce fut la créature la plus parfaite que Dieu ait mise sur la terre." De là le Ferrarois alla chez Moïse Mansebo, qui n'avait que de beaux paysages; et point de Sainte Famille. Roginante lui demanda pourquoi on ne trouvait pas chez lui de pareils sujets. "C'est, dit-il, que nous avons cette famille en exécration." Roginante passa chez un fameux anabaptiste, qui avait les plus jolis enfants du monde; il leur demanda dans quelle église ils avaient été baptisés. "Fi donc! monsieur, lui dirent les enfants; grâces à Dieu, nous ne sommes point encore baptisés." Roginante n'était pas au milieu de la rue qu'il avait déjà vu une douzaine de sectes entièrement opposées les unes aux autres. Son compagnon de voyage, monsieur Sacrito, lui dit "Enfuyons-nous vite, voilà l'heure de la bourse; tous ces gens-ci vont s'égorger sans doute, selon l'antique usage, puisqu'ils pensent tous diversement; et la populace nous assommera, pour être sujets du pape." Ils furent bien étonnés quand ils virent toutes ces bonnes gens-là sortir de leurs maisons avec leurs commis, se saluer civilement, et aller à la bourse de compagnie. Il y avait ce jour-là , de compte fait, cinquante-trois religions sur la place, en comptant les Arméniens et les jansénistes. On fit pour cinquante-trois millions d'affaires le plus paisiblement du monde, et le Ferrarois retourna dans son pays, où il trouva plus d'Agnus Dei que de lettres de change. On voit tous les jours la même scène à Londres, à Hambourg, à Dantzig, à Venise même, etc. Mais ce que j'ai vu de plus édifiant, c'est à Constantinople. J'eus l'honneur d'assister, il y a cinquante ans, à l'installation d'un patriarche grec par le sultan Achmet III, dont Dieu veuille avoir l'âme. Il donna à ce prêtre chrétien l'anneau, et le bâton fait en forme de béquille. Il y eut ensuite une procession de chrétiens dans la rue Cléobule; deux janissaires marchèrent à la tête de la procession. J'eus le plaisir de communier publiquement dans l'église patriarcale, et il ne tint qu'à moi d'obtenir un canonicat. J'avoue qu'à mon retour à Marseille je fus fort étonné de ne point y trouver de mosquée. J'en marquai ma surprise à monsieur l'intendant et à monsieur l'évêque. Je leur dis que cela était fort incivil, et que si les chrétiens avaient des églises chez les musulmans on pouvait au moins faire aux Turcs la galanterie de quelques chapelles. Ils me promirent tous deux qu'ils en écriraient en cour; mais l'affaire en demeure là , à cause de la constitution Unigenitus. O mes frères les jésuites! vous n'avez pas été tolérants, et on ne l'est pas pour vous. Consolez-vous; d'autres à leur tour deviendront persécuteurs, et à leur tour ils seront abhorrés. VI Je contais ces choses, il y a quelques jours à monsieur de Boucacous, Languedocien très chaud et huguenot très zélé. "Cavalisque! me dit-il, on nous traite donc en France comme les Turcs; on leur refuse des mosquées, et on ne nous accorde point de temples! - Pour des mosquées, lui dis-je, les Turcs ne nous en ont encore point demandé, et j'ose me flatter qu'ils en obtiendront quand ils voudront, parce qu'ils sont nos bons alliés; mais je doute fort qu'on rétablisse vos temples, malgré toute la politesse dont nous nous piquons la raison en est que vous êtes un peu nos ennemis. - Vos ennemis! s'écria monsieur de Boucacous, nous qui sommes les plus ardents serviteurs du roi! - Vous êtes fort ardents, lui répliquai-je, et si ardents que vous avez fait neuf guerres civiles, sans compter les massacres des Cévennes. - Mais, dit-il, si nous avons fait des guerres civiles, c'est que vous nous cuisiez en place publique; on se lasse à la longue d'être brûlé, il n'y a patience de saint qui puisse y tenir qu'on nous laisse en repos, et je vous jure que nous serons des sujets très fidèles. - C'est précisément ce qu'on fait, lui dis-je; on ferme les yeux sur vous, on vous laisse faire votre commerce, vous avez une liberté assez honnête. - Voilà une plaisante liberté! dit monsieur de Boucacous; nous ne pouvons nous assembler en pleine campagne quatre ou cinq mille seulement, avec des psaumes à quatre parties, que sur-le-champ il ne vienne un régiment de dragons qui nous fait rentrer chacun chez nous. Est-ce là vivre? est-ce là être libre?" Alors je lui parlai ainsi "Il n'y a aucun pays dans le monde où l'on puisse s'attrouper sans l'ordre du souverain; tout attroupement est contre les lois. Servez Dieu à votre mode dans vos maisons; n'étourdissez personne par des hurlements que vous appelez musique. Pensez-vous que Dieu soit bien content de vous quand vous chantez ses commandements sur l'air de Réveillez-vous, belle endormie et quand vous dites avec les Juifs, en parlant d'un peuple voisin Heureux qui doit te détruire à jamais! Qui, t'arrachant les enfants des mamelles, Ecrasera leurs têtes infidèles! Dieu veut-il absolument qu'on écrase les cervelles des petits enfants? Cela est-il humain? De plus, Dieu aime-t-il tant les mauvais vers et la mauvaise musique?" Monsieur de Boucacous m'interrompit, et me demanda si le latin de cuisine de nos psaumes valait mieux. "Non, sans doute, lui dis-je; je conviens même qu'il y a un peu de stérilité d'imagination à ne prier Dieu que dans une traduction très vicieuse de vieux cantiques d'un peuple que nous abhorrons; nous sommes tous juifs à vêpres, comme nous sommes tous païens à l'Opéra. Ce qui me déplaÃt seulement, c'est que les Métamorphoses d'Ovide sont, par la malice du démon, bien mieux écrites, et plus agréables que les cantiques juifs car il faut avouer que cette montagne de Sion, et ces gueules de basilic, et ces collines, qui sautent comme des béliers, et toutes ces répétitions fastidieuses, ne valent ni la poésie grecque, ni la latine, ni la française. Le froid petit Racine a beau faire, cet enfant dénaturé n'empêchera pas profanement parlant que son père ne soit un meilleur poète que David. Mais enfin, nous sommes la religion dominante chez nous; il ne vous est pas permis de vous attrouper en Angleterre pourquoi voudriez-vous avoir cette liberté en France? Faites ce qu'il vous plaira dans vos maisons, et j'ai parole de monsieur le gouverneur et de monsieur l'intendant qu'en étant sages vous serez tranquilles l'imprudence seule fit et fera les persécutions. Je trouve très mauvais que vos mariages, l'état de vos enfants, le droit d'héritage, souffrent la moindre difficulté. Il n'est pas juste de vous saigner et de vous purger parce que vos pères ont été malades; mais que voulez-vous? ce monde est un grand Bedlam, où des fous enchaÃnent d'autres fous." VII Les compagnons de Polichinelle réduits à la mendicité, qui était leur état naturel, s'associèrent avec quelques bohèmes, et coururent de village en village. Ils arrivèrent dans une petite ville, et logèrent dans un quatrième étage, où ils se mirent à composer des drogues dont la vente les aida quelque temps à subsister. Ils guérirent même de la gale l'épagneul d'une dame de considération; les voisins crièrent au prodige, mais malgré toute leur industrie la troupe ne fit pas fortune. Ils se lamentaient de leur obscurité et de leur misère, lorsqu'un jour ils entendirent un bruit sur leur tête, comme celui d'une brouette qu'on roule sur le plancher. Ils montèrent au cinquième étage, et y trouvèrent un petit homme qui faisait des marionnettes pour son compte; il s'appelait le sieur Bienfait; il avait tout juste le génie qu'il fallait pour son art. On n'entendait pas un mot de ce qu'il disait; mais il avait un galimatias fort convenable, et il ne faisait pas mal ses bamboches. Un compagnon, qui excellait aussi en galimatias, lui parla ainsi Nous croyons que vous êtes destiné à relever nos marionnettes, car nous avons lu dans Nostradamus ces propres paroles Nelle chi li po rate icsus res fait en bi, lesquelles prises à rebours font évidemment Bienfait ressuscitera Polichinelle. Le nôtre a été avalé par un crapaud; mais nous avons retrouvé son chapeau, sa bosse, et sa pratique. Vous fournirez le fil d'archal. Je crois d'ailleurs qu'il vous sera aisé de lui faire une moustache toute semblable à celle qu'il avait, et quand nous serons unis ensemble, il est à croire que nous aurons beaucoup de succès. Nous ferons valoir Polichinelle par Nostradamus, et Nostradamus par Polichinelle. Le sieur Bienfait accepta la proposition. On lui demanda ce qu'il voulait pour sa peine. "Je veux, dit-il, beaucoup d'honneurs et beaucoup d'argent. - Nous n'avons rien de cela, dit l'orateur de la troupe; mais avec le temps on a de tout." Le sieur Bienfait se lia donc avec les bohèmes, et tous ensemble allèrent à Milan établir leur théâtre, sous la protection de madame Carminetta. On afficha que le même Polichinelle, qui avait été mangé par un crapaud du village du canton d'Appenzel, reparaÃtrait sur le théâtre de Milan, et qu'il danserait avec madame Gigogne. Tous les vendeurs d'orviétan eurent beau s'y opposer, le sieur Bienfait, qui avait aussi le secret de l'orviétan, soutint que le sien était le meilleur il en vendit beaucoup aux femmes, qui étaient folles de Polichinelle, et il devint si riche qu'il se mit à la tête de la troupe. Dès qu'il eut ce qu'il voulait et que tout le monde veut, des honneurs et du bien, il fut très ingrat envers madame Carminetta. Il acheta une belle maison vis-à -vis de celle de sa bienfaitrice, et il trouva le secret de la faire payer par ses associés. On ne le vit plus faire sa cour à madame Carminetta; au contraire, il voulut qu'elle vÃnt déjeuner chez lui, et un jour qu'elle daigna y venir il lui fit fermer la porte au nez, etc. VIII N'ayant rien entendu au précédent chapitre de Merri Hissing, je me transportai chez mon ami monsieur Husson, pour lui en demander l'explication. Il me dit que c'était une profonde allégorie sur le père La Valette, marchand banqueroutier d'Amérique, mais que d'ailleurs il y avait longtemps qu'il ne s'embarrassait plus de ces sottises, qu'il n'allait jamais aux marionnettes; qu'on jouait ce jour-là Polyeucte, et qu'il voulait l'entendre. Je l'accompagnai à la comédie. Monsieur Husson, pendant le premier acte, branlait toujours la tête. Je lui demandai dans l'entr'acte pourquoi sa tête branlait tant. "J'avoue, dit-il, que je suis indigné contre ce sot. Polyeucte et contre cet impudent Néarque. Que diriez-vous d'un gendre de monsieur le gouverneur de Paris, qui serait huguenot et qui, accompagnant son beau-père le jour de Pâques à Notre-Dame, irait mettre en pièces le ciboire et le calice, et donner des coups de pied dans le ventre à monsieur l'archevêque et aux chanoines? Serait-il bien justifié, en nous disant que nous sommes des idolâtres; qu'il l'a entendu dire au sieur Lubolier, prédicant d'Amsterdam, et au sieur Morfyé, compilateur à Berlin, auteur de la Bibliothèque germanique, qui le tenait du prédicant Urieju? C'est là le fidèle portrait de la conduite de Polyeucte. Peut-on s'intéresser à ce plat fanatique, séduit par le fanatique Néarque?" Monsieur Husson me disait ainsi son avis amicalement dans les entr'actes. Il se mit à rire quand il vit Polyeucte résigner sa femme à son rival; et il la trouva un peu bourgeoise quand elle dit à son amant qu'elle va dans sa chambre, au lieu d'aller avec lui à l'église Adieu, trop vertueux objet, et trop charmant; Adieu, trop généreux et trop parfait amant; Je vais seule en ma chambre enfermer mes regrets. Mais il admira la scène où elle demande à son amant la grâce de son mari. "Il y a là , dit-il, un gouverneur d'Arménie qui est bien le plus lâche, le plus bas des hommes; ce père de Pauline avoue même qu'il a les sentiments d'un coquin Polyeucte est ici l'appui de ma famille; Mais si par son trépas l'autre épousait ma fille, J'acquerrais bien par là de plus puissants appuis, Qui me mettraient plus haut cent fois que je ne suis. "Un procureur au Châtelet ne pourrait guère ni penser ni s'exprimer autrement. Il y a de bonnes âmes qui avalent tout cela; je ne suis pas du nombre. Si ces pauvretés peuvent entrer dans une tragédie du pays des Gaules, il faut brûler l'Oedipe des Grecs." Monsieur Husson est un rude homme. J'ai fait ce que j'ai pu pour l'adoucir; mais je n'ai pu en venir à bout. Il a persisté dans son avis, et moi dans le mien. IX Nous avons laissé le sieur Bienfait fort riche et fort insolent. Il fit tant par ses menées qu'il fut reconnu pour entrepreneur d'un grand nombre de marionnettes. Dès qu'il fut revêtu de cette dignité, il fit promener Polichinelle dans toutes les villes, et afficha que tout le monde serait tenu de l'appeler Monsieur, sans quoi il ne jouerait point. C'est de là que, dans toutes les représentations des marionnettes, il ne répond jamais à son compère que quand le compère l'appelle "M. Polichinelle". Peu à peu Polichinelle devint si important qu'on ne donna plus aucun spectacle sans lui payer une rétribution, comme les Opéras des provinces en payent une à l'Opéra de Paris. Un jour, un de ses domestiques, receveur des billets et ouvreur de loges, ayant été cassé aux gages, se souleva contre Bienfait, et institua d'autres marionnettes qui décrièrent toutes les danses de madame Gigogne et tous les tours de passe-passe de Bienfait. Il retrancha plus de cinquante ingrédients qui entraient dans l'orviétan, composa le sien de cinq ou six drogues, et, le vendant beaucoup meilleur marché, il enleva une infinité de pratiques à Bienfait; ce qui excita un furieux procès, et on se battit longtemps à la porte des marionnettes, dans le préau de la Foire. X Monsieur Husson me parlait hier de ses voyages en effet, il a passé plusieurs années dans les Echelles du Levant, il est allé en Perse, il a demeuré longtemps dans les Indes, et a vu toute l'Europe. "J'ai remarqué, me disait-il, qu'il y a un nombre prodigieux de Juifs qui attendent le Messie, et qui se feraient empaler plutôt que de convenir qu'il est venu. J'ai vu mille Turcs persuadés que Mahomet avait mis la moitié de la lune dans sa manche. Le petit peuple, d'un bout du monde à l'autre, croit fermement les choses les plus absurdes. Cependant, qu'un philosophe ait un écu à partager avec le plus imbécile de ces malheureux, en qui la raison humaine est si horriblement obscurcie, il est sûr que s'il y a un sou à gagner l'imbécile l'emportera sur le philosophe. Comment des taupes, si aveugles sur le plus grand des intérêts, sont-elles lynx sur les plus petits? Pourquoi le même juif qui vous égorge le vendredi ne voudrait-il pas voler un liard le jour du sabbat? Cette contradiction de l'espèce humaine mérite qu'on l'examine. - N'est-ce pas, dis-je à monsieur Husson, que les hommes sont superstitieux par coutume, et coquins par instinct? - J'y rêverai, me dit-il; cette idée me paraÃt assez bonne." XI Polichinelle, depuis l'aventure de l'ouvreur de loges, a essuyé bien des disgrâces. Les Anglais, qui sont raisonneurs et sombres, lui ont préféré Shakespeare; mais ailleurs ses farces ont été fort en vogue, et, sans l'opéra-comique, son théâtre était le premier des théâtres. Il a eu de grandes querelles avec Scaramouche et Arlequin, et on ne sait pas encore qui l'emportera. Mais... XII "Mais, mon cher monsieur, disais-je, comment peut-on être à la fois si barbare et si drôle? Comment, dans l'histoire d'un peuple, trouve-t-on à la fois la Saint-Barthélemy et les Contes de La Fontaine, etc.? Est-ce l'effet du climat? Est-ce l'effet des lois? - Le genre humain, répondit M. Husson, est capable de tout. Néron pleura quand il fallut signer l'arrêt de mort d'un criminel, joua des farces, et assassina sa mère. Les singes font des tours extrêmement plaisants, et étouffent leurs petits. Rien n'est plus doux, plus timide qu'une levrette; mais elle déchire un lièvre, et baigne son long museau dans son sang. - Vous devriez, lui dis-je, nous faire un beau livre qui développât toutes ces contradictions. - Ce livre est tout fait, dit-il; vous n'avez qu'à regarder une girouette; elle tourne tantôt au doux souffle du zéphyr, tantôt au vent violent du nord; voilà l'homme." XIII Rien n'est souvent plus convenable que d'aimer sa cousine. On peut aussi aimer sa nièce; mais il en coûte dix-huit mille livres, payables à Rome, pour épouser une cousine, et quatre-vingt mille francs pour coucher avec sa nièce en légitime mariage. Je suppose quarante nièces par an, mariées avec leurs oncles, et deux cents cousins et cousines conjoints, cela fait en sacrements six millions huit cent mille livres par an, qui sortent du royaume. Ajoutez-y environ six cent mille francs pour ce qu'on appelle les annates des terres de France, que le roi de France donne à des Français en bénéfices; joignez-y encore quelques menus frais c'est environ huit millions quatre cent mille livres que nous donnons libéralement au Saint Père par an chacun. Nous exagérons peut-être un peu; mais on conviendra que si nous avons beaucoup de cousines et de nièces jolies, et si la mortalité se met parmi les bénéficiers, la somme peut aller au double. Le fardeau serait lourd, tandis que nous avons des vaisseaux à construire, des armées et des rentiers à payer. Je m'étonne que, dans l'énorme quantité de livres dont les auteurs ont gouverné l'Etat depuis vingt ans, aucun n'ait pensé à réformer ces abus. J'ai prié un docteur de Sorbonne de mes amis de me dire dans quel endroit de l'Ecriture on trouve que la France doive payer à Rome la somme susdite il n'a jamais pu le trouver. J'en ai parlé à un jésuite il m'a répondu que cet impôt fut mis par St Pierre sur les Gaules, dès la première année qu'il vint à Rome; et comme je doutais que St Pierre eût fait ce voyage, il m'en a convaincu en me disant qu'on voit encore à Rome les clefs du paradis qu'il portait toujours à sa ceinture. "Il est vrai, m'a-t-il dit, que nul auteur canonique ne parle de ce voyage de Simon Barjone; mais nous avons une belle lettre de lui, datée de Babylone; or, certainement Babylone veut dire Rome; donc vous devez de l'argent au pape quand vous épousez vos cousines." J'avoue que j'ai été frappé de la force de cet argument. XIV J'ai un vieux parent qui a servi le roi cinquante-deux ans. Il s'est retiré dans la haute Alsace, où il a une petite terre qu'il cultive, dans le diocèse de Porentru. Il voulut un jour faire donner le dernier labour à son champ; la saison avançait, l'ouvrage pressait. Ses valets refusèrent le service, et dirent pour raison que c'était la fête de Ste Barbe, la sainte la plus fêtée à Porentru. "Eh! mes amis, leur dit mon parent, vous avez été à la messe en l'honneur de Barbe, vous avez rendu à Barbe ce qui lui appartient; rendez-moi ce que vous me devez cultivez mon champ, au lieu d'aller au cabaret. Ste Barbe ordonne-t-elle qu'on s'enivre pour lui faire honneur, et que je manque de blé cette année?" Le maÃtre-valet lui dit "Monsieur, vous voyez bien que je serais damné si je travaillais dans un si saint jour. Ste Barbe est la plus grande sainte du paradis; elle grava le signe de la croix sur une colonne de marbre avec le bout du doigt; et du même doigt, et du même signe, elle fit tomber toutes les dents d'un chien qui lui avait mordu les fesses je ne travaillerai point le jour de Ste Barbe." Mon parent envoya chercher des laboureurs luthériens, et son champ fut cultivé. L'évêque de Porentru l'excommunia. Mon parent en appela comme d'abus; le procès n'est pas encore jugé. Personne assurément n'est plus persuadé que mon parent qu'il faut honorer les saints; mais il prétend aussi qu'il faut cultiver la terre. Je suppose en France environ cinq millions d'ouvriers, soit manoeuvres, soit artisans, qui gagnent chacun, l'un portant l'autre, vingt sous par jour, et qu'on force saintement de ne rien gagner pendant trente jours de l'année, indépendamment des dimanches cela fait cent cinquante millions de moins dans la circulation, et cent cinquante millions de moins en main-d'oeuvre. Quelle prodigieuse supériorité ne doivent point avoir sur nous les royaumes voisins qui n'ont ni Ste Barbe, ni d'évêque de Porentru! On répondait à cette objection que les cabarets, ouverts les saints jours de fête, produisent beaucoup aux fermes générales. Mon parent en convenait; mais il prétendait que c'est un léger dédommagement; et que d'ailleurs, si on peut travailler après la messe, on peut aller au cabaret après le travail. Il soutient que cette affaire est purement de police, et point du tout épiscopale; il soutient qu'il vaut encore mieux labourer que de s'enivrer. J'ai bien peur qu'il ne perde son procès. XV Il y a quelques années qu'en passant par la Bourgogne avec monsieur Evrard, que vous connaissez tous, nous vÃmes un vaste palais, dont une partie commençait à s'élever. Je demandai à quel prince il appartenait. Un maçon me répondit que c'était à monseigneur l'abbé de CÃteaux; que le marché avait été fait à dix-sept cent mille livres, mais que probablement il en coûterait bien davantage. Je bénis Dieu qui avais mis son serviteur en état d'élever un si beau monument, et de répandre tant d'argent dans le pays. "Vous moquez-vous? dit monsieur Evrard; n'est-il pas abominable que l'oisiveté soit récompensée par deux cent cinquante mille livres de rente, et que la vigilance d'un pauvre curé de campagne soit punie par une portion congrue de cent écu? Cette inégalité n'est-elle pas la chose du monde la plus injuste et la plus odieuse? Qu'en reviendra-t-il à l'Etat quand un moine sera logé dans un palais de deux millions? Vingt familles de pauvres officiers, qui partageraient ces deux millions, auraient chacune un bien honnête, et donneraient au roi de nouveaux officiers. Les petits moines, qui sont aujourd'hui les sujets inutiles d'un de leurs moines élu par eux, deviendraient des membres de l'Etat au lieu qu'ils ne sont que des chancres qui le rongent." Je répondis à monsieur Evrard "Vous allez trop loin, et trop vite; ce que vous dites arrivera certainement dans deux ou trois cents ans; ayez patience. - Et c'est précisément, répondit-il, parce que la chose n'arrivera que dans deux ou trois siècles que je perds toute patience; je suis las de tous les abus que je vois il me semble que je marche dans les déserts de la Lybie, où notre sang est sucé par des insectes quand les lions ne nous dévorent pas. "J'avais, continua-t-il, une soeur assez imbécile pour être janséniste de bonne foi, et non par esprit de parti. La belle aventure des billets de confession, la fit mourir de désespoir. Mon frère avait un procès qu'il avait gagné en première instance; sa fortune en dépendait. Je ne sais comment il est arrivé que les juges ont cessé de rendre la justice, et mon frère a été ruiné. J'ai un vieil oncle criblé de blessures, qui faisait passer ses meubles et sa vaisselle d'une province à une autre; des commis alertes ont saisi le tout sur un petit manque de formalité; mon oncle n'a pu payer les trois vingtièmes, et il est mort en prison." Monsieur Evrard me conta des aventures de cette espèce pendant deux heures entières. Je lui dis "Mon cher monsieur Evrard, j'en ai essuyé plus que vous; les hommes sont ainsi faits d'un bout du monde à l'autre nous nous imaginons que les abus ne règnent que chez nous; nous sommes tous deux comme Astolphe et Joconde, qui pensaient d'abord qu'il n'y avait que leurs femmes d'infidèles; ils se mirent à voyager, et ils trouvèrent partout des gens de leur confrérie. - Oui, dit monsieur Evrard, mais ils eurent le plaisir de rendre partout ce qu'on avait eu la bonté de leur prêter chez eux. - Tâchez, lui dis-je, d'être seulement pendant trois ans directeur de..., ou de..., ou de..., ou de..., et vous vous vengerez avec usure." Monsieur Evrard me crut c'est à présent l'homme de France qui vole le roi, l'Etat et les particuliers, de la manière la plus dégagée et la plus noble qui fait la meilleure chère, et qui juge le plus fièrement d'une pièce nouvelle. Annexe Nous raisonnions ainsi, monsieur de Boucacous et moi, quand nous vÃmes passer Jean-Jacques Rousseau avec grande précipitation. "Eh! où allez-vous donc si vite, monsieur Jean-Jacques? - Je m'enfuis, parce que maÃtre Joly de Fleury a dit, dans un réquisitoire, que je prêchais contre l'intolérance et contre l'existence de la religion chrétienne. - Il a voulu dire évidence, lui répondis-je; il ne faut pas prendre feu pour un mot. - Eh! mon Dieu, je n'ai que trop pris feu, dit Jean-Jacques; on brûle partout mon livre. Je sors de Paris comme monsieur d'Assouci de Montpellier, de peur qu'on ne brûle ma personne. - Cela était bon, lui dis-je, du temps d'Anne Dubourg et de Michel Servet, mais à présent on est plus humain. Qu'est-ce donc que ce livre qu'on a brûlé? - J'élevais, dit-il, à ma manière un petit garçon en quatre tomes. Je sentais bien que j'ennuierais peut-être, et j'ai voulu, pour égayer la matière, glisser adroitement une cinquantaine de pages en faveur du théisme. J'ai cru qu'en disant des injures aux philosophes, mon théisme serait bien reçu, et je me suis trompé. - Qu'est-ce que théisme? fis-je. - C'est, me dit-il, l'adoration d'un Dieu, en attendant que je sois mieux instruit. - Ah! dis-je, si c'est là tout votre crime, consolez-vous. Mais pourquoi injurier les philosophes? - J'ai tort, fit-il. - Mais, monsieur Jean-Jacques, comment vous êtes-vous fait théiste? quelle cérémonie faut-il pour cela? - Aucune, nous dit Jean-Jacques. Je suis né protestant, j'ai retranché tout ce que les protestants condamnent dans la religion romaine. Ensuite, j'ai retranché tout ce que les autres religions condamnent dans le protestantisme il ne m'est resté que Dieu; je l'ai adoré, et maÃtre Joly de Fleury a présenté contre moi un réquisitoire." Nous parlâmes à fond du théisme avec Jean-Jacques, il m'apprit qu'il y avait trois cent mille théistes à Londres, et environ cinquante mille seulement à Paris, parce que les Parisiens n'arrivent jamais à rien que longtemps après les Anglais, témoin l'inoculation, la gravitation, le semoir, etc., etc. Il ajouta que le nord de l'Allemagne fourmillait de théistes et de gens qui se battent bien. Monsieur de Boucacous l'écouta attentivement, et promit de se faire théiste. Pour moi, je restai ferme. Je ne sais cependant si on ne brûlera pas ce petit écrit, comme une oeuvre de Jean-Jacques, ou comme un mandement d'évêque; mais un mal qui nous menace n'empêche pas toujours d'être sensible au mal d'autrui, et comme j'ai le coeur bon, je plaignis les tribulations de Jean-Jacques. L'Ingénu Chapitre premier. Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et mademoiselle sa soeur rencontrèrent un huron Histoire véritable Tirée des manuscrits du père Quesnel Chapitre premier Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et mademoiselle sa soeur rencontrèrent un huron Un jour saint Dunstan, Irlandais de nation et saint de profession, partit d'Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les côtes de France, et arriva par cette voiture à la baie de Saint-Malo. Quand il fut à bord, il donna la bénédiction à sa montagne, qui lui fit de profondes révérences et s'en retourna en Irlande par le même chemin qu'elle était venue. Dunstan fonda un petit prieuré dans ces quartiers-là , et lui donna le nom de prieuré de la Montagne, qu'il porte encore, comme un chacun sait. En l'année 1689, le 15 juillet au soir, l'abbé de Kerkabon, prieur de Notre-Dame de la Montagne, se promenait sur le bord de la mer avec mademoiselle de Kerkabon, sa soeur, pour prendre le frais. Le prieur, déjà un peu sur l'âge, était un très bon ecclésiastique, aimé de ses voisins, après l'avoir été autrefois de ses voisines. Ce qui lui avait donné surtout une grande considération, c'est qu'il était le seul bénéficier du pays qu'on ne fût pas obligé de porter dans son lit quand il avait soupé avec ses confrères. Il savait assez honnêtement de théologie; et quand il était las de lire saint Augustin, il s'amusait avec Rabelais; aussi tout le monde disait du bien de lui. Mademoiselle de Kerkabon, qui n'avait jamais été mariée, quoiqu'elle eût grande envie de l'être, conservait de la fraÃcheur à l'âge de quarante-cinq ans; son caractère était bon et sensible; elle aimait le plaisir et était dévote. Le prieur disait à sa soeur, en regardant la mer "Hélas! c'est ici que s'embarqua notre pauvre frère avec notre chère belle-soeur madame de Kerkabon, sa femme, sur la frégate l'Hirondelle, en 1669, pour aller servir en Canada. S'il n'avait pas été tué, nous pourrions espérer de le revoir encore. - Croyez-vous, disait mademoiselle de Kerkabon, que notre belle-soeur ait été mangée par les Iroquois, comme on nous l'a dit? Il est certain que si elle n'avait pas été mangée, elle serait revenue au pays. Je la pleurerai toute ma vie c'était une femme charmante; et notre frère, qui avait beaucoup d'esprit, aurait fait assurément un grande fortune." Comme ils s'attendrissaient l'un et l'autre à ce souvenir, ils virent entrer dans la baie de Rance un petit bâtiment qui arrivait avec la marée c'étaient des Anglais qui venaient vendre quelques denrées de leur pays. Ils sautèrent à terre, sans regarder monsieur le prieur ni mademoiselle sa soeur, qui fut très choquée du peu d'attention qu'on avait pour elle. Il n'en fut pas de même d'un jeune homme très bien fait qui s'élança d'un saut par-dessus la tête de ses compagnons, et se trouva vis-à -vis mademoiselle. Il lui fit un signe de tête, n'étant pas dans l'usage de faire la révérence. Sa figure et son ajustement attirèrent les regards du frère et de la soeur. Il était nu-tête et nu-jambes, les pieds chaussés de petites sandales, le chef orné de longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serrait une taille fine et dégagée; l'air martial et doux. Il tenait dans sa main une petite bouteille d'eau des Barbades, et dans l'autre une espèce de bourse dans laquelle était un gobelet et de très bon biscuit de mer. Il parlait français fort intelligiblement. Il présenta de son eau des Barbades à mademoiselle de Kerkabon et à monsieur son frère; il en but avec eux; il leur en fit reboire encore, et tout cela d'un air si simple et si naturel que le frère et la soeur en furent charmés. Ils lui offrirent leurs services, en lui demandant qui il était et où il allait. Le jeune homme leur répondit qu'il n'en savait rien, qu'il était curieux, qu'il avait voulu voir comment les côtes de France étaient faites, qu'il était venu, et allait s'en retourner. Monsieur le prieur, jugeant à son accent qu'il n'était pas anglais, prit la liberté de lui demander de quel pays il était. "Je suis Huron", lui répondit le jeune homme. Mademoiselle de Kerkabon, étonnée et enchantée de voir un Huron qui lui avait fait des politesses, pria le jeune homme à souper; il ne se fit pas prier deux fois, et tous trois allèrent de compagnie au prieuré de Notre-Dame de la Montagne. La courte et ronde demoiselle le regardait de tous ses petits yeux, et disait de temps en temps au prieur "Ce grand garçon-là a un teint de lis et de rose! qu'il a une belle peau pour un Huron! - Vous avez raison, ma soeur, disait le prieur." Elle faisait cent questions coup sur coup, et le voyageur répondait toujours fort juste. Le bruit se répandit bientôt qu'il y avait un Huron au prieuré. La bonne compagnie du canton s'empressa d'y venir souper. L'abbé de Saint-Yves y vint avec mademoiselle sa soeur, jeune basse-brette, fort jolie et très bien élevée. Le bailli, le receveur des tailles, et leurs femmes, furent du souper. On plaça l'étranger entre mademoiselle de Kerkabon et mademoiselle de Saint-Yves. Tout le monde le regardait avec admiration; tout le monde lui parlait et l'interrogeait à la fois; le Huron ne s'en émouvait pas. Il semblait qu'il eût pris pour sa devise celle de milord Bolingbroke nihil admirari. Mais à la fin, excédé de tant de bruit, il leur dit avec un peu de douceur, mais avec un peu de fermeté "Messieurs, dans mon pays on parle l'un après l'autre; comment voulez-vous que je vous réponde quand vous m'empêchez de vous entendre?" La raison fait toujours rentrer les hommes en eux-mêmes pour quelques moments il se fit un grand silence. Monsieur le bailli, qui s'emparait toujours des étrangers dans quelque maison qu'il se trouvât et qui était le plus grand questionneur de la province, lui dit en ouvrant la bouche d'un demi-pied "Monsieur, comment vous nommez-vous? - On m'a toujours appelé l'Ingénu, reprit le Huron, et on m'a confirmé ce nom en Angleterre, parce que je dis toujours naïvement ce que je pense, comme je fais tout ce que je veux. - Comment, étant né Huron, avez-vous pu, monsieur, venir en Angleterre? - C'est qu'on m'y a mené; j'ai été fait, dans un combat, prisonnier par les Anglais, après m'être assez bien défendu; et les Anglais, qui aiment la bravoure, parce qu'ils sont braves et qu'ils sont aussi honnêtes que nous, m'ayant proposé de me rendre à mes parents ou de venir en Angleterre, j'acceptai le dernier parti, parce que de mon naturel j'aime passionnément à voir du pays. - Mais, monsieur, dit le bailli avec son ton imposant, comment avez-vous pu abandonner ainsi père et mère? - C'est que je n'ai jamais connu ni père ni mère", dit l'étranger. La compagnie s'attendrit, et tout le monde répétait Ni père, ni mère! "Nous lui en servirons, dit la maÃtresse de la maison à son frère le prieur; que ce monsieur le Huron est intéressant!" L'Ingénu la remercia avec une cordialité noble et fière, et lui fit comprendre qu'il n'avait besoin de rien. "Je m'aperçois, monsieur l'Ingénu, dit le grave bailli, que vous parlez mieux français qu'il n'appartient à un Huron. - Un Français, dit-il, que nous avions pris dans ma grande jeunesse en Huronie, et pour qui je conçus beaucoup d'amitié, m'enseigna sa langue; j'apprends très vite ce que je veux apprendre. J'ai trouvé en arrivant à Plymouth un de vos Français réfugiés que vous appelez huguenots, je ne sais pourquoi; il m'a fait faire quelques progrès dans la connaissance de votre langue; et dès que j'ai pu m'exprimer intelligiblement, je suis venu voir votre pays, parce que j'aime assez les Français quand ils ne font pas trop de questions." L'abbé de Saint-Yves, malgré ce petit avertissement, lui demanda laquelle des trois langues lui plaisait davantage, la huronne, l'anglaise, ou la française. - La huronne, sans contredit, répondit l'Ingénu. - Est-il possible? s'écria mademoiselle de Kerkabon; j'avais toujours cru que le français était la plus belle de toutes les langues après le bas-breton." Alors ce fut à qui demanderait à l'Ingénu comment on disait en huron du tabac, et il répondait taya; comment on disait manger, et il répondait essenten. Mademoiselle de Kerkabon voulut absolument savoir comment on disait faire l'amour; il lui répondit trovander, et soutint, non sans apparence de raison, que ces mots-là valaient bien les mots français et anglais qui leur correspondaient. Trovander parut très joli à tous les convives. Monsieur le prieur, qui avait dans sa bibliothèque la grammaire huronne dont le révérend Père Sagar Théodat, récollet, fameux missionnaire, lui avait fait présent, sortit de table un moment pour l'aller consulter. Il revint tout haletant de tendresse et de joie; il reconnut l'Ingénu pour un vrai Huron. On disputa un peu sur la multiplicité des langues, et on convint que, sans l'aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parlé français. L'interrogant bailli, qui jusque-là s'était défié un peu du personnage, conçut pour lui un profond respect; il lui parla avec plus de civilité qu'auparavant, de quoi l'Ingénu ne s'aperçut pas. Mademoiselle de Saint-Yves était fort curieuse de savoir comment on faisait l'amour au pays des Hurons. "En faisant de belles actions, répondit-il, pour plaire aux personnes qui vous ressemblent." Tous les convives applaudirent avec étonnement. Mademoiselle de Saint-Yves rougit et fut fort aise. Mademoiselle de Kerkabon rougit aussi, mais elle n'était pas si aise elle fut un peu piquée que la galanterie ne s'adressât pas à elle; mais elle était si bonne personne que son affection pour le Huron n'en fut point du tout altérée. Elle lui demanda, avec beaucoup de bonté, combien il avait eu de maÃtresses en Huronie. "Je n'en ai jamais eu qu'une, dit l'Ingénu; c'était mademoiselle Abacaba, la bonne amie de ma chère nourrice; les joncs ne sont pas plus droits, l'hermine n'est pas plus blanche, les moutons sont moins doux, les aigles moins fiers, et les cerfs ne sont pas si légers que l'était Abacaba. Elle poursuivait un jour un lièvre dans notre voisinage, environ à cinquante lieues de notre habitation; un Algonquin mal élevé, qui habitait cent lieues plus loin, vint lui prendre son lièvre; je le sus, j'y courus, je terrassai l'Algonquin d'un coup de massue, je l'amenai aux pieds de ma maÃtresse, pieds et poings liés. Les parents d'Abacaba voulurent le manger; mais je n'eus jamais de goût pour ces sortes de festins; je lui rendis sa liberté, j'en fis un ami. Abacaba fut si touchée de mon procédé qu'elle me préféra à tous ses amants. Elle m'aimerait encore si elle n'avait pas été mangée par un ours j'ai puni l'ours, j'ai porté longtemps sa peau; mais cela ne m'a pas consolé." Mademoiselle de Saint-Yves, à ce récit, sentait un plaisir secret d'apprendre que l'Ingénu n'avait eu qu'une maÃtresse, et qu'Abacaba n'était plus; mais elle ne démêlait pas la cause de son plaisir. Tout le monde fixait les yeux sur l'Ingénu; on le louait beaucoup d'avoir empêché ses camarades de manger un Algonquin. L'impitoyable bailli, qui ne pouvait réprimer sa fureur de questionner, poussa enfin la curiosité jusqu'à s'informer de quelle religion était monsieur le Huron; s'il avait choisi la religion anglicane, ou la gallicane, ou la huguenote. "Je suis de ma religion, dit-il, comme vous de la vôtre. - Hélas! s'écria la Kerkabon, je vois bien que ces malheureux Anglais n'ont pas seulement songé à le baptiser. - Eh! mon Dieu, disait mademoiselle de Saint-Yves, comment se peut-il que les Hurons ne soient pas catholiques? Est-ce que les Révérends Pères jésuites ne les ont pas tous convertis?" L'Ingénu l'assura que dans son pays on ne convertissait personne; que jamais un vrai Huron n'avait changé d'opinion, et que même il n'y avait point dans sa langue de terme qui signifiât inconstance. Ces derniers mots plurent extrêmement à mademoiselle de Saint-Yves. "Nous le baptiserons, nous le baptiserons, disait la Kerkabon à monsieur le prieur; vous en aurez l'honneur, mon cher frère; je veux absolument être sa marraine monsieur l'abbé de Saint-Yves le présentera sur les fonts, ce sera une cérémonie bien brillante; il en sera parlé dans toute la Basse-Bretagne, et cela nous fera un honneur infini." Toute la compagnie seconda la maÃtresse de la maison; tous les convives criaient "Nous le baptiserons!" L'Ingénu répondit qu'en Angleterre on laissait vivre les gens à leur fantaisie. Il témoigna que la proposition ne lui plaisait point du tout, et que la loi des Hurons valait pour le moins la loi des Bas-Bretons; enfin il dit qu'il repartait le lendemain. On acheva de vider sa bouteille d'eau des Barbades, et chacun s'alla coucher. Quand on eut reconduit l'Ingénu dans sa chambre, mademoiselle de Kerkabon et son amie mademoiselle de Saint-Yves ne purent se tenir de regarder par le trou d'une large serrure pour voir comment dormait un Huron. Elles virent qu'il avait étendu la couverture du lit sur le plancher, et qu'il reposait dans la plus belle attitude du monde. Chapitre second. Le Huron, nommé l'Ingénu, reconnu de ses parents Le Huron, nommé l'Ingénu, reconnu de ses parents L'Ingénu, selon sa coutume, s'éveilla avec le soleil, au chant du coq, qu'on appelle en Angleterre et en Huronie la trompette du jour. Il n'était pas comme la bonne compagnie, qui languit dans son lit oiseux jusqu'à ce que le soleil ait fait la moitié de son tour, qui ne peut ni dormir ni se lever, qui perd tant d'heures précieuses dans cet état mitoyen entre la vie et la mort, et qui se plaint encore que la vie est trop courte. Il avait déjà fait deux ou trois lieues, il avait tué trente pièces de gibier à balle seule, lorsqu'en rentrant il trouva monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne et sa discrète soeur, se promenant en bonnet de nuit dans leur petit jardin. Il leur présenta toute sa chasse, et en tirant de sa chemise une espèce de petit talisman qu'il portait toujours à son cou, il les pria de l'accepter en reconnaissance de leur bonne réception. "C'est ce que j'ai de plus précieux, leur dit-il; on m'a assuré que je serais toujours heureux tant que je porterais ce petit brimborion sur moi, et je vous le donne afin que vous soyez toujours heureux." Le prieur et mademoiselle sourirent avec attendrissement de la naïveté de l'Ingénu. Ce présent consistait en deux petits portraits assez mal faits, attachés ensemble avec une courroie fort grasse. Mademoiselle de Kerkabon lui demanda s'il y avait des peintres en Huronie. "Non, dit l'Ingénu; cette rareté me vient de ma nourrice; son mari l'avait eue par conquête, en dépouillant quelques Français du Canada qui nous avaient fait la guerre; c'est tout ce que j'en ai su." Le prieur regardait attentivement ces portraits; il changea de couleur, il s'émut, ses mains tremblèrent. "Par Notre-Dame de la Montagne, s'écria-t-il, je crois que voilà le visage de mon frère le capitaine et de sa femme!" Mademoiselle, après les avoir considérés avec la même émotion, en jugea de même. Tous deux étaient saisis d'étonnement et d'une joie mêlée de douleur; tous deux s'attendrissaient; tous deux pleuraient; leur coeur palpitait; ils poussaient des cris; ils s'arrachaient les portraits; chacun d'eux les prenait et les rendait vingt fois en une seconde; ils dévoraient des yeux les portraits et le Huron; ils lui demandaient l'un après l'autre, et tous deux à la fois, en quel lieu, en quel temps, comment ces miniatures étaient tombées entre les mains de sa nourrice; ils rapprochaient, ils comptaient les temps depuis le départ du capitaine; il se souvenaient d'avoir eu nouvelle qu'il avait été jusqu'au pays des Hurons, et que depuis ce temps ils n'en avaient jamais entendu parler. L'Ingénu leur avait dit qu'il n'avait connu ni père ni mère. Le prieur, qui était homme de sens, remarqua que l'Ingénu avait un peu de barbe; il savait très bien que les Hurons n'en ont point. "Son menton est cotonné, il est donc fils d'un homme d'Europe; mon frère et ma belle-soeur ne parurent plus après l'expédition contre les Hurons, en 1669; mon neveu devait alors être à la mamelle; la nourrice huronne lui a sauvé la vie et lui a servi de mère." Enfin, après cent questions et cent réponses, le prieur et sa soeur conclurent que le Huron était leur propre neveu. Ils l'embrassaient en versant des larmes; et l'Ingénu riait, ne pouvant s'imaginer qu'un Huron fût neveu d'un prieur bas-breton. Toute la compagnie descendit; monsieur de Saint-Yves, qui était grand physionomiste, compara les deux portraits avec le visage de l'Ingénu; il fit très habilement remarquer qu'il avait les yeux de sa mère, le front et le nez de feu monsieur le capitaine de Kerkabon, et des joues qui tenaient de l'un et de l'autre. Mademoiselle de Saint-Yves, qui n'avait jamais vu le père ni la mère, assura que l'Ingénu leur ressemblait parfaitement. Ils admiraient tous la Providence et l'enchaÃnement des événements de ce monde. Enfin on était si persuadé, si convaincu de la naissance de l'Ingénu, qu'il consentit lui-même à être neveu de monsieur le prieur, en disant qu'il aimait autant l'avoir pour son oncle qu'un autre. On alla rendre grâce à Dieu dans l'église de Notre-Dame de la Montagne, tandis que le Huron, d'un air indifférent, s'amusait à boire dans la maison. Les Anglais qui l'avaient amené, et qui étaient prêts à mettre à la voile, vinrent lui dire qu'il était temps de partir. "Apparemment, leur dit-il, que vous n'avez pas retrouvé vos oncles et vos tantes je reste ici; retournez à Plymouth, je vous donne toutes mes hardes, je n'ai plus besoin de rien au monde puisque je suis le neveu d'un prieur." Les Anglais mirent à la voile, en se souciant fort peu que l'Ingénu eût des parents ou non en Basse-Bretagne. Après que l'oncle, la tante et la compagnie eurent chanté le Te Deum, après que le bailli eut encore accablé l'Ingénu de questions; après qu'on eut épuisé tout ce que l'étonnement, la joie, la tendresse, peuvent faire dire, le prieur de la Montagne et l'abbé de Saint-Yves conclurent à faire baptiser l'Ingénu au plus vite. Mais il n'en était pas d'un grand Huron de vingt-deux ans comme d'un enfant qu'on régénère sans qu'il en sache rien. Il fallait l'instruire, et cela paraissait difficile car l'abbé de Saint-Yves supposait qu'un homme qui n'était pas né en France n'avait pas le sens commun. Le prieur fit observer à la compagnie que, si en effet monsieur l'Ingénu, son neveu, n'avait pas eu le bonheur de naÃtre en Basse-Bretagne, il n'en avait pas moins d'esprit; qu'on en pouvait juger par toutes ses réponses, et que sûrement la nature l'avait beaucoup favorisé, tant du côté paternel que du maternel. On lui demanda d'abord s'il avait jamais lu quelque livre. Il dit qu'il avait lu Rabelais traduit en anglais, et quelques morceaux de Shakespeare qu'il savait par coeur; qu'il avait trouvé ces livres chez le capitaine du vaisseau qui l'avait amené de l'Amérique à Plymouth, et qu'il en était fort content. Le bailli ne manqua pas de l'interroger sur ces livres. "Je vous avoue, dit l'Ingénu, que j'ai cru en deviner quelque chose, et que je n'ai pas entendu le reste." L'abbé de Saint-Yves, à ce discours, fit réflexion que c'était ainsi que lui-même avait toujours lu, et que la plupart des hommes ne lisaient guère autrement. "Vous avez sans doute lu la Bible? dit-il au Huron. - Point du tout, monsieur l'abbé; elle n'était pas parmi les livres de mon capitaine; je n'en ai jamais entendu parler. - Voilà comme sont ces maudits Anglais, criait mademoiselle de Kerkabon; ils feront plus de cas d'une pièce de Shakespeare, d'un plum-pudding et d'une bouteille rhum que du Pentateuque. Aussi n'ont-ils jamais converti personne en Amérique. Certainement ils sont maudits de Dieu; et nous leur prendrons la Jamaïque et la Virginie avant qu'il soit peu de temps." Quoi qu'il en soit, on fit venir le plus habile tailleur de Saint-Malo pour habiller l'Ingénu de pied en cap. La compagnie se sépara; le bailli alla faire ses questions ailleurs. Mademoiselle de Saint-Yves, en partant, se retourna plusieurs fois pour regarder l'Ingénu; et il lui fit des révérences plus profondes qu'il n'en avait jamais fait à personne en sa vie. Le bailli, avant de prendre congé, présenta à mademoiselle de Saint-Yves un grand nigaud de fils qui sortait du collège; mais à peine le regarda-t-elle, tant elle était occupée de la politesse du Huron. Chapitre troisième. Le Huron, nommé l'Ingénu, converti Le Huron, nommé l'Ingénu, converti Monsieur le prieur, voyant qu'il était un peu sur l'âge, et que Dieu lui envoyait un neveu pour sa consolation, se mit en tête qu'il pourrait lui résigner son bénéfice s'il réussissait à le baptiser et à le faire entrer dans les ordres. L'Ingénu avait une mémoire excellente. La fermeté des organes de Basse-Bretagne, fortifiée par le climat du Canada, avait rendu sa tête si vigoureuse que, quand on frappait dessus, à peine le sentait-il; et quand on gravait dedans, rien ne s'effaçait; il n'avait jamais rien oublié. Sa conception était d'autant plus vive et plus nette que, son enfance n'ayant point été chargée des inutilités et des sottises qui accablent la nôtre, les choses entraient dans sa cervelle sans nuage. Le prieur résolut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament. L'Ingénu le dévora avec beaucoup de plaisir; mais, ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût en Basse-Bretagne; et il jura qu'il couperait le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-là . Son oncle, charmé de ces bonnes dispositions, le mit au fait en peu de temps il loua son zèle; mais il lui apprit que ce zèle était inutile, attendu que ces gens-là étaient morts il y avait environ seize cent quatre-vingt-dix années. L'Ingénu sut bientôt presque tout le livre par coeur. Il proposait quelquefois des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine. Il était obligé souvent de consulter l'abbé de Saint-Yves, qui, ne sachant que répondre, fit venir un jésuite bas-breton pour achever la conversion du Huron. Enfin la grâce opéra; l'Ingénu promit de se faire chrétien; il ne douta pas qu'il ne dût commencer par être circoncis; "car, disait-il, je ne vois pas dans le livre qu'on m'a fait lire un seul personnage qui ne l'ait été; il est donc évident que je dois faire le sacrifice de mon prépuce le plus tôt c'est le mieux". Il ne délibéra point il envoya chercher le chirurgien du village, et le pria de lui faire l'opération, comptant réjouir infiniment mademoiselle de Kerkabon et toute la compagnie quand une fois la chose serait faite. Le frater, qui n'avait point encore fait cette opération, en avertit la famille, qui jeta les hauts cris. La bonne Kerkabon trembla que son neveu, qui paraissait résolu et expéditif, ne se fÃt lui-même l'opération très maladroitement, et qu'il n'en résultât de tristes effets auxquels les dames s'intéressent toujours par bonté d'âme. Le prieur redressa les idées du Huron; il lui remontra que la circoncision n'était plus de mode; que le baptême était beaucoup plus doux et plus salutaire; que la loi de grâce n'était pas comme la loi de rigueur. L'Ingénu, qui avait beaucoup de bon sens et de droiture, disputa, mais reconnut son erreur; ce qui est assez rare en Europe aux gens qui disputent; enfin il promit de se faire baptiser quand on voudrait. Il fallait auparavant se confesser; et c'était là le plus difficile. L'Ingénu avait toujours en poche le livre que son oncle lui avait donné. Il n'y trouvait pas qu'un seul apôtre se fût confessé, et cela le rendait très rétif. Le prieur lui ferma la bouche en lui montrant, dans l'épÃtre de saint Jacques le Mineur, ces mots qui font tant de peine aux hérétiques Confessez vos péchés les uns aux autres. Le Huron se tut, et se confessa à un récollet. Quand il eut fini, il tira le récollet du confessionnal, et, saisissant son homme d'un bras vigoureux, il se mit à sa place, et le fit mettre à genoux devant lui "Allons, mon ami, il est dit Confessez-vous les uns aux autres; je t'ai conté mes péchés, tu ne sortiras pas d'ici que tu ne m'aies conté les tiens." En parlant ainsi, il appuyait son large genou contre la poitrine de son adverse partie. Le récollet pousse des hurlements qui font retentir l'église. On accourt au bruit, on voit le catéchumène qui gourmait le moine au nom de saint Jacques le Mineur. La joie de baptiser un Bas-Breton huron et anglais était si grande qu'on passa par-dessus ces singularités. Il y eut même beaucoup de théologiens qui pensèrent que la confession n'était pas nécessaire, puisque le baptême tenait lieu de tout. On prit jour avec l'évêque de Saint-Malo, qui, flatté, comme on peut le croire, de baptiser un Huron, arriva dans un pompeux équipage, suivi de son clergé. Mademoiselle de Saint-Yves, en bénissant Dieu, mit sa plus belle robe et fit venir une coiffeuse de Saint-Malo pour briller à la cérémonie. L'interrogant bailli accourut avec toute la contrée. L'église était magnifiquement parée; mais quand il fallut prendre le Huron pour le mener aux fonts baptismaux, on ne le trouva point. L'oncle et la tante le cherchèrent partout. On crut qu'il était à la chasse, selon sa coutume. Tous les conviés à la fête parcoururent les bois et les villages voisins point de nouvelles du Huron. On commençait à craindre qu'il ne fût retourné en Angleterre. On se souvenait de lui avoir entendu dire qu'il aimait fort ce pays-là . Monsieur le prieur et sa soeur étaient persuadés qu'on n'y baptisait personne, et tremblaient pour l'âme de leur neveu. L'évêque était confondu et prêt à s'en retourner; le prieur et l'abbé de Saint-Yves se désespéraient; le bailli interrogeait tous les passants avec sa gravité ordinaire. Mademoiselle de Kerkabon pleurait. Mademoiselle de Saint-Yves ne pleurait pas, mais elle poussait de profonds soupirs qui semblaient témoigner son goût pour les sacrements. Elles se promenaient tristement le long des saules et des roseaux qui bordent la petite rivière de Rance, lorsqu'elles aperçurent au milieu de la rivière une grande figure assez blanche, les deux mains croisées sur la poitrine Elles jetèrent un grand cri et se détournèrent. Mais, la curiosité l'emportant bientôt sur toute autre considération, elles se coulèrent doucement entre les roseaux; et quand elles furent bien sûres de n'être point vues, elles voulurent voir de quoi il s'agissait. Chapitre quatrième. L'Ingénu baptisé L'Ingénu baptisé Le prieur et l'abbé, étant accourus, demandèrent à l'Ingénu ce qu'il faisait là . "Eh parbleu! Messieurs, j'attends le baptême il y a une heure que je suis dans l'eau jusqu'au cou, et il n'est pas honnête de me laisser morfondre. - Mon cher neveu, lui dit tendrement le prieur, ce n'est pas ainsi qu'on baptise en Basse-Bretagne; reprenez vos habits et venez avec nous." Mademoiselle de Saint-Yves, en entendant ce discours, disait tout bas à sa compagne "Mademoiselle, croyez-vous qu'il reprenne si tôt ses habits?" Le Huron cependant répartit au prieur "Vous ne m'en ferez pas accroire cette fois-ci comme l'autre; j'ai bien étudié depuis ce temps-là , et je suis très certain qu'on ne se baptise pas autrement. L'eunuque de la reine Candace fut baptisé dans un ruisseau; je vous défie de me montrer dans le livre que vous m'avez donné qu'on s'y soit jamais pris d'une autre façon. Je ne serai point baptisé du tout, ou je le serai dans la rivière." On eut beau lui remontrer que les usages avaient changé, l'Ingénu était têtu, car il était Breton et Huron. Il revenait toujours à l'eunuque de la reine Candace; et quoique mademoiselle sa tante et mademoiselle de Saint-Yves, qui l'avaient observé entre les saules, fussent en droit de lui dire qu'il ne lui appartenait pas de citer un pareil homme, elles n'en firent pourtant rien, tant était grande leur discrétion. L'évêque vint lui-même lui parler, ce qui est beaucoup; mais il ne gagna rien le Huron disputa contre l'évêque. "Montrez-moi, lui dit-il, dans le livre que m'a donné mon oncle, un seul homme qui n'ait pas été baptisé dans la rivière, et je ferai tout ce que vous voudrez." La tante, désespérée, avait remarqué que la première fois que son neveu avait fait la révérence, il en avait fait une plus profonde à mademoiselle de Saint-Yves qu'à aucune autre personne de la compagnie, qu'il n'avait pas même salué monsieur l'évêque avec ce respect mêlé de cordialité qu'il avait témoigné à cette belle demoiselle. Elle prit le parti de s'adresser à elle dans ce grand embarras; elle la pria d'interposer son crédit pour engager le Huron à se faire baptiser de la même manière que les Bretons, ne croyant pas que son neveu pût jamais être chrétien s'il persistait à vouloir être baptisé dans l'eau courante. Mademoiselle de Saint-Yves rougit du plaisir secret qu'elle sentait d'être chargée d'une si importante commission. Elle s'approcha modestement de l'Ingénu, et, lui serrant la main d'une manière tout à fait noble "Est-ce que vous ne ferez rien pour moi?" lui dit-elle; et en prononçant ces mots elle baissait les yeux, et les relevait avec une grâce attendrissante. "Ah! tout ce que vous voudrez, mademoiselle, tout ce que vous me commanderez baptême d'eau, baptême de feu, baptême de sang, il n'y a rien que je vous refuse." Mademoiselle de Saint-Yves eut la gloire de faire en deux paroles ce que si les empressements du prieur, ni les interrogations réitérées du bailli, ni les raisonnements même de monsieur l'évêque, n'avaient pu faire. Elle sentit son triomphe; mais elle n'en sentait pas encore toute l'étendue. Le baptême fut administré et reçu avec toute la décence, toute la magnificence, tout l'agrément possibles. L'oncle et la tante cédèrent à monsieur l'abbé de Saint-Yves et à sa soeur l'honneur de tenir l'Ingénu sur les fonts. Mademoiselle de Saint-Yves rayonnait de joie de se voir marraine. Elle ne savait pas à quoi ce grand titre l'asservissait; elle accepta cet honneur sans en connaÃtre les fatales conséquences. Comme il n'y a jamais eu de cérémonie qui ne fût suivie d'un grand dÃner, on se mit à table au sortir du baptême. Les goguenards de Basse-Bretagne dirent qu'il ne fallait pas baptiser son vin. Monsieur le prieur disait que le vin, selon Salomon, réjouit le coeur de l'homme. Monsieur l'évêque ajoutait que le patriarche Juda devait lier son ânon à la vigne, et tremper son manteau dans le sang du raisin, et qu'il était bien triste qu'on n'en pût faire autant en Basse-Bretagne, à laquelle Dieu a dénié les vignes. Chacun tâchait de dire un bon mot sur le baptême de l'Ingénu, et des galanteries à la marraine. Le bailli, toujours interrogant, demandait au Huron s'il serait fidèle à ses promesses. "Comment voulez-vous que je manque à mes promesses, répondit le Huron, puisque je les ai faites entre les mains de mademoiselle de Saint-Yves?" Le Huron s'échauffa; il but beaucoup à la santé de sa marraine. "Si j'avais été baptisé de votre main, dit-il, je sens que l'eau froide qu'on m'a versée sur le chignon m'aurait brûlé." Le bailli trouva cela trop poétique, ne sachant pas combien l'allégorie est familière au Canada. Mais la marraine en fut extrêmement contente. On avait donné le nom d'Hercule au baptisé. L'évêque de Saint-Malo demandait toujours quel était ce patron dont il n'avait jamais entendu parler. Le jésuite, qui était fort savant, lui dit que c'était un saint qui avait fait douze miracles. Il y en avait un treizième qui valait les douze autres; mais dont il ne convenait pas à un jésuite de parler c'était celui d'avoir changé cinquante filles en femmes en une seule nuit. Un plaisant qui se trouva là releva ce miracle avec énergie. Toutes les dames baissèrent les yeux, et jugèrent à la physionomie de l'Ingénu qu'il était digne du saint dont il portait le nom. Chapitre cinquième. L'Ingénu amoureux L'Ingénu amoureux Il faut avouer que depuis ce baptême et ce dÃner mademoiselle de Saint-Yves souhaita passionnément que monsieur l'évêque la fÃt encore participante de quelque beau sacrement avec monsieur Hercule l'Ingénu. Cependant, comme elle était bien élevée et fort modeste, elle n'osait convenir tout à fait avec elle-même de ses tendres sentiments; mais, s'il lui échappait un regard, un mot, un geste, une pensée, elle enveloppait tout cela d'un voile de pudeur infiniment aimable. Elle était tendre, vive et sage. Dès que monsieur l'évêque fut parti, l'Ingénu et mademoiselle de Saint-Yves se rencontrèrent sans avoir fait réflexion qu'ils se cherchaient. Ils se parlèrent sans avoir imaginé ce qu'ils se diraient. L'Ingénu lui dit d'abord qu'il l'aimait de tout son coeur, et que la belle Abacaba, dont il avait été fou dans son pays, n'approchait pas d'elle. Mademoiselle lui répondit, avec sa modestie ordinaire, qu'il fallait en parler au plus vite à monsieur le prieur son oncle et à mademoiselle sa tante, et que de son côté elle en dirait deux mots à son cher frère l'abbé de Saint-Yves, et qu'elle se flattait d'un consentement commun. L'Ingénu lui répond qu'il n'avait besoin du consentement de personne, qu'il lui paraissait extrêmement ridicule d'aller demander à d'autres ce qu'on devait faire; que, quand deux parties sont d'accord, on n'a pas besoin d'un tiers pour les accommoder. "Je ne consulte personne, dit-il, quand j'ai envie de déjeuner, ou de chasser, ou de dormir je sais bien qu'en amour il n'est pas mal d'avoir le consentement de la personne à qui on en veut; mais, comme ce n'est ni de mon oncle ni de ma tante que je suis amoureux, ce n'est pas à eux que je dois m'adresser dans cette affaire, et, si vous m'en croyez, vous vous passerez aussi de monsieur l'abbé de Saint-Yves." On peut juger que la belle Bretonne employa toute la délicatesse de son esprit à réduire son Huron aux termes de la bienséance. Elle se fâcha même, et bientôt se radoucit. Enfin on ne sait comment aurait fini cette conversation si, le jour baissant, monsieur l'abbé n'avait ramené sa soeur à son abbaye. L'Ingénu laissa coucher son oncle et sa tante, qui étaient un peu fatigués de la cérémonie et de leur long dÃner. Il passa une partie de la nuit à faire des vers en langue huronne pour sa bien-aimée car il faut savoir qu'il n'y a aucun pays de la terre où l'amour n'ait rendu les amants poètes. Le lendemain, son oncle lui parla ainsi après le déjeuner, en présence de mademoiselle Kerkabon, qui était tout attendrie "Le ciel soit loué de ce que vous avez l'honneur, mon cher neveu, d'être chrétien et Bas-Breton! Mais cela ne suffit pas; je suis un peu sur l'âge; mon frère n'a laissé qu'un petit coin de terre qui est très peu de chose; j'ai un bon prieuré; si vous voulez seulement vous faire sous-diacre, comme je l'espère, je vous résignerai mon prieuré, et vous vivrez fort à votre aise, après avoir été la consolation de ma vieillesse." L'Ingénu répondit "Mon oncle, grand bien vous fasse! vivez tant que vous pourrez. Je ne sais pas ce que c'est que d'être sous-diacre ni que de résigner; mais tout me sera bon pourvu que j'aie mademoiselle de Saint-Yves à ma disposition. - Eh! mon Dieu! mon neveu, que me dites-vous là ? Vous aimez donc cette belle demoiselle à la folie? - Oui, mon oncle. - Hélas! mon neveu, il est impossible que vous l'épousiez. - Cela est très possible, mon oncle; car non seulement elle m'a serré la main en me quittant, mais elle m'a promis qu'elle me demanderait en mariage; et assurément je l'épouserai. - Cela est impossible, vous dis-je; elle est votre marraine c'est un péché épouvantable à une marraine de serrer la main de son filleul; il n'est pas permis d'épouser sa marraine; les lois divines et humaines s'y opposent. - Morbleu! mon oncle, vous vous moquez de moi; pourquoi serait-il défendu d'épouser sa marraine, quand elle est jeune et jolie? Je n'ai point vu dans le livre que vous m'avez donné qu'il fût mal d'épouser les filles qui ont aidé les gens à être baptisés. Je m'aperçois tous les jours qu'on fait ici une infinité de choses qui ne sont point dans votre livre, et qu'on n'y fait rien de tout ce qu'il dit je vous avoue que cela m'étonne et me fâche. Si on me prive de la belle Saint-Yves, sous prétexte de mon baptême, je vous avertis que je l'enlève, et que je me débaptise." Le prieur fut confondu; sa soeur pleura. "Mon cher frère, dit-elle, il ne faut pas que notre neveu se damne; notre saint-père le pape peut lui donner dispense, et alors il pourra être chrétiennement heureux avec ce qu'il aime." L'Ingénu embrassa sa tante. "Quel est donc, dit-il, cet homme charmant qui favorise avec tant de bonté les garçons et les filles dans leurs amours? Je veux lui aller parler tout à l'heure." On lui expliqua ce que c'était que le pape; et l'Ingénu fut encore plus étonné qu'auparavant. "Il n'y a pas un mot de tout cela dans votre livre, mon cher oncle; j'ai voyagé, je connais la mer; nous sommes ici sur la côte de l'Océan; et je quitterai mademoiselle de Saint-Yves pour aller demander la permission de l'aimer à un homme qui demeure vers la Méditerranée, à quatre cents lieues d'ici, et dont je n'entends point la langue! Cela est d'un ridicule incompréhensible. Je vais sur-le-champ chez monsieur l'abbé de Saint-Yves, qui ne demeure qu'à une lieue de vous, et je vous réponds que j'épouserai ma maÃtresse dans la journée." Comme il parlait encore, entra le bailli, qui, selon sa coutume, lui demanda où il allait. "Je vais me marier", dit l'Ingénu en courant; et au bout d'un quart d'heure il était déjà chez sa belle et chère basse-brette, qui dormait encore. "Ah! mon frère! disait mademoiselle de Kerkabon au prieur, jamais vous ne ferez un sous-diacre de notre neveu." Le bailli fut très mécontent de ce voyage car il prétendait que son fils épousât la Saint-Yves et ce fils était encore plus sot et plus insupportable que son père. Chapitre sixième. L'Ingénu court chez sa maÃtresse et devient furieux L'Ingénu court chez sa maÃtresse et devient furieux A peine l'Ingénu était arrivé, qu'ayant demandé à une vieille servante où était la chambre de sa maÃtresse, il avait poussé fortement la porte mal fermée, et s'était élancé vers le lit. Mademoiselle de Saint-Yves, se réveillant en sursaut, s'était écriée "Quoi! c'est vous! ah! c'est vous! arrêtez-vous, que faites-vous?" Il avait répondu "Je vous épouse", et en effet il l'épousait, si elle ne s'était pas débattue avec toute l'honnêteté d'une personne qui a de l'éducation. L'Ingénu n'entendait pas raillerie; il trouvait toutes ces façons-là extrêmement impertinentes. "Ce n'était pas ainsi qu'en usait mademoiselle Abacaba, ma première maÃtresse; vous n'avez point de probité; vous m'avez promis mariage, et vous ne voulez point faire mariage c'est manquer aux premières lois de l'honneur; je vous apprendrai à tenir votre parole, et je vous remettrai dans le chemin de la vertu." L'Ingénu possédait une vertu mâle et intrépide, digne de son patron Hercule, dont on lui avait donné le nom à son baptême; il allait l'exercer dans toute son étendue, lorsqu'aux cris perçants de la demoiselle plus discrètement vertueuse accourut le sage abbé de Saint-Yves, avec sa gouvernante, un vieux domestique dévot, et un prêtre de la paroisse. Cette vue modéra le courage de l'assaillant. "Eh, mon Dieu! mon cher voisin, lui dit l'abbé, que faites-vous là ? - Mon devoir, répliqua le jeune homme; je remplis mes promesses, qui sont sacrées." Mademoiselle de Saint-Yves se rajusta en rougissant. On emmena l'Ingénu dans un autre appartement. L'abbé lui remontra l'énormité du procédé. L'Ingénu se défendit sur les privilèges de la loi naturelle, qu'il connaissait parfaitement. L'abbé voulut prouver que la loi positive devait avoir tout l'avantage, et que sans les conventions faites entre les hommes, la loi de nature ne serait presque jamais qu'un brigandage naturel. "Il faut, lui disait-il, des notaires, des prêtres, des témoins, des contrats, des dispenses." L'Ingénu lui répondit par la réflexion que les sauvages ont toujours faite "Vous êtes donc de bien malhonnêtes gens, puisqu'il faut entre vous tant de précautions." L'abbé eut de la peine à résoudre cette difficulté. "Il y a, dit-il, je l'avoue, beaucoup d'inconstants et de fripons parmi nous; et il y en aurait autant chez les Hurons s'ils étaient rassemblés dans une grande ville; mais aussi il y a des âmes sages, honnêtes, éclairées, et ce sont ces hommes-là qui ont fait les lois. Plus on est homme de bien, plus on doit s'y soumettre on donne l'exemple aux vicieux, qui respectent un frein que la vertu s'est donné elle-même." Cette réponse frappa l'Ingénu. On a déjà remarqué qu'il avait l'esprit juste. On l'adoucit par des paroles flatteuses; on lui donna des espérances ce sont les deux pièges où les hommes des deux hémisphères se prennent; on lui présenta même mademoiselle de Saint-Yves, quand elle eut fait sa toilette. Tout se passa avec la plus grande bienséance; mais, malgré cette décence, les yeux étincelants de l'Ingénu Hercule firent toujours baisser ceux de sa maÃtresse, et trembler la compagnie. On eut une peine extrême à le renvoyer chez ses parents. Il fallut encore employer le crédit de la belle Saint-Yves; plus elle sentait son pouvoir sur lui, et plus elle l'aimait. Elle le fit partir, et en fut très affligée; enfin, quand il fut parti, l'abbé, qui non seulement était le frère très aÃné de mademoiselle de Saint-Yves, mais qui était aussi son tuteur, prit le parti de soustraire sa pupille aux empressements de cet amant terrible. Il alla consulter le bailli, qui, destinant toujours son fils à la soeur de l'abbé, lui conseilla de mettre la pauvre fille dans une communauté. Ce fut un coup terrible une indifférente qu'on mettrait en couvent jetterait les hauts cris; mais une amante, et une amante aussi sage que tendre, c'était de quoi la mettre au désespoir. L'Ingénu, de retour chez le prieur, raconta tout avec sa naïveté ordinaire. Il essuya les mêmes remontrances, qui firent quelque effet sur son esprit, et aucun sur ses sens; mais le lendemain, quand il voulut retourner chez sa belle maÃtresse pour raisonner avec elle sur la loi naturelle et sur la loi de convention, monsieur le bailli lui apprit avec une joie insultante qu'elle était dans un couvent. "Eh bien! dit-il, j'irai raisonner dans ce couvent. - Cela ne se peut", dit le bailli. Il lui expliqua fort au long ce que c'était qu'un couvent ou un convent; que ce mot venait du latin conventus, qui signifie assemblée; et le Huron ne pouvait comprendre pourquoi il ne pouvait pas être admis dans l'assemblée. Sitôt qu'il fut instruit que cette assemblée était une espèce de prison où l'on tenait les filles renfermées, chose horrible, inconnue chez les Hurons et chez les Anglais, il devint aussi furieux que le fut son patron Hercule lorsque Euryte, roi d'Oechalie, non moins cruel que l'abbé de Saint-Yves, lui refusa la belle Iole sa fille, non moins belle que la soeur de l'abbé. Il voulait aller mettre le feu au couvent, enlever sa maÃtresse, ou se brûler avec elle. Mademoiselle de Kerkabon, épouvantée, renonçait plus que jamais à toutes les espérances de voir son neveu sous-diacre, et disait en pleurant qu'il avait le diable au corps depuis qu'il était baptisé. Chapitre septième. L'Ingénu repousse les Anglais L'Ingénu repousse les Anglais L'Ingénu, plongé dans une sombre et profonde mélancolie, se promena vers le bord de la mer, son fusil à deux coups sur l'épaule, son grand coutelas au côté, tirant de temps en temps sur quelques oiseaux, et souvent tenté de tirer sur lui-même; mais il aimait encore la vie, à cause de mademoiselle de Saint-Yves. Tantôt il maudissait son oncle, sa tante, et toute la Basse-Bretagne, et son baptême; tantôt il les bénissait, puisqu'ils lui avaient fait connaÃtre celle qu'il aimait. Il prenait sa résolution d'aller brûler le couvent, et il s'arrêtait tout court, de peur de brûler sa maÃtresse. Les flots de la Manche ne sont pas plus agités par les vents d'est et d'ouest que son coeur l'était par tant de mouvements contraires. Il marchait à grands pas, sans savoir où, lorsqu'il entendit le son du tambour. Il vit de loin tout un peuple dont une moitié courait au rivage, et l'autre s'enfuyait. Mille cris s'élèvent de tous côtés; la curiosité et le courage le précipitent à l'instant vers l'endroit d'où partaient ces clameurs il y vole en quatre bonds. Le commandant de la milice, qui avait soupé avec lui chez le prieur, le reconnut aussitôt; il court à lui, les bras ouverts "Ah! c'est l'Ingénu, il combattra pour nous." Et les milices, qui mouraient de peur, se rassurèrent et crièrent aussi "C'est l'Ingénu! c'est l'Ingénu! - Messieurs, dit-il, de quoi s'agit-il? Pourquoi êtes-vous si effarés? A-t-on mis vos maÃtresses dans des couvents?" Alors cent voix confuses s'écrient "Ne voyez-vous pas les Anglais qui abordent? - Eh bien! répliqua le Huron, ce sont de braves gens; ils ne m'ont jamais proposé de me faire sous-diacre; ils ne m'ont point enlevé ma maÃtresse." Le commandant lui fit entendre que les Anglais venaient piller l'abbaye de la Montagne, boire le vin de son oncle, et peut-être enlever mademoiselle de Saint-Yves; que le petit vaisseau sur lequel il avait abordé en Bretagne n'était venu que pour reconnaÃtre la côte; qu'ils faisaient des actes d'hostilité sans avoir déclaré la guerre au roi de France, et que la province était exposée. "Ah! si cela est, ils violent la loi naturelle; laissez-moi faire; j'ai demeuré longtemps parmi eux, je sais leur langue, je leur parlerai; je ne crois pas qu'ils puissent avoir un si méchant dessein." Pendant cette conversation, l'escadre anglaise approchait; voilà le Huron qui court vers elle, se jette dans un petit bateau, arrive, monte au vaisseau amiral, et demande s'il est vrai qu'ils viennent ravager le pays sans avoir déclaré la guerre honnêtement. L'amiral et tout son bord firent de grand éclats de rire, lui firent boire du punch, et le renvoyèrent. L'Ingénu, piqué, ne songea plus qu'à se bien battre contre ses anciens amis, pour ses compatriotes et pour monsieur le prieur. Les gentilshommes du voisinage accouraient de toutes parts; il se joint à eux on avait quelques canons; il les charge, il les pointe, il les tire l'un après l'autre. Les Anglais débarquent; il court à eux, il en tue trois de sa main, il blesse même l'amiral, qui s'était moqué de lui. Sa valeur anime le courage de toute la milice; les Anglais se rembarquent, et toute la côte retentissait des cris de victoire "Vive le roi, vive l'Ingénu!" Chacun l'embrassait, chacun s'empressait d'étancher le sang de quelques blessures légères qu'il avait reçues. "Ah! disait-il, si mademoiselle de Saint-Yves était là , elle me mettrait une compresse." Le bailli, qui s'était caché dans sa cave pendant le combat, vint lui faire compliment comme les autres. Mais il fut bien surpris quand il entendit Hercule l'Ingénu dire à une douzaine de jeunes gens de bonne volonté, dont il était entouré "Mes amis, ce n'est rien d'avoir délivré l'abbaye de la Montagne; il faut délivrer une fille." Toute cette bouillante jeunesse prit feu à ces seules paroles. On le suivait déjà en foule, on courait au couvent. Si le bailli n'avait pas sur-le-champ averti le commandant, si on n'avait pas couru après la troupe joyeuse, c'en était fait. On ramena l'Ingénu chez son oncle et sa tante, qui le baignèrent de larmes de tendresse. "Je vois bien que vous ne serez jamais ni sous-diacre ni prieur, lui dit l'oncle; vous serez un officier encore plus brave que mon frère le capitaine, et probablement aussi gueux." Et mademoiselle de Kerkabon pleurait toujours en l'embrassant, et en disant "Il se fera tuer comme mon frère; il vaudrait bien mieux qu'il fût sous-diacre." L'Ingénu, dans le combat, avait ramassé une grosse bourse remplie de guinées, que probablement l'amiral avait laissé tomber. Il ne douta pas qu'avec cette bourse il ne pût acheter toute la Basse-Bretagne, et surtout faire mademoiselle de Saint-Yves grande dame. Chacun l'exhorta de faire le voyage de Versailles pour y recevoir le prix de ses services. Le commandant, les principaux officiers le comblèrent de certificats. L'oncle et la tante approuvèrent le voyage du neveu. Il devait être, sans difficulté, présenté au roi cela seul lui donnerait un prodigieux relief dans la province. Ces deux bonnes gens ajoutèrent à la bourse anglaise un présent considérable de leurs épargnes. L'Ingénu disait en lui-même "Quand je verrai le roi, je lui demanderai mademoiselle de Saint-Yves en mariage et certainement il ne me refusera pas." Il partit donc aux acclamations de tout le canton, étouffé d'embrassements, baigné des larmes de sa tante, béni par son oncle, et se recommandant à la belle Saint-Yves. Chapitre huitième. L'Ingénu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots L'Ingénu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots L'Ingénu prit le chemin de Saumur par le coche, parce qu'il n'y avait point alors d'autre commodité. Quand il fut à Saumur, il s'étonna de trouver la ville presque déserte; et de voir plusieurs familles qui déménageaient. On lui dit que, six ans auparavant, Saumur contenait plus de quinze mille âmes, et qu'à présent il n'y en avait pas six mille. Il ne manqua pas d'en parler à souper dans son hôtellerie. Plusieurs protestants étaient à table les uns se plaignaient amèrement, d'autres frémissaient de colère, d'autres disaient en pleurant Nos dulcia linquimus arva, Nos patriam fugimus. L'Ingénu, qui ne savait pas le latin, se fit expliquer ces paroles, qui signifient "nous abandonnons nos douces campagnes, nous fuyons notre patrie". "Et pourquoi fuyez-vous votre patrie, messieurs? - C'est qu'on veut que nous reconnaissions le pape. - Et pourquoi ne le reconnaÃtriez-vous pas? Vous n'avez donc point de marraines que vous vouliez épouser? Car on m'a dit que c'était lui qui en donnait la permission. - Ah! monsieur, ce pape dit qu'il est le maÃtre du domaine des rois. - Mais, messieurs, de quelle profession êtes-vous? - Monsieur, nous sommes pour la plupart des drapiers et des fabricants. - Si votre pape dit qu'il est le maÃtre de vos draps et de vos fabriques, vous faites très bien de ne le pas reconnaÃtre; mais pour les rois, c'est leur affaire; de quoi vous mêlez-vous?" Alors un petit homme noir prit la parole, et exposa très savamment les griefs de la compagnie. Il parla de la révocation de l'édit de Nantes avec tant d'énergie, il déplora d'une manière si pathétique le sort de cinquante mille familles fugitives et de cinquante mille autres converties par les dragons, que l'Ingénu à son tour versa des larmes. "D'où vient donc, disait-il, qu'un si grand roi, dont la gloire s'étend jusque chez les Hurons, se prive ainsi de tant de coeurs qui l'auraient aimé, et de tant de bras qui l'auraient servi? - C'est qu'on l'a trompé comme les autres grands rois, répondit, l'homme noir. On lui a fait croire que, dès qu'il aurait dit un mot, tous les hommes penseraient comme lui; et qu'il nous ferait changer de religion comme son musicien Lulli fait changer en un moment les décorations de ses opéras. Non seulement il perd déjà cinq à six cent mille sujets très utiles, mais il s'en fait des ennemis; et le roi Guillaume, qui est actuellement maÃtre de l'Angleterre, a composé plusieurs régiments de ces mêmes Français qui auraient combattu pour leur monarque. "Un tel désastre est d'autant plus étonnant que le pape régnant, à qui Louis XIV sacrifie une partie de son peuple, est son ennemi déclaré. Ils ont encore tous deux, depuis neuf ans, une querelle violente. Elle a été poussée si loin que la France a espéré enfin de voir briser le joug qui la soumet depuis tant de siècles à cet étranger et surtout de ne lui plus donner d'argent, ce qui est le premier mobile des affaires de ce monde. Il paraÃt donc évident qu'on a trompé ce grand roi sur ses intérêts comme sur l'étendue de son pouvoir, et qu'on a donné atteinte à la magnanimité de son coeur." L'Ingénu, attendri de plus en plus, demanda quels étaient les Français qui trompaient ainsi un monarque si cher aux Hurons. "Ce sont les jésuites, lui répondit-on; c'est surtout le père de La Chaise, confesseur de Sa Majesté. Il faut espérer que Dieu les en punira un jour, et qu'ils seront chassés comme ils nous chassent. Y a-t-il un malheur égal aux nôtres? Mons de Louvois nous envoie de tous côtés des jésuites et des dragons. - Oh bien! messieurs, répliqua l'Ingénu, qui ne pouvait plus se contenir, je vais à Versailles recevoir la récompense due à mes services; je parlerai à ce mons de Louvois on m'a dit que c'est lui qui fait la guerre, de son cabinet. Je verrai le roi, je lui ferai connaÃtre la vérité; il est impossible qu'on ne se rende pas à cette vérité quand on la sent. Je reviendrai bientôt pour épouser mademoiselle de Saint-Yves, et je vous prie à la noce." Ces bonnes gens le prirent alors pour un grand seigneur qui voyageait incognito par le coche. Quelques-uns le prirent pour le fou du roi. Il y avait à table un jésuite déguisé qui servait d'espion au révérend père de La Chaise. Il lui rendait compte de tout, et le père de La Chaise en instruisait mons de Louvois. L'espion écrivit. L'Ingénu et la lettre arrivèrent presque en même temps à Versailles. Chapitre neuvième. Arrivée de l'Ingénu à Versailles. Sa réception à la cour Arrivée de l'Ingénu à Versailles. Sa réception à la cour L'Ingénu débarque en pot de chambre dans la cour des cuisines. Il demande aux porteurs de chaise à quelle heure on peut voir le roi. Les porteurs lui rient au nez, tout comme avait fait l'amiral anglais. Il les traita de même, il les battit; ils voulurent le lui rendre, et la scène allait être sanglante s'il n'eût passé un garde du corps, gentilhomme breton, qui écarta la canaille. "Monsieur, lui dit le voyageur, vous me paraissez un brave homme; je suis le neveu de monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne; j'ai tué des Anglais, je viens parler au roi; je vous prie de me mener dans sa chambre." Le garde, ravi de trouver un brave de sa province, qui ne paraissait pas au fait des usages de la cour, lui apprit qu'on ne parlait pas ainsi au roi, et qu'il fallait être présenté par monseigneur de Louvois. "Eh bien! menez-moi donc chez ce monseigneur de Louvois, qui sans doute me conduira chez Sa Majesté. - Il est encore plus difficile, répliqua le garde, de parler à monseigneur de Louvois qu'à Sa Majesté; mais je vais vous conduire chez monsieur Alexandre, le premier commis de la guerre c'est comme si vous parliez au ministre." Ils vont donc chez ce monsieur Alexandre, premier commis, et ils ne purent être introduits; il était en affaire avec une dame de la cour, et il y avait ordre de ne laisser entrer personne. "Eh bien! dit le garde, il n'y a rien de perdu; allons chez le premier commis de monsieur Alexandre c'est comme si vous parliez à monsieur Alexandre lui-même." Le Huron, tout étonné, le suit; ils restent ensemble une demi-heure dans une petite antichambre. "Qu'est-ce donc que tout ceci? dit l'Ingénu; est-ce que tout le monde est invisible dans ce pays-ci? Il est bien plus aisé de se battre en Basse-Bretagne contre des Anglais que de rencontrer à Versailles les gens à qui on a affaire." Il se désennuya en racontant ses amours à son compatriote. Mais l'heure en sonnant rappela le garde du corps à son poste. Il se promirent de se revoir le lendemain, et l'Ingénu resta encore une autre demi-heure dans l'antichambre, en rêvant à mademoiselle de Saint-Yves, et à la difficulté de parler aux rois et aux premiers commis. Enfin le patron parut. "Monsieur, lui dit l'Ingénu, si j'avais attendu pour repousser les Anglais aussi longtemps que vous m'avez fait attendre mon audience, ils ravageraient actuellement la Basse-Bretagne tout à leur aise." Ces paroles frappèrent le commis. Il dit enfin au Breton "Que demandez-vous? - Récompense, dit l'autre; voici mes titres." Il lui étala tous ses certificats. Le commis lut, et lui dit que probablement on lui accorderait la permission d'acheter une lieutenance. "Moi! que je donne de l'argent pour avoir repoussé les Anglais? que je paye le droit de me faire tuer pour vous, pendant que vous donnez ici vos audiences tranquillement? Je crois que vous voulez rire. Je veux une compagnie de cavalerie pour rien; je veux que le roi fasse sortir mademoiselle de Saint-Yves du couvent,. et qu'il me la donne par mariage; je veux parler au roi en faveur de cinquante mille familles que je prétends lui rendre. En un mot, je veux être utile; qu'on m'emploie et qu'on m'avance. - Comment vous nommez-vous, monsieur; qui parlez si haut? - Oh! oh! reprit l'Ingénu, vous n'avez donc pas lu mes certificats? C'est donc ainsi qu'on en use? Je m'appelle Hercule de Kerkabon; je suis baptisé, je loge au Cadran bleu, et je me plaindrai de vous au roi." Le commis conclut comme les gens de Saumur, qu'il n'avait pas la tête bien saine, et n'y fit pas grande attention. Ce même jour, le révérend père La Chaise, confesseur de Louis XIV, avait reçu la lettre de son espion, qui accusait le Breton Kerkabon de favoriser dans son coeur les huguenots, et de condamner la conduite des jésuites. Monsieur de Louvois, de son côté, avait reçu une lettre de l'interrogant bailli, qui dépeignait l'Ingénu comme un garnement qui voulait brûler les couvents et enlever les filles. L'Ingénu, après s'être promené dans les jardins de Versailles, où il s'ennuya, après avoir soupé en Huron et en Bas-Breton, s'était couché dans la douce espérance de voir le roi le lendemain, d'obtenir mademoiselle de Saint-Yves en mariage, d'avoir au moins une compagnie de cavalerie, et de faire cesser la persécution contre les huguenots. Il se berçait de ces flatteuses idées, quand la maréchaussée entra dans sa chambre. Elle se saisit d'abord de son fusil à deux coups et de son grand sabre. On fit un inventaire de son argent comptant, et on le mena dans le château que fit construire le roi Charles V, fils de Jean II, auprès de la rue St Antoine, à la porte des Tournelles. Quel était en chemin l'étonnement de l'Ingénu, je vous le laisse à penser. Il crut d'abord que c'était un rêve. Il resta dans l'engourdissement, puis tout à coup transporté d'une fureur qui redoublait ses forces, il prend à la gorge deux de ses conducteurs; qui étaient avec lui dans le carrosse, les jette par la portière, se jette après eux, et entraÃne le troisième, qui voulait le retenir. Il tombe de l'effort, on le lie, on le remonte dans la voiture. "Voilà donc, disait-il, ce que l'on gagne à chasser les Anglais de la Basse-Bretagne! Que dirais-tu, belle Saint-Yves, si tu me voyais dans cet état?" On arrive enfin au gÃte qui lui était destiné. On le porte en silence dans la chambre où il devait être enfermé, comme un mort qu'on porte dans un cimetière. Cette chambre était déjà occupée par un vieux solitaire de Port-Royal, nommé Gordon, qui y languissait depuis deux ans. "Tenez, lui dit le chef des sbires, voilà de la compagnie que je vous amène"; et sur-le-champ on referma les énormes verrous de la porte épaisse, revêtue de larges barres. Les deux captifs restèrent séparés de l'univers entier. Chapitre dixième. L'Ingénu enfermé à la bastille avec un janséniste L'Ingénu enfermé à la bastille avec un janséniste M. Gordon était un vieillard frais et serein, qui savait deux grandes choses supporter l'adversité, et consoler les malheureux. Il s'avança d'un air ouvert et compatissant vers son compagnon, et lui dit en l'embrassant "Qui que vous soyez, qui venez partager mon tombeau, soyez sûr que je m'oublierai toujours moi-même pour adoucir vos tourments dans l'abÃme infernal où nous sommes plongés. Adorons la Providence qui nous y a conduits, souffrons en paix, et espérons." Ces paroles firent sur l'âme de l'Ingénu l'effet des gouttes d'Angleterre, qui rappellent un mourant à la vie, et lui font entr'ouvrir des yeux étonnés. Après les premiers compliments, Gordon, sans le presser de lui apprendre la cause de son malheur, lui inspira, par la douceur de son entretien, et par cet intérêt que prennent deux malheureux l'un à l'autre, le désir d'ouvrir son coeur et de déposer le fardeau qui l'accablait, mais il ne pouvait deviner le sujet de son malheur; cela lui paraissait un effet sans cause, et le bonhomme Gordon était aussi étonné que lui-même. "Il faut, dit le janséniste au Huron, que Dieu ait de grands desseins sur vous, puisqu'il vous a conduit du lac Ontario en Angleterre et en France, qu'il vous a fait baptiser en Basse-Bretagne, et qu'il vous a mis ici pour votre salut. - Ma foi, répondit l'Ingénu, je crois que le diable s'est mêlé seul de ma destinée. Mes compatriotes d'Amérique ne m'auraient jamais traité avec la barbarie que j'éprouve ils n'en ont pas d'idée. On les appelle sauvages; ce sont des gens de bien grossiers, et les hommes de ce pays-ci sont des coquins raffinés. Je suis, à la vérité, bien surpris d'être venu d'un autre monde pour être enfermé dans celui-ci sous quatre verrous avec un prêtre; mais je fais réflexion au nombre prodigieux d'hommes qui partent d'un hémisphère pour aller se faire tuer dans l'autre, ou qui font naufrage en chemin, et qui sont mangés des poissons. Je ne vois pas les gracieux desseins de Dieu sur tous ces gens-là ." On leur apporta à dÃner par un guichet. La conversation roula sur la Providence, sur les lettres de cachet, et sur l'art de ne pas succomber aux disgrâces auxquelles tout homme est exposé dans ce monde. "Il y a deux ans que je suis ici, dit le vieillard, sans autre consolation que moi-même et des livres; je n'ai pas eu un moment de mauvaise humeur. - Ah! monsieur Gordon, s'écria l'Ingénu, vous n'aimez donc pas votre marraine? Si vous connaissiez comme moi mademoiselle de Saint-Yves, vous seriez au désespoir." A ces mots il ne put retenir ses larmes, et il se sentit alors un peu moins oppressé. "Mais, dit-il, pourquoi donc les larmes soulagent-elles? Il me semble qu'elles devraient faire un effet contraire. - Mon fils, tout est physique en nous, dit le bon vieillard; toute sécrétion fait du bien au corps; et tout ce qui le soulage soulage l'âme; nous sommes les machines de la Providence." L'Ingénu, qui, comme nous l'avons dit plusieurs fois, avait un grand fonds d'esprit, fit de profondes réflexions sur cette idée, dont il semblait qu'il avait la semence en lui-même. Après quoi il demanda à son compagnon pourquoi sa machine était depuis deux ans sous quatre verrous. "Par la grâce efficace, répondit Gordon; je passe pour janséniste j'ai connu Arnauld et Nicole; les jésuites nous ont persécutés. Nous croyons que le pape n'est qu'un évêque comme un autre; et c'est pour cela que le père de La Chaise a obtenu du roi, son pénitent, un ordre de me ravir, sans aucune formalité de justice, le bien le plus précieux des hommes, la liberté. - Voilà qui est bien étrange, dit l'Ingénu; tous les malheureux que j'ai rencontrés ne le sont qu'à cause du pape. A l'égard de votre grâce efficace, je vous avoue que je n'y entends rien; mais je regarde comme une grande grâce que Dieu m'ait fait trouver dans mon malheur un homme comme vous, qui verse dans mon coeur des consolations dont je me croyais incapable." Chaque jour la conversation devenait plus intéressante et plus instructive. Les âmes des deux captifs s'attachaient l'une à l'autre. Le vieillard savait beaucoup, et le jeune homme voulait beaucoup apprendre. Au bout d'un mois il étudia la géométrie; il la dévorait. Gordon lui fit lire la Physique de Rohault, qui était encore à la mode, et il eut le bon esprit de n'y trouver que des incertitudes. Ensuite il lut le premier volume de la Recherche de la vérité. Cette nouvelle lumière l'éclaira. "Quoi! dit-il, notre imagination et nos sens nous trompent à ce point! quoi! les objets ne forment point nos idées, et nous ne pouvons nous les donner nous-mêmes!" Quand il eut lu le second volume, il ne fut plus si content, et il conclut qu'il est plus aisé de détruire que de bâtir. Son confrère, étonné qu'un jeune ignorant fÃt cette réflexion, qui n'appartient qu'aux âmes exercées, conçut une grande idée de son esprit, et s'attacha à lui davantage. "Votre Malebranche, lui dit un jour l'Ingénu, me paraÃt avoir écrit la moitié de son livre avec sa raison, et l'autre avec son imagination et ses préjugés." Quelques jours après, Gordon lui demanda "Que pensez-vous donc de l'âme, de la manière dont nous recevons nos idées? de notre volonté, de la grâce, du libre arbitre? - Rien, lui repartit l'Ingénu; si je pensais quelque chose, c'est que nous sommes sous la puissance de l'Etre éternel comme les astres et les éléments; qu'il fait tout en nous, que nous sommes de petites roues de la machine immense dont il est l'âme; qu'il agit par des lois générales, et non par des vues particulières cela seul me paraÃt intelligible; tout le reste est pour moi un abÃme de ténèbres. - Mais, mon fils, ce serait faire Dieu auteur du péché! - Mais, mon père, votre grâce efficace ferait Dieu auteur du péché aussi car il est certain que tous ceux à qui cette grâce serait refusée pécheraient; et qui nous livre au mal n'est-il pas l'auteur du mal?" Cette naïveté embarrassait fort le bonhomme; il sentait qu'il faisait de vains efforts pour se tirer de ce bourbier; et il entassait tant de paroles qui paraissaient avoir du sens et qui n'en avaient point dans le goût de la prémotion physique, que l'Ingénu en avait pitié. Cette question tenait évidemment à l'origine du bien et du mal; et alors il fallait que le pauvre Gordon passât en revue la boÃte de Pandore, l'oeuf d'Orosmade percé par Arimane, l'inimitié entre Typhon et Osiris, et enfin le péché originel, et ils couraient l'un et l'autre dans cette nuit profonde, sans jamais se rencontrer. Mais enfin ce roman de l'âme détournait leur vue de la contemplation de leur propre misère, et, par un charme étrange, la foule des calamités répandues sur l'univers diminuait la sensation de leurs peines ils n'osaient se plaindre quand tout souffrait. Mais, dans le repos de la nuit, l'image de la belle Saint-Yves effaçait dans l'esprit de son amant toutes les idées de métaphysique et de morale. Il se réveillait les yeux mouillés de larmes; et le vieux janséniste oubliait sa grâce efficace, et l'abbé de Saint-Cyran, et Jansénius, pour consoler un jeune homme qu'il croyait en péché mortel. Après leurs lectures, après leurs raisonnements, ils parlaient encore de leurs aventures; et, après en avoir inutilement parlé, ils lisaient ensemble ou séparément. L'esprit du jeune homme se fortifiait de plus en plus. Il serait surtout allé très loin en mathématiques sans les distractions que lui donnait mademoiselle de Saint-Yves. Il lut des histoires, elles l'attristèrent. Le monde lui parut trop méchant et trop misérable. En effet, l'histoire n'est que le tableau des crimes et des malheurs. La foule des hommes innocents et paisibles disparaÃt toujours sur ces vastes théâtres. Les personnages ne sont que des ambitieux pervers. Il semble que l'histoire ne plaise que comme la tragédie, qui languit si elle n'est animée par les passions, les forfaits et les grandes infortunes. Il faut armer Clio du poignard comme Melpomène. Quoique l'histoire de France soit remplie d'horreurs, ainsi que toutes les autres, cependant elle lui parut si dégoûtante dans ses commencements, si sèche dans son milieu, si petite enfin, même du temps de Henri IV, toujours si dépourvue de grands monuments, si étrangère à ces belles découvertes qui ont illustré d'autres nations, qu'il était obligé de lutter contre l'ennui pour lire tous ces détails de calamités obscures resserrées dans un coin du monde. Gordon pensait comme lui. Tous deux riaient de pitié quand il était question des souverains de Fezensac, de Fesansaguet, et d'Astarac. Cette étude en effet en serait bonne que pour leurs héritiers, s'ils en avaient. Les beaux siècles de la république romaine le rendirent quelque temps indifférent pour le reste de la terre. Le spectacle de Rome victorieuse et législatrice des nations occupait son âme entière. Il s'échauffait en contemplant ce peuple qui fut gouverné sept cents ans par l'enthousiasme de la liberté et de la gloire. Ainsi se passaient les jours, les semaines, les mois; et il se serait cru heureux dans le séjour du désespoir, s'il n'avait point aimé. Son bon naturel s'attendrissait encore sur le bon prieur de Notre-Dame de la Montagne, et sur la sensible Kerkabon. "Que penseront-ils, répétait-il souvent quand ils n'auront point de mes nouvelles? Ils me croiront un ingrat." Cette idée le tourmentait; il plaignait ceux qui l'aimaient, beaucoup plus qu'il ne se plaignait lui-même. Chapitre onzième. Comment l'Ingénu développe son génie Comment l'Ingénu développe son génie La lecture agrandit l'âme, et un ami éclairé la console. Notre captif jouissait de ces deux avantages qu'il n'avait pas soupçonnés auparavant. "Je serais tenté, dit-il, de croire aux métamorphoses, car j'ai été changé de brute en homme." Il se forma une bibliothèque choisie d'une partie de son argent dont on lui permettait de disposer. Son ami l'encouragea à mettre par écrit ses réflexions. Voici ce qu'il écrivit sur l'histoire ancienne "Je m'imagine que les nations ont été longtemps comme moi, qu'elles ne se sont instruites que fort tard, qu'elles n'ont été occupées pendant des siècles que du moment présent qui coulait, très peu du passé, et jamais de l'avenir. J'ai parcouru cinq ou six cents lieues du Canada, je n'y ai pas trouvé un seul monument; personne n'y sait rien de ce qu'a fait son bisaïeul. Ne serait-ce pas là l'état naturel de l'homme? L'espèce de ce continent-ci me paraÃt supérieure à celle de l'autre. Elle a augmenté son être depuis plusieurs siècles par les arts et par les connaissances. Est-ce parce qu'elle a de la barbe au menton, et que Dieu a refusé la barbe aux Américains? Je ne le crois pas car je vois que les Chinois n'ont presque point de barbe, et qu'ils cultivent les arts depuis plus de cinq mille années. En effet, s'ils ont plus de quatre mille ans d'annales, il faut bien que la nation ait été rassemblée et florissante depuis plus de cinq cents siècles. "Une chose me frappe surtout dans cette ancienne histoire de la Chine, c'est que presque tout y est vraisemblable et naturel. Je l'admire en ce qu'il n'y a rien de merveilleux. "Pourquoi toutes les autres nations se sont-elles donné des origines fabuleuses? Les anciens chroniqueurs de l'histoire de France, qui ne sont pas fort anciens, font venir les Français d'un Francus, fils d'Hector; les Romains se disaient issus d'un Phrygien, quoiqu'il n'y eût pas dans leur langue un seul mot qui eût le moindre rapport à la langue de Phrygie; les dieux avaient habité dix mille ans en Egypte, et les diables, en Scythie, où ils avaient engendré les Huns. Je ne vois avant Thucydide que des romans semblables aux Amadis, et beaucoup moins amusants. Ce sont partout des apparitions, des oracles, des prodiges, des sortilèges, des métamorphoses, des songes expliqués, et qui font la destinée des plus grands empires et des plus petits Etats ici des bêtes qui parlent, là des bêtes qu'on adore, des dieux transformés en hommes, et des hommes transformés en dieux. Ah! s'il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l'emblème de la vérité! J'aime les fables des philosophes, je ris de celles des enfants, et je hais celles des imposteurs." Il tomba un jour sur une histoire de l'empereur Justinien. On y lisait que des apédeutes de Constantinople avaient donné, en très mauvais grec, un édit contre le plus grand capitaine du siècle, parce que ce héros avait prononcé ces paroles dans la chaleur de la conversation "La vérité luit de sa propre lumière, et on n'éclaire pas les esprits avec les flammes des bûchers." Les apédeutes assurèrent que cette proposition était hérétique, sentant l'hérésie, et que l'axiome contraire était catholique, universel, et grec "On n'éclaire les esprits qu'avec la flamme des bûchers, et la vérité ne saurait luire de sa propre lumière." Ces linostoles condamnèrent ainsi plusieurs discours du capitaine, et donnèrent un édit. "Quoi! s'écria l'Ingénu, des édits rendus par ces gens-là ! - Ce ne sont point des édits, répliqua Gordon, ce sont des contrédits dont tout le monde se moquait à Constantinople, et l'empereur tout le premier c'était un sage prince, qui avait su réduire les apédeutes linostoles à ne pouvoir faire que du bien. Il savait que ces messieurs-là et plusieurs autres pastophores avaient lassé de contrédits la patience des empereurs ses prédécesseurs en matière plus grave. - Il fit fort bien, dit l'Ingénu; on doit soutenir les pastophores et les contenir." Il mit par écrit beaucoup d'autres réflexions qui épouvantèrent le vieux Gordon. "Quoi! dit-il en lui-même, j'ai consumé cinquante ans à m'instruire, et je crains de ne pouvoir atteindre au bon sens naturel de cet enfant presque sauvage! je tremble d'avoir laborieusement fortifié des préjugés; il n'écoute que la simple nature." Le bonhomme avait quelques-uns de ces petits livres de critique, de ces brochures périodiques où des hommes incapables de rien produire dénigrent les productions des autres, où les Visé insultent aux Racine, et les Faydit aux Fénelon. L'Ingénu en parcourut quelques-uns. "Je les compare, disait-il, à certains moucherons qui vont déposer leurs oeufs dans le derrière des plus beaux chevaux cela ne les empêche pas de courir." A peine les deux philosophes daignèrent jeter les yeux sur ces excréments de la littérature. Ils lurent bientôt ensemble les éléments de l'astronomie; l'Ingénu fit venir des sphères ce grand spectacle le ravissait. "Qu'il est dur, disait-il, de ne commencer à connaÃtre le ciel que lorsqu'on me ravit le droit de le contempler! Jupiter et Saturne roulent dans ces espaces immenses; des millions de soleils éclairent des milliards de mondes; et dans le coin de terre où je suis jeté, il se trouve des êtres qui me privent, moi être voyant et pensant, de tous ces mondes où ma vue pourrait atteindre, et de celui où Dieu m'a fait naÃtre! La lumière faite pour tout l'univers est perdue pour moi. On ne me la cachait pas dans l'horizon septentrional où j'ai passé mon enfance et ma jeunesse. Sans vous, mon cher Gordon, je serais ici dans le néant." Chapitre douzième. Ce que l'Ingénu pense des pièces de théâtre Ce que l'Ingénu pense des pièces de théâtre Le jeune Ingénu ressemblait à un de ces arbres vigoureux qui, nés dans un sol ingrat, étendent en peu de temps leurs racines et leurs branches quand ils sont transplantés dans un terrain favorable; et il était bien extraordinaire qu'une prison fût ce terrain. Parmi les livres qui occupaient le loisir des deux captifs, il se trouva des poésies, des traductions de tragédies grecques, quelques pièces du théâtre français. Les vers qui parlaient d'amour portèrent à la fois dans l'âme de l'Ingénu le plaisir et la douleur. Ils lui parlaient tous de sa chère Saint-Yves. La fable des Deux pigeons lui perça le coeur; il était bien loin de pouvoir revenir à son colombier. Molière l'enchanta. Il lui faisait connaÃtre les moeurs de Paris et du genre humain. "A laquelle de ses comédies donnez-vous la préférence? - Au Tartuffe, sans difficulté. - Je pense comme vous, dit Gordon; c'est un tartuffe qui m'a plongé dans ce cachot, et peut-être ce sont des tartuffes qui ont fait votre malheur. Comment trouvez-vous ces tragédies grecques? - Bonnes pour des Grecs, dit l'Ingénu." Mais quand il lut l'Iphigénie moderne, Phèdre, Andromaque, Athalie, il fut en extase, il soupira, il versa des larmes, il les sut par coeur sans avoir envie de les apprendre. "Lisez Rodogune, lui dit Gordon; on dit que c'est le chef-d'oeuvre du théâtre; les autres pièces qui vous ont fait tant de plaisir sont peu de chose en comparaison." Le jeune homme, dès la première page, lui dit "Cela n'est pas du même auteur. - A quoi le voyez-vous? - Je n'en sais rien encore; mais ces vers-là ne vont ni à mon oreille ni à mon coeur. - Oh! ce n'est rien que les vers", répliqua Gordon. L'Ingénu répondit "Pourquoi donc en faire?" Après avoir lu très attentivement la pièce, sans autre dessein que celui d'avoir du plaisir, il regardait son ami avec des yeux secs et étonnés, et ne savait que dire. Enfin, pressé de rendre compte de ce qu'il avait senti, voici ce qu'il répondit "Je n'ai guère entendu le commencement; j'ai été révolté du milieu; la dernière scène m'a beaucoup ému, quoiqu'elle me paraisse peu vraisemblable je ne me suis intéressé pour personne, et je n'ai pas retenu vingt vers, moi qui les retiens tous quand ils me plaisent. - Cette pièce passe pourtant pour la meilleure que nous ayons. - Si cela est, répliqua-t-il, elle est peut-être comme bien des gens qui ne méritent pas leurs places. Après tout, c'est ici une affaire de goût; le mien ne doit pas encore être formé; je peux me tromper; mais vous savez que je suis accoutumé à dire ce que je pense, ou plutôt ce que je sens. Je soupçonne qu'il y a souvent de l'illusion; de la mode, du caprice, dans les jugements des hommes. J'ai parlé d'après la nature; il se peut que chez moi la nature soit très imparfait; mais il se peut aussi qu'elle soit quelquefois peu consultée par la plupart des hommes." Alors il récita des vers d'Iphigénie, dont il état plein; et quoiqu'il ne déclamât pas bien, il y mit tant de vérité et d'onction qu'il fit pleurer le vieux janséniste. Il lut ensuite Cinna; il ne pleura point, mais il admira. Chapitre treizième. La belle Saint-Yves va à Versailles La belle Saint-Yves va à Versailles Pendant que notre infortuné s'éclairait plus qu'il ne se consolait; pendant que son génie, étouffé depuis si longtemps, se déployait avec tant de rapidité et de force; pendant que la nature, qui se perfectionnait en lui, le vengeait des outrages de la fortune, que devinrent monsieur le prieur et sa bonne soeur, et la belle recluse Saint-Yves? Le premier mois, on fut inquiet; et au troisième on fut plongé dans la douleur. Les fausses conjectures, les bruits mal fondés, alarmèrent. Au bout de six mois, on le crut mort. Enfin monsieur et mademoiselle de Kerkabon apprirent, par une ancienne lettre qu'un garde du roi avait écrite en Bretagne, qu'un jeune homme, semblable à l'Ingénu était arrivé un soir à Versailles, mais qu'il avait été enlevé pendant la nuit, et que depuis ce temps personne n'en avait entendu parler. "Hélas! dit mademoiselle de Kerkabon, notre neveu aura fait quelque sottise, et se sera attiré de fâcheuses affaires. Il est jeune, il est Bas-Breton, il ne peut savoir comme on doit se comporter à la cour. Mon cher frère, je n'ai jamais vu Versailles ni Paris; voici une belle occasion, nous retrouverons peut-être notre pauvre neveu c'est le fils de notre frère; notre devoir est de le secourir. Qui sait si nous ne pourrons point parvenir enfin à le faire sous-diacre, quand la fougue de la jeunesse sera amortie? Il avait beaucoup de dispositions pour les sciences. Vous souvenez-vous comme il raisonnait sur l'Ancien et sur le Nouveau Testament? Nous sommes responsables de son âme; c'est nous qui l'avons fait baptiser; sa chère maÃtresse Saint-Yves passe les journées à pleurer. En vérité il faut aller à Paris. S'il est caché dans quelqu'une de ces vilaines maisons de joie dont on m'a fait tant de récits, nous l'en tirerons." Le prieur fut touché des discours de sa soeur. Il alla trouver l'évêque de Saint-Malo; qui avait baptisé le Huron, et lui demanda sa protection et ses conseils. Le prélat approuva le voyage. Il donna au prieur des lettres de recommandation pour le père de La Chaise, confesseur du roi, qui avait la première dignité du royaume, pour l'archevêque de Paris Harlay, et pour l'évêque de Meaux Bossuet. Enfin le frère et la soeur partirent; mais, quand ils furent arrivés à Paris, ils se trouvèrent égarés comme dans un vaste labyrinthe, sans fil et sans issue. Leur fortune était médiocre, il leur fallait tous les jours des voitures pour aller à la découverte, et ils ne découvraient rien. Le prieur se présenta chez le révérend père de La Chaise il était avec mademoiselle Du Tron, et ne pouvait donner audience à des prieurs. Il alla à la porte de l'archevêque le prélat était enfermé avec la belle madame de Lesdiguières pour les affaires de l'Eglise. Il courut à la maison de campagne de l'évêque de Meaux celui-ci examinait, avec mademoiselle de Mauléon, l'amour mystique de madame Guyon. Cependant il parvint à se faire entendre de ces deux prélats; tous deux lui déclarèrent qu'ils ne pouvaient se mêler de son neveu, attendu qu'il n'était pas sous-diacre. Enfin il vit le jésuite; celui-ci le reçut à bras ouverts, lui protesta qu'il avait toujours eu pour lui une estime particulière, ne l'ayant jamais connu. Il jura que la Société avait toujours été attachée aux Bas-Bretons. "Mais, dit-il, votre neveu n'aurait-il pas le malheur d'être huguenot? - Non, assurément, mon révérend père. - Serait-il point janséniste? - Je puis assurer à Votre Révérence qu'à peine est-il chrétien il y a environ onze mois que nous l'avons baptisé. - Voilà qui est bien, voilà qui est bien; nous aurons soin de lui. Votre bénéfice est-il considérable? - Oh! fort peu de chose, et mon neveu nous coûte beaucoup. - Y a-t-il quelques jansénistes dans le voisinage? Prenez bien garde, mon cher monsieur le prieur; ils sont plus dangereux que les huguenots et les athées. - Mon révérend père, nous n'en avons point; on ne sait ce que c'est que le jansénisme à Notre-Dame de la Montagne. - Tant mieux; allez, il n'y a rien que je ne fasse pour vous." Il congédia affectueusement le prieur, et n'y pensa plus. Le temps s'écoulait, le prieur et la bonne soeur se désespéraient. Cependant le maudit bailli pressait le mariage de son grand benêt de fils avec la belle Saint-Yves, qu'on avait fait sortir exprès du couvent. Elle aimait toujours son cher filleul autant qu'elle détestait le mari qu'on lui présentait. L'affront d'avoir été mise dans un couvent augmentait sa passion; l'ordre d'épouser le fils du bailli y mettait le comble. Les regrets, la tendresse, et l'horreur bouleversaient son âme. L'amour, comme on sait, est bien plus ingénieux et plus hardi dans une jeune fille que l'amitié ne l'est dans un vieux prieur et dans une tante de quarante-cinq ans passés. De plus, elle s'était bien formée dans son couvent par les romans qu'elle avait lus à la dérobée. La belle Saint-Yves se souvenait de la lettre qu'un garde du corps avait écrite en Basse-Bretagne, et dont on avait parlé dans la province. Elle résolut d'aller elle-même prendre des informations à Versailles; de se jeter aux pieds des ministres si son mari était en prison, comme on le disait, et d'obtenir justice pour lui. Je ne sais quoi l'avertissait secrètement qu'à la cour on ne refuse rien à une jolie fille. Mais elle ne savait pas ce qu'il en coûtait. Sa résolution prise, elle est consolée, elle est tranquille, elle ne rebute plus son sot prétendu; elle accueille le détestable beau-père, caresse son frère, répand l'allégresse dans la maison; puis, le jour destiné à la cérémonie, elle part secrètement à quatre heures du matin avec ses petits présents de noce, et tout ce qu'elle a pu rassembler. Ses mesures étaient si bien prises qu'elle était déjà à plus de dix lieues lorsqu'on entra dans sa chambre, vers le midi. La surprise et la consternation furent grandes. L'interrogant bailli fit ce jour-là plus de questions qu'il n'en avait faites dans toute la semaine; le mari resta plus sot qu'il ne l'avait jamais été. L'abbé de Saint-Yves, en colère, prit le parti de courir après sa soeur. Le bailli et son fils voulurent l'accompagner. Ainsi la destinée conduisait à Paris presque tout ce canton de la Basse-Bretagne. La belle Saint-Yves se doutait bien qu'on la suivrait. Elle était à cheval; elle s'informait adroitement des courriers s'ils n'avaient point rencontré un gros abbé, un énorme bailli, et un jeune benêt, qui couraient sur le chemin de Paris. Ayant appris au troisième jour qu'ils n'étaient pas loin, elle prit une route différente, et eut assez d'habileté et de bonheur pour arriver à Versailles tandis qu'on la cherchait inutilement dans Paris. Mais comment se conduire à Versailles? Jeune, belle, sans conseil, sans appui, inconnue, exposée à tout, comment oser chercher un garde du roi? Elle imagina de s'adresser à un jésuite du bas étage; il y en avait pour toutes les conditions de la vie, comme Dieu, disaient-ils, a donné différentes nourritures aux diverses espèces d'animaux. Il avait donné au roi son confesseur, que tous les solliciteurs de bénéfices appelaient le chef de l'Eglise gallicane; ensuite venaient les confesseurs des princesses; les ministres n'en avaient point ils n'étaient pas si sots. Il y avait les jésuites du grand commun, et surtout les jésuites des femmes de chambre par lesquelles on savait les secrets des maÃtresses; et ce n'était pas un petit emploi. La belle Saint-Yves s'adressa à un de ces derniers, qui s'appelait le père Tout-à -tous. Elle se confessa à lui, lui exposa ses aventures, son état, son danger, et le conjura de la loger chez quelque bonne dévote qui la mÃt à l'abri des tentations. Le père Tout-à -tous l'introduisit chez la femme d'un officier du gobelet, l'une de ses plus affidées pénitentes. Dès qu'elle y fut, elle s'empressa de gagner la confiance et l'amitié de cette femme; elle s'informa du garde breton, et le fit prier de venir chez elle. Ayant su de lui que son amant avait été enlevé après avoir parlé à un premier commis, elle court chez ce commis; la vue d'une belle femme l'adoucit, car il faut convenir que Dieu n'a créé les femmes que pour apprivoiser les hommes. Le plumitif attendri lui avoua tout. "Votre amant est à la Bastille depuis près d'un an, et sans vous il y serait peut-être toute sa vie." La tendre Saint-Yves s'évanouit. Quand elle eut repris ses sens, le plumitif lui dit "Je suis sans crédit pour faire du bien; tout mon pouvoir se borne à faire du mal quelquefois. Croyez-moi, allez chez monsieur de Saint-Pouange, qui fait le bien et le mal, cousin et favori de monseigneur de Louvois. Ce ministre a deux âmes monsieur de Saint-Pouange en est une; madame du Belloy, l'autre; mais elle n'est pas à présent à Versailles; il ne vous reste que de fléchir le protecteur que je vous indique." La belle Saint-Yves, partagée entre un peu de joie et d'extrêmes douleurs, entre quelque espérance et de tristes craintes, poursuivie par son frère, adorant son amant, essuyant ses larmes et en versant encore, tremblante, affaiblie, et reprenant courage, courut vite chez monsieur de Saint-Pouange. Chapitre quatorzième. Progrès de l'esprit de l'Ingénu Progrès de l'esprit de l'Ingénu L'Ingénu faisait des progrès rapides dans les sciences, et surtout dans la science de l'homme. La cause du développement rapide de son esprit était due à son éducation sauvage presque autant qu'à la trempe de son âme car, n'ayant rien appris dans son enfance, il n'avait point appris de préjugés. Son entendement, n'ayant point été courbé par l'erreur, était demeuré dans toute sa rectitude. Il voyait les choses comme elles sont, au lieu que les idées qu'on nous donne dans l'enfance nous les font voir toute notre vie comme elles ne sont point. "Vos persécuteurs sont abominables, disait-il à son ami Gordon. Je vous plains d'être opprimé, mais je vous plains d'être janséniste. Toute secte me paraÃt le ralliement de l'erreur. Dites-moi s'il y a des sectes en géométrie? - Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon; tous les hommes sont d'accord sur la vérité quand elle est démontrée, mais ils sont trop partagés sur les vérités obscures. - Dites sur les faussetés obscures. S'il y avait eu une seule vérité cachée dans vos amas d'arguments qu'on ressasse depuis tant de siècles, on l'aurait découverte sans doute; et l'univers aurait été d'accord au moins sur ce point-là . Si cette vérité était nécessaire comme le soleil l'est à la terre, elle serait brillante comme lui. C'est une absurdité, c'est un outrage au genre humain, c'est un attentat contre l'Etre infini et suprême de dire il y a une vérité essentielle à l'homme, et Dieu l'a cachée." Tout ce que disait ce jeune ignorant instruit par la nature faisait une impression profonde sur l'esprit du vieux savant infortuné. "Serait-il bien vrai, s'écria-t-il, que je me fusse rendu réellement malheureux pour des chimères? Je suis bien plus sûr de mon malheur que de la grâce efficace. J'ai consumé mes jours à raisonner sur la liberté de Dieu et du genre humain; mais j'ai perdu la mienne; ni saint Augustin ni saint Prosper ne me tireront de l'abÃme où je suis." L'Ingénu, livré à son caractère, dit enfin "Voulez-vous que je vous parle avec une confiance hardie? Ceux qui se font persécuter pour ces vaines disputes de l'école me semblent peu sages; ceux qui persécutent me paraissent des monstres." Les deux captifs étaient fort d'accord sur l'injustice de leur captivité. "Je suis cent fois plus à plaindre que vous, disait l'Ingénu; je suis né libre comme l'air; j'avais deux vies, la liberté et l'objet de mon amour on me les ôte. Nous sommes tous deux dans les fers, sans savoir qui nous y a mis, sans pouvoir même le demander. J'ai vécu Huron vingt ans; on dit que ce sont des barbares, parce qu'ils se vengent de leurs ennemis; mais ils n'ont jamais opprimé leurs amis. A peine ai-je mis le pied en France, que j'ai versé mon sang pour elle; j'ai peut-être sauvé une province, et pour récompense je suis englouti dans ce tombeau des vivants, où je serais mort de rage sans vous. Il n'y a donc point de lois dans ce pays? On condamne les hommes sans les entendre! Il n'en est pas ainsi en Angleterre. Ah! ce n'était pas contre les Anglais que je devais me battre." Ainsi sa philosophie naissante ne pouvait dompter la nature outragée dans le premier de ses droits, et laissait un libre cours à sa juste colère. Son compagnon ne le contredit point. L'absence augmente toujours l'amour qui n'est pas satisfait, et la philosophie ne le diminue pas. Il parlait aussi souvent de sa chère Saint-Yves que de morale et de métaphysique. Plus ses sentiments s'épuraient, et plus il aimait. Il lut quelques romans nouveaux; il en trouva peu qui lui peignissent la situation de son âme. Il sentait que son coeur allait toujours au-delà de ce qu'il lisait. "Ah! disait-il, presque tous ces auteurs-là n'ont que de l'esprit et de l'art." Enfin le bon prêtre janséniste devenait insensiblement le confident de sa tendresse. Il ne connaissait l'amour auparavant que comme un péché dont on s'accuse en confession. Il apprit à le connaÃtre comme un sentiment aussi noble que tendre, qui peut élever l'âme autant que l'amollir, et produire même quelquefois des vertus. Enfin, pour dernier prodige, un Huron convertissait un janséniste. Chapitre quinzième. La belle Saint-Yves résiste à des propositions délicates La belle Saint-Yves résiste à des propositions délicates La belle Saint-Yves, plus tendre encore que son amant, alla donc chez monsieur de Saint-Pouange, accompagnée de l'amie chez qui elle logeait, toutes deux cachées dans leurs coiffes. La première chose qu'elle vit à la porte ce fut l'abbé de Saint-Yves, son frère, qui en sortait. Elle fut intimidée; mais la dévote amie la rassura. "C'est précisément parce qu'on a parlé contre vous qu'il faut que vous parliez. Soyez sûre que dans ce pays les accusateurs ont toujours raison si on ne se hâte de les confondre. Votre présence d'ailleurs, ou je me trompe fort, fera plus d'effet que les paroles de votre frère." Pour peu qu'on encourage une amante passionnée, elle est intrépide. La Saint-Yves se présente à l'audience. Sa jeunesse, ses charmes, ses yeux tendres, mouillés de quelques pleurs, attirèrent tous les regards. Chaque courtisan du sous-ministre oublia un moment l'idole du pouvoir pour contempler celle de la beauté. Le Saint-Pouange la fit entrer dans un cabinet; elle parla avec attendrissement et avec grâce. Saint-Pouange se sentit touché. Elle tremblait, il la rassura. "Revenez ce soir, lui dit-il; vos affaires méritent qu'on y pense et qu'on en parle à loisir; il y a ici trop de monde; on expédie les audiences trop rapidement il faut que je vous entretienne à fond de tout ce qui vous regarde." Ensuite, ayant fait l'éloge de sa beauté et de ses sentiments, il lui recommanda de venir à sept heures du soir. Elle n'y manqua pas; la dévote amie l'accompagna encore, mais elle se tint dans le salon, et lut le Pédagogue chrétien, pendant que le Saint-Pouange et la belle Saint-Yves étaient dans l'arrière-cabinet. "Croiriez-vous bien, mademoiselle, lui dit-il d'abord, que votre frère est venu me demander une lettre de cachet contre vous? En vérité j'en expédierais plutôt une pour le renvoyer en basse-Bretagne. - Hélas! monsieur, on est donc bien libéral de lettres de cachet dans vos bureaux, puisqu'on en vient solliciter du fond du royaume, comme des pensions. Je suis bien loin d'en demander une contre mon frère. J'ai beaucoup à me plaindre de lui, mais je respecte la liberté des hommes; je demande celle d'un homme que je veux épouser, d'un homme à qui le roi doit la conservation d'une province, qui peut le servir utilement, et qui est fils d'un officier tué à son service. De quoi est-il accusé? Comment a-t-on pu le traiter si cruellement sans l'entendre?" Alors le sous-ministre lui montra la lettre du jésuite espion et celle du perfide bailli. "Quoi! il y a de pareils monstres sur la terre! et on veut me forcer ainsi à épouser le fils ridicule d'un homme ridicule et méchant! et c'est sur de pareils avis qu'on décide ici de la destinée des citoyens!" Elle se jeta à genoux, elle demanda avec des sanglots la liberté du brave homme qui l'adorait. Ses charmes dans cet état parurent dans leur plus grand avantage. Elle était si belle que le Saint-Pouange, perdant toute honte, lui insinua qu'elle réussirait si elle commençait par lui donner les prémices de ce qu'elle réservait à son amant. La Saint-Yves, épouvantée et confuse, feignit longtemps de ne le pas entendre; il fallut s'expliquer plus clairement. Un mot lâché d'abord avec retenue en produisait un plus fort, suivi d'un autre plus expressif. On offrit non seulement la révocation de la lettre de cachet, mais des récompenses, de l'argent, des honneurs, des établissements; et plus on promettait, plus le désir de n'être pas, refusé augmentait. La Saint-Yves pleurait, elle était suffoquée, à demi renversée sur un sofa, croyant à peine ce qu'elle voyait, ce qu'elle entendait. Le Saint-Pouange, à son tour, se jeta à ses genoux. Il n'était pas sans agréments, et aurait pu ne pas effaroucher un coeur moins prévenu; mais Saint-Yves adorait son amant, et croyait que c'était un crime horrible de le trahir pour le servir. Saint-Pouange redoublait les prières et les promesses enfin la tête lui tourna au point qu'il lui déclara que c'était le seul moyen de tirer de sa prison l'homme auquel elle prenait un intérêt si violent et si tendre. Cet étrange entretien se prolongeait. La dévote de l'antichambre, en lisant son Pédagogue chrétien, disait "Mon Dieu! que peuvent-ils faire là depuis deux heures? Jamais monseigneur de Saint-Pouange, n'a donné une si longue audience; peut-être qu'il a tout refusé à cette pauvre fille, puisqu'elle le prie encore." Enfin sa compagne sortit de l'arrière-cabinet tout éperdue, sans pouvoir parler, réfléchissant profondément sur le caractère des grands et des demi-grands qui sacrifient si légèrement la liberté des hommes et l'honneur des femmes. Elle ne dit pas un mot pendant tout le chemin. Arrivée chez l'amie, elle éclata, elle lui conta tout. La dévote fit de grands signes de croix. "Ma chère amie, il faut consulter dès demain le père Tout-à -tous, notre directeur; il a beaucoup de crédit auprès de monsieur de Saint-Pouange; il confesse plusieurs servantes de sa maison; c'est un homme pieux et accommodant, qui dirige aussi des femmes de qualité. Abandonnez-vous à lui, c'est ainsi que j'en use, je m'en suis toujours bien trouvée. Nous autres, pauvres femmes, nous avons besoin d'être conduites par un homme. - Eh bien donc! ma chère amie, j'irai trouver demain le père Tout-à -tous." Chapitre seizième. Elle consulte un jésuite Elle consulte un jésuite Dès que la belle et désolée Saint-Yves fut avec son bon confesseur, elle lui confia qu'un homme puissant et voluptueux lui proposait de faire sortir de prison celui qu'elle devait épouser légitimement, et qu'il demandait un grand prix de son servie; qu'elle avait une répugnance horrible pour un telle infidélité, et que, s'il ne s'agissait que de sa propre vie, elle la sacrifierait plutôt que de succomber. "Voilà un abominable pécheur! lui dit le père Tout-à -tous. Vous devriez bien me dire le nom de ce vilain homme c'est à coup sûr quelque janséniste; je le dénoncerai à sa révérence le père de La Chaise, qui le fera mettre dans le gÃte où est à présent la chère personne que vous devez épouser." La pauvre fille, après un long embarras et de grandes irrésolutions, lui nomma enfin Saint-Pouange. "Monseigneur de Saint-Pouange! s'écria le jésuite; ah! ma fille, c'est tout autre chose; il est cousin du plus grand ministre que nous ayons jamais eu, homme de bien, protecteur de la bonne cause, bon chrétien; il ne peut avoir eu une telle pensée; il faut que vous ayez mal entendu. - Ah! mon père, je n'ai entendu que trop bien; je suis perdue, quoi que je fasse; je n'ai que le choix du malheur et de la honte il faut que mon amant reste enseveli tout vivant, ou que je me rende indigne de vivre. Je ne puis le laisser périr, et je ne puis le sauver." Le père Tout-à -tous tâcha de la calmer par ces douces paroles "Premièrement, ma fille, ne dites jamais ce mot mon amant; il y a quelque chose de mondain, qui pourrait offenser Dieu. Dites mon mari; car, bien qu'il ne le soit pas encore, vous le regardez comme tel; et rien n'est plus honnête. Secondement, bien qu'il soit votre époux en idée, en espérance, il ne l'est pas en effet ainsi vous ne commettriez pas un adultère, péché énorme qu'il faut toujours éviter autant qu'il est possible. Troisièmement, les actions ne sont pas d'une malice de couple, quand l'intention est pure, et rien n'est plus pur que de délivrer votre mari. Quatrièmement, vous avez des exemples dans la sainte antiquité, qui peuvent merveilleusement servir à votre conduite. Saint Augustin rapporte que sous le proconsulat de Septimius Acyndinus, en l'an 340 de notre salut, un pauvre homme, ne pouvant payer à César ce qui appartenait à César, fut condamné à la mort, comme il est juste, malgré la maxime Où il n'y a rien le roi perd ses droits. Il s'agissait d'une livre d'or; le condamné avait une femme en qui Dieu avait mis la beauté et la prudence. Un vieux richard promit de donner une livre d'or, et même plus, à la dame, à condition qu'il commettrait avec elle le péché immonde. La dame ne crut point mal faire en sauvant la vie à son mari. Saint Augustin approuve fort sa généreuse résignation. Il est vrai que le vieux richard la trompa, et peut-être même son mari n'en fut pas moins pendu; mais elle avait fait tout ce qui était en elle pour sauver sa vie. Soyez sûre, ma fille, que quand un jésuite vous cite saint Augustin, il faut bien que ce saint ait pleinement raison. Je ne vous conseille rien, vous êtes sage; il est à présumer que vous serez utile à votre mari. Monseigneur de Saint-Pouange est un honnête homme, il ne vous trompera pas c'est tout ce que je puis vous dire; je prierai Dieu pour vous, et j'espère que tout se passera à sa plus grande gloire." La belle Saint-Yves, non moins effrayée des discours du jésuite que des propositions du sous-ministre, s'en retourna éperdue chez son amie. Elle était tentée de se délivrer, par là mort, de l'horreur de laisser dans une captivité affreuse l'amant qu'elle adorait, et de la honte de le délivrer au prix de ce qu'elle avait de plus cher, et qui ne devait appartenir qu'à cet amant infortuné. Chapitre dix-septième. Elle consulte un jésuite Elle succombe par vertu Elle priait son amie de la tuer; mais cette femme, non moins indulgente que le jésuite, lui parla plus clairement encore. "Hélas! dit-elle, les affaires ne se font guère autrement dans cette cour si aimable, si galante, et si renommée. Les places les plus médiocres et les plus considérables n'ont souvent été données qu'au prix qu'on exige de vous. Ecoutez, vous m'avez inspiré de l'amitié et de la confiance; je vous avouerai que si j'avais été aussi difficile que vous l'êtes, mon mari ne jouirait pas du petit poste qui le fait vivre; il le sait, et loin d'en être fâché, il voit en moi sa bienfaitrice, et il se regarde comme ma créature. Pensez-vous que tous ceux qui ont été à la tête des provinces, ou même des armées, aient dû leurs honneurs et leur fortune à leurs seuls services? Il en est qui en sont redevables à mesdames leurs femmes. Les dignités de la guerre ont été sollicitées par l'amour, et la place a été donnée au mari de la plus belle. Vous êtes dans une situation bien plus intéressante il s'agit de rendre votre amant au jour et de l'épouser; c'est un devoir sacré qu'il vous faut remplir. On n'a point blâmé les belles et grandes dames dont je vous parle; on vous applaudira, on dira que vous ne vous êtes permise une faiblesse que par un excès de vertu. - Ah! quelle vertu! s'écria la belle Saint-Yves; quel labyrinthe d'iniquités! quel pays! et que j'apprends à connaÃtre les hommes! Un père de La Chaise et un bailli ridicule font mettre mon amant en prison, ma famille me persécute, on ne me tend la main dans mon désastre que pour me déshonorer. Un jésuite a perdu un brave homme, un autre jésuite veut me perdre; je ne suis entourée que de pièges, et je touche au moment de tomber dans la misère. Il faut que je me tue, ou que je parle au roi; je me jetterai à ses pieds sur son passage, quand il ira à la messe ou à la comédie. - On ne vous laissera pas approcher, lui dit sa bonne amie; et si vous aviez le malheur de parler, mons de Louvois et le révérend père de La Chaise pourraient vous enterrer dans le fond d'un couvent pour le reste de vos jours." Tandis que cette brave personne augmentait ainsi les perplexités de cette âme désespérée, et enfonçait le poignard dans son coeur, arrive un exprès de monsieur de Saint-Pouange avec une lettre et deux beaux pendants d'oreilles. Saint-Yves rejeta le tout en pleurant; mais l'amie s'en chargea. Dès que le messager fut parti, notre confidente lit la lettre dans laquelle on propose un petit souper aux deux amies pour le soir. Saint-Yves jure qu'elle n'ira point. La dévote veut lui essayer les deux boucles de diamants. Saint-Yves ne le put souffrir. Elle combattit la journée entière. Enfin, n'ayant en vue que son amant, vaincue, entraÃnée, ne sachant où on la mène, elle se laisse conduire au souper fatal. Rien n'avait pu la déterminer à se parer de ses pendants d'oreilles; la confidente les apporta, elle les lui ajusta malgré elle avant qu'on se mÃt à table. Saint-Yves était si confuse, si troublée, qu'elle se laissait tourmenter; et le patron en tirait un augure très favorable. Vers la fin du repas, la confidente se retira discrètement. Le patron montra alors la révocation de la lettre de cachet, le brevet d'une gratification considérable, celui d'une compagnie, et n'épargna pas les promesses. "Ah! lui dit Saint-Yves, que je vous aimerais si vous ne vouliez pas être tant aimé!" Enfin, après une longue résistance, après des sanglots, des cris, des larmes, affaiblie du combat, éperdue, languissante, il fallut se rendre. Elle n'eut d'autre ressource que de se promettre de ne penser qu'à l'Ingénu; tandis que le cruel jouirait impitoyablement de la nécessité où elle était réduite. Chapitre dix-huitième. Elle délivre son amant et un janséniste Elle délivre son amant et un janséniste Au point du jour elle vole à Paris, munie de l'ordre du ministre. Il est difficile de peindre ce qui se passait dans son coeur pendant ce voyage. Qu'on imagine une âme vertueuse et noble, humiliée de son opprobre; enivrée de tendresse, déchirée des remords d'avoir trahi son amant, pénétrée du plaisir de délivrer ce qu'elle adore! Ses amertumes, ses combats, son succès partageaient toutes ses réflexions. Ce n'était plus cette fille simple dont une éducation provinciale avait rétréci les idées. L'amour et le malheur l'avaient formée. Le sentiment avait fait autant de progrès en elle que la raison en avait fait dans l'esprit de son amant infortuné. Les filles apprennent à sentir plus aisément que les hommes n'apprennent à penser. Son aventure était plus instructive que quatre ans de couvent. Son habit était d'une simplicité extrême. Elle voyait avec horreur les ajustements sous lesquels elle avait paru devant son funeste bienfaiteur; elle avait laissé ses boucles de diamants à sa compagne sans même les regarder. Confuse et charmée, idolâtre de l'Ingénu, et se haïssant elle-même, elle arrive enfin à la porte. De cet affreux château, palais de la vengeance, Qui renferma souvent le crime et l'innocence. Quand il fallut descendre du carrosse, les forces lui manquèrent; on l'aida; elle entra, le coeur palpitant, les yeux humides, le front consterné. On la présente au gouverneur; elle veut lui parler, sa voix expire; elle montre son ordre en articulant à peine quelques paroles. Le gouverneur aimait son prisonnier; il fut très aise de sa délivrance. Son coeur n'était pas endurci comme celui de quelques honorables geôliers ses confrères, qui, ne pensant qu'à la rétribution attachée à la garde de leurs captifs, fondant leurs revenus sur leurs victimes, et vivant du malheur d'autrui, se faisaient en secret une joie affreuse des larmes des infortunés. Il fait venir le prisonnier dans son appartement. Les deux amants se voient, et tous deux s'évanouissent. La belle Saint-Yves resta longtemps sans mouvement et sans vie l'autre rappela bientôt son courage. "C'est apparemment là madame votre femme, lui dit le gouverneur; vous ne m'aviez point dit que vous fussiez marié. On me mande que c'est à ses soins généreux que vous devez votre délivrance - Ah! je ne suis pas digne d'être sa femme," dit la belle Saint-Yves d'une voix tremblante; et elle retomba encore en faiblesse. Quand elle eut repris ses sens, elle présenta, toujours tremblante, le brevet de la gratification, et la promesse par écrit d'une compagnie. L'Ingénu, aussi étonné qu'attendri, s'éveillait d'un songe pour retomber dans un autre. "Pourquoi ai-je été enfermé ici? comment avez-vous pu m'en tirer? où sont les monstres qui m'y ont plongé? Vous êtes une divinité qui descendez du ciel à mon secours." La belle Saint-Yves baissait la vue, regardait son amant, rougissait et détournait, le moment d'après, ses yeux mouillés de pleurs. Elle lui apprit enfin tout ce qu'elle savait, et tout ce qu'elle avait éprouvé, excepté ce qu'elle aurait voulu se cacher pour jamais, et ce qu'un autre que l'Ingénu, plus accoutumé au monde et plus instruit des usages de la cour, aurait deviné facilement. "Est-il possible qu'un misérable comme ce bailli ait eu le pouvoir de me ravir ma liberté? Ah! je vois bien qu'il en est des hommes comme des plus vils animaux; tous peuvent nuire. Mais est-il possible qu'un moine, un jésuite confesseur du roi, ait contribué à mon infortune autant que ce bailli, sans que je puisse imaginer sous quel prétexte ce détestable fripon m'a persécuté? M'a-t-il fait passer pour un janséniste? Enfin, comment vous êtes-vous souvenue de moi? je ne le méritais pas, je n'étais alors qu'un sauvage. Quoi? vous avez pu, sans conseil, sans secours, entreprendre le voyage de Versailles! Vous y avez paru, et on a brisé mes fers! Il est donc dans la beauté et dans la vertu un charme invincible qui fait tomber les portes de fer, et qui amollit les coeurs de bronze!" A ce mot de vertu, des sanglots échappèrent à la belle Saint-Yves. Elle ne savait pas combien elle était vertueuse dans le crime qu'elle se reprochait. Son amant continua ainsi "Ange qui avez rompu mes liens, si vous avez eu ce que je ne comprends pas encore assez de crédit pour me faire rendre justice, faites-la donc rendre aussi à un vieillard qui m'a le premier appris à penser, comme vous m'avez appris à aimer. La calamité nous a unis; je l'aime comme un père, je ne peux vivre ni sans vous ni sans lui. - Moi! que je sollicite le même homme qui... - Oui, je veux tout vous devoir, et je ne veux devoir jamais rien qu'à vous écrivez à cet homme puissant; comblez-moi de vos bienfaits, achevez ce que vous avez commencé, achevez vos prodiges." Elle sentait qu'elle devait faire tout ce que son amant exigeait elle voulut écrire, sa main ne pouvait obéir. Elle recommença trois fois sa lettre, la déchira trois fois; elle écrivit enfin, et les deux amants sortirent après avoir embrassé le vieux martyr de la grâce efficace. L'heureuse et désolée Saint-Yves savait dans quelle maison logeait son frère; elle y alla; son amant prit un appartement dans la même maison. A peine y furent-ils arrivés que son protecteur lui envoya l'ordre de l'élargissement du bonhomme Gordon, et lui demanda un rendez-vous pour le lendemain. Ainsi, à chaque action honnête et généreuse qu'elle faisait, son déshonneur en était le prix. Elle regardait avec exécration cet usage de vendre le malheur et le bonheur des hommes. Elle donna l'ordre de l'élargissement à son amant, et refusa le rendez-vous d'un bienfaiteur qu'elle ne pouvait plus voir sans expirer de douleur et de honte. L'Ingénu ne pouvait se séparer d'elle que pour aller délivrer un ami il y vola. Il remplit ce devoir en réfléchissant sur les étranges événements de ce monde, et en admirant la vertu courageuse d'une jeune fille à qui deux infortunés devaient plus que la vie. Chapitre dix-neuvième. L'Ingénu, la belle Saint-Yves, et leurs parents sont rassemblés L'Ingénu, la belle Saint-Yves, et leurs parents sont rassemblés La généreuse et respectable infidèle était avec son frère abbé de Saint-Yves, le bon prieur de la Montagne, et la dame de Kerkabon. Tous étaient également étonnés; mais leur situation et leurs sentiments étaient bien différents. L'abbé de Saint-Yves pleurait ses torts aux pieds de sa soeur, qui lui pardonnait. Le prieur et sa tendre soeur pleuraient aussi, mais de joie; le vilain bailli et son insupportable fils ne troublaient point cette scène touchante. Ils étaient partis au premier bruit de l'élargissement de leur ennemi; ils couraient ensevelir dans leur province leur sottise et leur crainte. Les quatre personnages, agités de cent mouvements divers, attendaient que le jeune homme revÃnt avec l'ami qu'il devait délivrer. L'abbé de Saint-Yves n'osait lever les yeux devant sa soeur; la bonne Kerkabon disait "Je reverrai donc mon cher neveu! - Vous le reverrez, dit la charmante Saint-Yves, mais ce n'est plus le même homme; son maintien, son ton, ses idées, son esprit, tout est changé; il est devenu aussi respectable qu'il était naïf et étranger à tout. Il sera l'honneur et la consolation de votre famille que ne puis-je être aussi l'honneur de la mienne! - Vous n'êtes point non plus la même, dit le prieur; que vous est-il donc arrivé qui ait fait en vous un si grand changement?" Au milieu de cette conversation l'Ingénu arrive, tenant par la main son janséniste. La scène alors devint plus neuve et plus intéressante. Elle commença par les tendres embrassements de l'oncle et de la tante. L'abbé de Saint-Yves se mettait presque aux genoux de l'Ingénu, qui n'était plus l'Ingénu. Les deux amants se parlaient par des regards qui exprimaient tous les sentiments dont ils étaient pénétrés. On voyait éclater la satisfaction, la reconnaissance, sur le front de l'un; l'embarras était peint dans les yeux tendres et un peu égarés de l'autre. On était étonné qu'elle mêlât de la douleur à tant de joie. Le vieux Gordon devint en peu de moments cher à toute la famille. Il avait été malheureux avec le jeune prisonnier, et c'était un grand titre. Il devait sa délivrance aux deux amants, cela seul le réconciliait avec l'amour; l'âpreté de ses anciennes opinions sortait de son coeur, il était changé en homme, ainsi que le Huron. Chacun raconta ses aventures avant le souper. Les deux abbés, la tante, écoutaient comme des enfants qui entendent des histoires de revenants, et comme des hommes qui s'intéressaient tous à tant de désastres. "Hélas! dit Gordon, il y a peut-être plus de cinq cents personnes vertueuses qui sont à présent dans les mêmes fers que mademoiselle de Saint-Yves a brisés leurs malheurs sont inconnus. On trouve assez de mains qui frappent sur la foule des malheureux, et rarement une secourable." Cette réflexion si vraie augmentait sa sensibilité et sa reconnaissance tout redoublait le triomphe de la belle Saint-Yves; on admirait la grandeur et la fermeté de son âme. L'admiration était mêlée de ce respect qu'on sent malgré soi pour une personne qu'on croit avoir du crédit à la cour. Mais l'abbé de Saint-Yves disait quelquefois "Comment ma soeur a-t-elle pu faire pour obtenir si tôt ce crédit?" On allait se mettre à table de très bonne heure. Voilà que la bonne amie de Versailles arrive sans rien savoir de tout ce qui s'était passé; elle était en carrosse à six chevaux, et on voit bien à qui appartenait l'équipage. Elle entre avec l'air imposant d'une personne de cour qui a de grandes affaires, salue très légèrement la compagnie, et tirant la belle Saint-Yves à l'écart "Pourquoi vous faire tant attendre? Suivez-moi; voilà vos diamants que vous aviez oubliés." Elle ne put dire ces paroles si bas que l'Ingénu ne les entendÃt il vit les diamants; le frère fut interdit; l'oncle et la tante n'éprouvèrent qu'une surprise de bonnes gens qui n'avaient jamais vu une telle magnificence. Le jeune homme, qui s'était formé par un an de réflexions, en fit malgré lui, et parut troublé un moment. Son amante s'en aperçut; une pâleur mortelle se répandit sur son beau visage, un frisson la saisit, elle se soutenait à peine. "Ah! madame, dit-elle à la fatale amie, vous m'avez perdue! vous me donnez la mort!" Ces paroles percèrent le coeur de l'Ingénu; mais il avait déjà appris à se posséder; il ne les releva point, de peur d'inquiéter sa maÃtresse devant son frère; mais il pâlit comme elle. Saint-Yves, éperdue de l'altération qu'elle apercevait sur le visage de son amant, entraÃne cette femme hors de la chambre dans un petit passage, jette les diamants à terre devant elle. "Ah! ce ne sont pas eux qui m'ont séduite, vous le savez; mais celui qui les a donnés ne me reverra jamais." L'amie les ramassait, et Saint-Yves ajoutait "Qu'il les reprenne ou qu'il vous les donne; allez, ne me rendez plus honteuse de moi-même." L'ambassadrice enfin, s'en retourna, ne pouvant comprendre les remords dont elle était témoin. La belle Saint-Yves, oppressée, éprouvant dans son corps une révolution qui la suffoquait, fut obligée de se mettre au lit; mais pour n'alarmer personne elle ne parla point de ce qu'elle souffrait, et, ne prétextant que sa lassitude, elle demanda la permission de prendre du repos; mais ce fut après avoir rassuré la compagnie par des paroles consolantes et flatteuses, et jeté sur son amant des regards qui portaient le feu dans son âme. Le souper, qu'elle n'animait pas, fut triste dans le commencement, mais de cette tristesse intéressante qui fournit des conversations attachantes et utiles, si supérieures à la frivole joie qu'on recherche, et qui n'est d'ordinaire qu'un bruit importun. Gordon fit en peu de mots l'histoire du jansénisme et du molinisme, des persécutions dont un parti accablait l'autre, et de l'opiniâtreté de tous les deux. L'Ingénu en fit la critique, et plaignit les hommes qui, non contents de tant de discorde que leurs intérêts allument, se font de nouveaux maux pour des intérêts chimériques, et pour des absurdités inintelligibles. Gordon racontait, l'autre jugeait; les convives écoutaient avec émotion, et s'éclairaient d'une lumière nouvelle. On parla de la longueur de nos infortunes et de la brièveté de la vie. On remarqua que chaque profession a un vice et un danger qui lui sont attachés, et que, depuis le Prince jusqu'au dernier des mendiants, tout semble accuser la nature. Comment se trouve-t-il tant d'hommes qui, pour si peu d'argent, se font les persécuteurs, les satellites, les bourreaux des autres hommes? Avec quelle indifférence inhumaine un homme en place signe la destruction d'une famille, et avec quelle joie plus barbare des mercenaires l'exécutent! "J'ai vu dans ma jeunesse, dit le bonhomme Gordon, un parent du maréchal de Marillac, qui, étant poursuivi dans sa province pour la cause de cet illustre malheureux, se cachait dans Paris sous un nom supposé. C'était un vieillard de soixante et douze ans. Sa femme, qui l'accompagnait, était à peu près de son âge. Ils avaient eu un fils libertin qui, à l'âge de quatorze ans, s'était enfui de la maison paternelle devenu soldat, puis déserteur, il avait passé par tous les degrés de la débauche et de la misère; enfin, ayant pris un nom de terre, il était dans les gardes du cardinal de Richelieu car ce prêtre, ainsi que le Mazarin, avait des gardes; il avait obtenu un bâton d'exempt dans cette compagnie de satellites. Cet aventurier fut chargé d'arrêter le vieillard et son épouse, et s'en acquitta avec toute la dureté d'un homme qui voulait plaire à son maÃtre. Comme il les conduisait, il entendit ces deux victimes déplorer la longue suite des malheurs qu'elles avaient éprouvés depuis leur berceau. Le père et la mère comptaient parmi leurs plus grandes infortunes les égarements et la perte de leur fils. Il les reconnut; il ne les conduisit pas moins en prison, en les assurant que Son Eminence devait être servie de préférence à tout. Son Eminence récompensa son zèle. "J'ai vu un espion du père de La Chaise trahir son propre frère, dans l'espérance d'un petit bénéfice qu'il n'eut point; et je l'ai vu mourir, non de remords, mais de douleur d'avoir été trompé par le jésuite. L'emploi de confesseur que j'ai longtemps exercé m'a fait connaÃtre l'intérieur des familles; je n'en ai guère vu qui ne fussent plongées dans l'amertume, tandis qu'au dehors, couvertes du masque du bonheur, elles paraissaient nager dans la joie; et j'ai toujours remarqué que les grands chagrins étaient le fruit de notre cupidité effrénée. - Pour moi, dit l'Ingénu, je pense qu'une âme noble, reconnaissante et sensible, peut vivre heureuse; et je compte bien jouir d'une félicité sans mélange avec la belle et généreuse Saint-Yves. Car je me flatte, ajouta-t-il, en s'adressant à son frère avec le sourire de l'amitié, que vous ne me refuserez pas, comme l'année passée, et que je m'y prendrai d'une manière plus décente." L'abbé se confondit en excuses du passé et en protestations d'un attachement éternel. L'oncle Kerkabon dit que ce serait le plus beau jour de sa vie. La bonne tante, en s'extasiant et en pleurant de joie, s'écriait "Je vous l'avais bien dit que vous ne seriez jamais sous-diacre! ce sacrement-ci vaut bien mieux que l'autre; plût à Dieu que j'en eusse été honorée! mais je vous servirai de mère." Alors ce fut à qui renchérirait sur les louanges de tendre Saint-Yves. Son amant avait le coeur trop plein de ce qu'elle avait fait pour lui, il l'aimait trop pour que l'aventure des diamants eût fait sur son coeur une impression dominante. Mais ces mots qu'il avait trop entendus, vous me donnez la mort, l'effrayaient encore en secret et corrompaient toute sa joie, tandis que les éloges de sa belle maÃtresse augmentaient encore son amour. Enfin on n'était plus occupé que d'elle; on ne parlait que du bonheur que ces deux amants méritaient; on s'arrangeait pour vivre tous ensemble dans Paris; on faisait des projets de fortune et d'agrandissement; on se livrait à toutes ces espérances que la moindre lueur de félicité fait naÃtre si aisément. Mais l'Ingénu, dans le fond de son coeur, éprouvait un sentiment secret qui repoussait cette illusion. Il relisait ces promesses signées Saint-Pouange, et les brevets signés Louvois; on lu dépeignit ces deux hommes tels qu'ils étaient, ou qu'on les croyait être. Chacun parla des ministres et du ministère avec cette liberté de table regardée en France comme la plus précieuse liberté qu'on puisse goûter sur la terre. "Si j'étais roi de France, dit l'Ingénu, voici le ministre de la guerre que je choisirais je voudrais un homme de la plus haute naissance, par la raison qu'il donne des ordres à la noblesse. J'exigerais qu'il eût été lui-même officier, qu'il eût passé par tous les grades, qu'il fût au moins lieutenant général des armées, et digne d'être maréchal de France car n'est-il pas nécessaire qu'il ait servi lui-même pour mieux connaÃtre les détails du service? et les officiers n'obéiront-ils pas avec cent fois plus d'allégresse à un homme de guerre, qui aura comme eux signalé son courage, qu'à un homme de cabinet qui ne peut que deviner tout au plus les opérations d'une campagne, quelque esprit qu'il puisse avoir? Je ne serais pas fâché que mon ministre fût généreux, quoique mon garde du trésor royal en fût quelquefois un peu embarrassé. J'aimerais qu'il eût un travail facile, et que même il se distinguât par cette gaieté d'esprit, partage d'un homme supérieur aux affaires, qui plaÃt tant à la nation, et qui rend tous les devoirs moins pénibles." Il désirait qu'un ministre eût ce caractère; parce qu'il avait toujours remarqué que cette belle humeur est incompatible avec la cruauté. Mons de Louvois n'aurait peut-être pas été satisfait des souhaits de l'Ingénu; il avait une autre sorte de mérite. Mais pendant qu'on était à table, la maladie de cette fille malheureuse prenait un caractère funeste; son sang s'était allumé, une fièvre dévorante s'était déclarée, elle souffrait et ne se plaignait point, attentive à ne pas troubler la joie des convives. Son frère, sachant qu'elle ne dormait pas, alla au chevet de son lit; il fut surpris de l'état où elle était. Tout le monde accourut; l'amant se présentait à la suite du frère. Il était, sans doute, le plus alarmé et le plus attendri de tous; mais il avait appris à joindre la discrétion à tous les dons heureux que la nature lui avait prodigués, et le sentiment prompt des bienséances commençait à dominer dans lui. On fit venir aussitôt un médecin du voisinage. C'était un de ceux qui visitent leurs malades en courant, qui confondent la maladie qu'ils viennent de voir avec celles qu'ils voient, qui mettent une pratique aveugle dans une science à laquelle toute la maturité d'un discernement sain et réfléchi ne peut ôter son incertitude et ses dangers. Il redoubla le mal par sa précipitation à prescrire un remède alors à la mode. De la mode jusque dans la médecine! Cette manie était trop commune dans Paris. La triste Saint-Yves contribuait encore plus que son médecin à rendre sa maladie dangereuse. Son âme tuait son corps. La foule des pensées qui l'agitaient portait dans ses veines un poison plus dangereux que celui de la fièvre la plus brûlante. Chapitre vingtième. La belle Saint-Yves meurt, et ce qui en arrive La belle Saint-Yves meurt, et ce qui en arrive On appela un autre médecin celui-ci, au lieu d'aider la nature et de la laisser agir dans une jeune personne dans qui tous les organes rappelaient la vie, ne fut occupé que de contrecarrer son confrère. La maladie devint mortelle en deux jours. Le cerveau, qu'on croit le siège de l'entendement, fut attaqué aussi violemment que le coeur, qui est, dit-on, le siège des passions. Quelle mécanique incompréhensible a soumis les organes au sentiment et à la pensée? Comment une seule idée douloureuse dérange-t-elle le cours du sang? Et comment le sang à son tour porte-t-il ses irrégularités dans l'entendement humain? Quel est ce fluide inconnu et dont l'existence est certaine, qui, plus prompt, plus actif que la lumière, vole, en moins d'un clin d'oeil, dans tous les canaux de la vie, produit les sensations, la mémoire, la tristesse ou la joie, la raison ou le vertige, rappelle avec horreur ce qu'on voudrait oublier, et fait d'un animal pensant ou un objet d'admiration, ou un sujet de pitié et de larmes? C'était là ce que disait le bon Gordon; et cette réflexion si naturelle, que rarement font les hommes, ne dérobait rien à son attendrissement; car il n'était pas de ces malheureux philosophes qui s'efforcent d'être insensibles. Il était touché du sort de cette jeune fille, comme un père qui voit mourir lentement son enfant chéri. L'abbé de Saint-Yves était désespéré, le prieur et sa soeur répandaient des ruisseaux de larmes. Mais qui pourrait peindre l'état de son amant? Nulle langue n'a des expressions qui répondent à ce comble des douleurs; les langues sont trop imparfaites. La tante, presque sans vie, tenait la tête de la mourante dans ses faibles bras; son frère était à genoux au pied du lit; son amant pressait sa main, qu'il baignait de pleurs, et éclatait en sanglots il la nommait sa bienfaitrice; son espérance, sa vie, la moitié de lui-même, sa maÃtresse, son épouse. A ce mot d'épouse elle soupira, le regarda avec une tendresse inexprimable, et soudain jeta un cri d'horreur; puis, dans un de ces intervalles où l'accablement, et l'oppression des sens, et les souffrances suspendues, laissent à l'âme sa liberté et sa force, elle s'écria "Moi, votre épouse! Ah! cher amant, ce nom, ce bonheur, ce prix, n'étaient plus faits pour moi; je meurs, et je le mérite. O dieu de mon coeur! ô vous que j'ai sacrifié à des démons infernaux, c'en est fait, je suis punie, vivez heureux." Ces paroles tendres et terribles ne pouvaient être comprises; mais elles portaient dans tous les coeurs l'effroi et l'attendrissement; elle eut le courage de s'expliquer. Chaque mot fit frémir d'étonnement, de douleur et de pitié tous les assistants. Tous se réunissaient à détester l'homme puissant qui n'avait réparé une horrible injustice que par un crime, et qui avait forcé la plus respectable innocence à être sa complice. "Qui? vous coupable! lui dit son amant; non, vous ne l'êtes pas; le crime ne peut être que dans le coeur, le vôtre est à la vertu et à moi." Il confirmait ce sentiment par des paroles qui semblaient ramener à la vie la belle Saint-Yves. Elle se sentit consolée, et s'étonnait d'être aimée encore. Le vieux Gordon l'aurait condamnée dans le temps qu'il n'était que janséniste; mais, étant devenu sage, il l'estimait, et il pleurait. Au milieu de tant de larmes et de craintes, pendant que le danger de cette fille si chère remplissait tous les coeurs, que tout était consterné, on annonce un courrier de la cour. Un courrier! et de qui? et pourquoi? C'était de la part du confesseur du roi pour le prieur de la Montagne; ce n'était pas le père de La Chaise qui écrivait, c'était le frère Vadbled, son valet de chambre, homme très important dans ce temps-là , lui qui mandait aux archevêques les volontés du révérend père, lui qui donnait audience, lui qui promettait des bénéfices, lui qui faisait quelquefois expédier des lettres de cachet. Il écrivait à l'abbé de la Montagne que "Sa Révérence était informée des aventures de son neveu, que sa prison n'était qu'une méprise, que ces petites disgrâces arrivaient fréquemment, qu'il ne fallait pas y faire attention, et qu'enfin il convenait que lu prieur vÃnt lui présenter son neveu le lendemain, qu'il devait amener avec lui le bonhomme Gordon, que lui frère Vadbled les introduirait chez Sa Révérence et chez mons de Louvois, lequel leur dirait un mot dans son antichambre." Il ajoutait que l'histoire de l'Ingénu et son combat contre les Anglais avaient été contés au roi, que sûrement le roi daignerait le remarquer quand il passerait dans la galerie, et peut-être même lui ferait un signe de tête. La lettre finissait par l'espérance dont on le flattait que toutes les dames de la cour s'empresseraient de faire venir son neveu à leurs toilettes, que plusieurs d'entre elles lui diraient "Bonjour, monsieur l'Ingénu"; et qu'assurément il serait question de lui au souper du roi. La lettre était signée "Votre affectionné, Vadbled frère jésuite." Le prieur ayant lu la lettre tout haut, son neveu furieux, et commandant un moment à sa colère, ne dit rien au porteur; mais se tournant vers le compagnon de ses infortunes, il lui demanda ce qu'il pensait de ce style. Gordon lui répondit "C'est donc ainsi qu'on traite les hommes comme des singes! On les bat et on les fait danser." L'Ingénu, reprenant son caractère, qui revient toujours dans les grands mouvements de l'âme, déchira la lettre par morceaux, et les jeta au nez du courrier "Voilà ma réponse." Son oncle, épouvanté, crut voir le tonnerre et vingt lettres de cachet tomber sur lui. Il alla vite écrire et excuser, comme il put; ce qu'il prenait pour l'emportement d'un jeune homme, et qui était la saillie d'une grande âme. Mais des soins plus douloureux s'emparaient de tous les coeurs. La belle et infortunée Saint-Yves sentait déjà sa fin approcher; elle était dans le calme, mais dans ce calme affreux de la nature affaissée qui n'a plus la force de combattre. "O mon cher amant! dit-elle d'une voix tombante, la mort me punit de ma faiblesse; mais j'expire avec la consolation de vous savoir libre. Je vous ai adoré en vous trahissant, et je vous adore en vous disant un éternel adieu." Elle ne se parait pas d'une vaine fermeté; elle ne concevait pas cette misérable gloire de faire dire à quelques voisins "Elle est morte avec courage." Qui peut perdre à vingt ans son amant, sa vie, et ce qu'on appelle l'honneur, sans regrets et sans déchirements? Elle sentait toute l'horreur de son état, et le faisait sentir par ces mots et par ces regards mourants qui parlent avec tant d'empire. Enfin elle pleurait comme les autres dans les moments où elle eut la force de pleurer. Que d'autres cherchent à louer les morts fastueuses de ceux qui entrent dans la destruction avec insensibilité c'est le sort de tous les animaux. Nous ne mourons comme eux que quand l'âge ou la maladie nous rend semblables à eux par la stupidité de nos organes. Quiconque fait une grande perte a de grands regrets; s'il les étouffe, c'est qu'il porte la vanité jusque dans les bras de la mort. Lorsque le moment fatal fut arrivé, tous les assistants jetèrent des larmes et des cris. L'Ingénu perdit l'usage de ses sens. Les âmes fortes ont des sentiments bien plus violents que les autres quand elles sont tendres. Le bon Gordon le connaissait assez pour craindre qu'étant revenu à lui il ne se donnât la mort. On écarta toutes les armes; le malheureux jeune homme s'en aperçut; il dit à ses parents et à Gordon, sans pleurer, sans gémir, sans s'émouvoir "Pensez-vous donc qu'il y ait quelqu'un sur la terre qui ait le droit et le pouvoir de m'empêcher de finir ma vie?" Gordon se garda bien de lui étaler ces lieux communs fastidieux par lesquels on essaye de prouver qu'il n'est pas permis d'user de sa liberté pour cesser d'être quand on est horriblement mal, qu'il ne faut pas sortir de sa maison quand on ne peut plus y demeurer, que l'homme est sur la terre comme un soldat à son poste comme s'il importait à l'Etre des êtres que l'assemblage de quelques parties de matière fût dans un lieu ou dans un autre; raisons impuissantes qu'un désespoir ferme et réfléchi dédaigne d'écouter, et auxquelles Caton ne répondit que par un coup de poignard. Le morne et terrible silence de l'Ingénu; ses yeux sombres, ses lèvres tremblantes, les frémissements de son corps, portaient dans l'âme de tous ceux qui le regardaient ce mélange de compassion et d'effroi qui enchaÃne toutes les puissances de l'âme, qui exclut tout discours, et qui ne se manifeste que par des mots entrecoupés. L'hôtesse et sa famille étaient accourues; on tremblait de son désespoir, on le gardait à vue, on observait tous ses mouvements. Déjà le corps glacé de la belle Saint-Yves avait été porté dans une salle basse, loin des yeux de son amant, qui semblait la chercher encore, quoiqu'il ne fût plus en état de rien voir. Au milieu de ce spectacle de la mort, tandis que le corps est exposé à la porte de la maison, que deux prêtres à côté d'un bénitier récitent des prières d'un air distrait, que des passants jettent quelques gouttes d'eau bénite sur la bière par oisiveté, que d'autres poursuivent leur chemin avec indifférence, que les parents pleurent, et que les amants croient ne pas survivre à leur perte, le Saint-Pouange arrive avec l'amie de Versailles. Son goût passager, n'ayant été satisfait qu'une fois, était devenu de l'amour. Le refus de ses bienfaits l'avait piqué. Le père de La Chaise n'aurait jamais pensé à venir dans cette maison; mais Saint-Pouange ayant tous les jours devant les yeux l'image de la belle Saint-Yves, brûlant d'assouvir une passion qui par une seule jouissance avait enfoncé dans son coeur l'aiguillon des désirs, ne balança pas à venir lui-même chercher celle qu'il n'aurait pas peut-être voulu revoir trois fois si elle était venue d'elle-même. Il descend de carrosse; le premier objet qui se présente à lui est une bière; il détourne les yeux avec ce simple dégoût d'un homme nourri dans les plaisirs, qui pense qu'on doit lui épargner tout spectacle qui pourrait le ramener à la contemplation de la misère humaine. Il veut monter. La femme de Versailles demande par curiosité qui on va enterrer; on prononce le nom de mademoiselle de Saint-Yves. A ce nom, elle pâlit et poussa un cri affreux; Saint-Pouange se retourne; la surprise et la douleur remplissent son âme. Le bon Gordon était là , les yeux remplis de larmes. Il interrompt ses tristes prières pour apprendre à l'homme de cour toute cette horrible catastrophe. Il lui parle avec cet empire que donnent la douleur et la vertu. Saint-Pouange n'était point né méchant; le torrent des affaires et des amusements avait emporté son âme qui ne se connaissait pas encore. Il ne touchait point à la vieillesse, qui endurcit d'ordinaire le coeur des ministres; il écoutait Gordon les yeux baissés, et il en essuyait quelques pleurs qu'il était étonné de répandre il connut le repentir. "Je veux voir absolument, dit-il, cet homme extraordinaire dont vous m'avez parlé; il m'attendrit presque autant que cette innocente victime dont j'ai causé la mort." Gordon le suit jusqu'à la chambre où le prieur, la Kerkabon, l'abbé de Saint-Yves et quelques voisins rappelaient à la vie le jeune homme retombé en défaillance. "J'ai fait votre malheur, lui dit le sous-ministre, j'emploierai ma vie à le réparer." La première idée qui vint à l'Ingénu fut de le tuer, et de se tuer lui-même après. Rien n'était plus à sa place; mais il était sans armes et veillé de près. Saint-Pouange ne se rebuta point des refus accompagnés du reproche, du mépris, et de l'horreur qu'il avait mérités, et qu'on lui prodigua. Le temps adoucit tout. Mons de Louvois vint enfin à bout de faire un excellent officier de l'Ingénu, qui a paru sous un autre nom à Paris et dans les armées, avec l'approbation de tous les honnêtes gens, et qui a été à la fois un guerrier et un philosophe intrépide. Il ne parlait jamais de cette aventure sans gémir; et cependant sa consolation était d'en parler. Il chérit la mémoire de la tendre Saint-Yves jusqu'au dernier moment de sa vie. L'abbé de Saint-Yves et le prieur eurent chacun un bon bénéfice; la bonne Kerkabon aima mieux voir son neveu dans les honneurs militaires que dans le sous-diaconat. La dévote de Versailles garda les boucles de diamants, et reçut encore un beau présent. Le père Tout-à -tous eut des boÃtes de chocolat, de café, de sucre candi, de citrons confits, avec les Méditations du révérend père Croiset et la Fleur des saints reliées en maroquin. Le bon Gordon vécut avec l'Ingénu jusqu'à sa mort dans la plus intime amitié; il eut un bénéfice aussi, et oublia pour jamais la grâce efficace et le concours concomitant. Il prit pour sa devise malheur est bon à quelque chose. Combien d'honnêtes gens dans le monde ont pu dire malheur n'est bon à rien! La Princesse de Babylone I Le vieux Bélus, roi de Babylone, se croyait le premier homme de la terre car tous ses courtisans le lui disaient, et ses historiographes le lui prouvaient. Ce qui pouvait excuser en lui ce ridicule, c'est qu'en effet ses prédécesseurs avaient bâti Babylone plus de trente mille ans avant lui, et qu'il l'avait embellie. On sait que son palais et son parc, situés à quelques parasanges de Babylone, s'étendaient entre l'Euphrate et le Tigre, qui baignaient ces rivages enchantés. Sa vaste maison, de trois mille pas de façade, s'élevait jusqu'aux nues. La plate-forme étaient entourée d'une balustrade de marbre blanc de cinquante pieds de hauteur, qui portait les statues colossales de tous les rois et de tous les grands hommes de l'empire. Cette plate-forme, composée de deux rangs de briques couvertes d'une épaisse surface de plomb d'une extrémité à l'autre, était chargée de douze pieds de terre, et sur cette terre on avait élevé des forêts d'oliviers, d'orangers, de citronniers, de palmiers, de gérofliers, de cocotiers, de cannelliers, qui formaient des allées impénétrables aux rayons du soleil. Les eaux de l'Euphrate, élevées par des pompes dans cent colonnes creusées, venaient dans ces jardins remplir de vastes bassins de marbre, et, retombant ensuite par d'autres canaux, allaient former dans le parc des cascades de six mille pieds de longueur, et cent mille jets d'eau dont la hauteur pouvait à peine être aperçue elles retournaient ensuite dans l'Euphrate, dont elles étaient parties. Les jardins de Sémiramis, qui étonnèrent l'Asie plusieurs siècles après, n'étaient qu'une faible imitation de ces antiques merveilles car, du temps de Sémiramis, tout commençait à dégénérer chez les hommes et chez les femmes. Mais ce qu'il y avait de plus admirable à Babylone, ce qui éclipsait tout le reste, était la fille unique du roi, nommée Formosante. Ce fut d'après ses portraits et ses statues que dans la suite des siècles Praxitèle sculpta son Aphrodite, et celle qu'on nomma la Vénus aux belles fesses. Quelle différence, ô ciel! de l'original aux copies! Aussi Bélus était plus fier de sa fille que de son royaume. Elle avait dix-huit ans il lui fallait un époux digne d'elle; mais où le trouver? Un ancien oracle avait ordonné que Formosante ne pourrait appartenir qu'à celui qui tendrait l'arc de Nembrod. Ce Nembrod, le fort chasseur devant le Seigneur, avait laissé un arc de sept pieds babyloniques de haut, d'un bois d'ébène plus dur que le fer du mont Caucase qu'on travaille dans les forges de Derbent; et nul mortel, depuis Nembrod, n'avait pu bander cet arc merveilleux. Il était dit encore que le bras qui aurait tendu cet arc tuerait le lion le plus terrible et le plus dangereux qui serait lâché dans le cirque de Babylone. Ce n'était pas tout le bandeur de l'arc, le vainqueur du lion devait terrasser tous ses rivaux; mais il devait surtout avoir beaucoup d'esprit, être le plus magnifique des hommes, le plus vertueux, et posséder la chose la plus rare qui fût dans l'univers entier. Il se présenta trois rois qui osèrent disputer Formosante le pharaon d'Egypte, le shac des Indes, et le grand kan des Scythes. Bélus assigna le jour, et le lieu du combat à l'extrémité de son parc, dans le vaste espace bordé par les eaux de l'Euphrate et du Tigre réunies. On dressa autour de la lice un amphithéâtre de marbre qui pouvait contenir cinq cent mille spectateurs. Vis-à -vis l'amphithéâtre était le trône du roi, qui devait paraÃtre avec Formosante, accompagnée de toute la cour; et à droite et à gauche, entre le trône et l'amphithéâtre, étaient d'autres trônes et d'autres sièges pour les trois rois et pour tous les autres souverains qui seraient curieux de venir voir cette auguste cérémonie. Le roi d'Egypte arriva le premier, monté sur le boeuf Apis, et tenant en main le sistre d'Isis. Il était suivi de deux mille prêtres vêtus de robes de lin plus blanches que la neige, de deux mille eunuques, de deux mille magiciens, et de deux mille guerriers. Le roi des Indes arriva bientôt après dans un char traÃné par douze éléphants. Il avait une suite encore plus nombreuse et plus brillante que le pharaon d'Egypte. Le dernier qui parut était le roi des Scythes. Il n'avait auprès de lui que des guerriers choisis, armés d'arcs et de flèches. Sa monture était un tigre superbe qu'il avait dompté, et qui était aussi haut que les plus beaux chevaux de Perse. La taille de ce monarque, imposante et majestueuse, effaçait celle de ses rivaux; ses bras nus, aussi nerveux que blancs, semblaient déjà tendre l'arc de Nembrod. Les trois princes se prosternèrent d'abord devant Bélus et Formosante. Le roi d'Egypte offrit à la princesse les deux plus beaux crocodiles du Nil, deux hippopotames, deux zèbres, deux rats d'Egypte, et deux momies, avec les livres du grand Hermès, qu'il croyait être ce qu'il y avait de plus rare sur la terre. Le roi des Indes lui offrit cent éléphants qui portaient chacun une tour de bois doré, et mit à ses pieds le Veidam, écrit de la main de Xaca lui-même. Le roi des Scythes, qui ne savait ni lire ni écrire, présenta cent chevaux de bataille couverts de housses de peaux de renards noirs. La princesse baissa les yeux devant ses amants, et s'inclina avec des grâces aussi modestes que nobles. Bélus fit conduire ces monarques sur les trônes qui leur étaient préparés. "Que n'ai-je trois filles! leur dit-il, je rendrais aujourd'hui six personnes heureuses." Ensuite il fit tirer au sort à qui essayerait le premier l'arc de Nembrod. On mit dans un casque d'or les noms des trois prétendants. Celui du roi d'Egypte sortit le premier; ensuite parut le nom du roi des Indes. Le roi scythe, en regardant l'arc et ses rivaux, ne se plaignit point d'être le troisième. Tandis qu'on préparait ces brillantes épreuves, vingt mille pages et vingt mille jeunes filles distribuaient sans confusion des rafraÃchissements aux spectateurs entre les rangs des sièges. Tout le monde avouait que les dieux n'avaient établi les rois que pour donner tous les jours des fêtes, pourvu qu'elles fussent diversifiées; que la vie est trop courte pour en user autrement; que les procès, les intrigues, la guerre, les disputes des prêtres, qui consument la vie humaine, sont des choses absurdes et horribles; que l'homme n'est né que pour la joie; qu'il n'aimerait pas les plaisirs passionnément et continuellement s'il n'était pas formé pour eux; que l'essence de la nature humaine est de se réjouir, et que tout le reste est folie. Cette excellente morale n'a jamais été démentie que par les faits. Comme on allait commencer ces essais, qui devaient décider de la destinée de Formosante, un jeune inconnu monté sur une licorne, accompagné de son valet monté de même, et portant sur le poing un gros oiseau, se présente à la barrière. Les gardes furent surpris de voir en cet équipage une figure qui avait l'air de la divinité. C'était, comme on a dit depuis, le visage d'Adonis sur le corps d'Hercule; c'était la majesté avec les grâces. Ses sourcils noirs et ses longs cheveux blonds, mélange de beauté inconnu à Babylone, charmèrent l'assemblée tout l'amphithéâtre se leva pour le mieux regarder; toutes les femmes de la cour fixèrent sur lui des regards étonnés. Formosante elle-même, qui baissait toujours les yeux, les releva et rougit; les trois rois pâlirent; tous les spectateurs, en comparant Formosante avec l'inconnu, s'écriaient "Il n'y a dans le monde que ce jeune homme qui soit aussi beau que la princesse." Les huissiers, saisis d'étonnement, lui demandèrent s'il était roi. L'étranger répondit qu'il n'avait pas cet honneur, mais qu'il était venu de fort loin par curiosité pour voir s'il y avait des rois qui fussent dignes de Formosante. On l'introduisit dans le premier rang de l'amphithéâtre, lui, son valet, ses deux licornes, et son oiseau. Il salua profondément Bélus, sa fille, les trois rois, et toute l'assemblée. Puis il prit place en rougissant. Ses deux licornes se couchèrent à ses pieds, son oiseau se percha sur son épaule, et son valet, qui portait un petit sac, se mit à côté de lui. Les épreuves commencèrent. On tira de son étui d'or l'arc de Nembrod. Le grand maÃtre des cérémonies, suivi de cinquante pages et précédé de vingt trompettes, le présenta au roi d'Egypte, qui le fit bénir par ses prêtres; et, l'ayant posé sur la tête du boeuf Apis, il ne douta pas de remporter cette première victoire. Il descend au milieu de l'arène, il essaie, il épuise ses forces, il fait des contorsions qui excitent le rire de l'amphithéâtre, et qui font même sourire Formosante. Son grand aumônier s'approcha de lui "Que Votre Majesté, lui dit-il, renonce à ce vain honneur, qui n'est que celui des muscles et des nerfs; vous triompherez dans tout le reste. Vous vaincrez le lion, puisque vous avez le sabre d'Osiris. La princesse de Babylone doit appartenir au prince qui a le plus d'esprit, et vous avez deviné des énigmes. Elle doit épouser le plus vertueux, vous l'êtes, puisque vous avez été élevé par les prêtres d'Egypte. Le plus généreux doit l'emporter, et vous avez donné les deux plus beaux crocodiles et les deux plus beaux rats qui soient dans le Delta. Vous possédez le boeuf Apis et les livres d'Hermès, qui sont la chose la plus rare de l'univers. Personne ne peut vous disputer Formosante. - Vous avez raison, dit le roi d'Egypte", et il se remit sur son trône. On alla mettre l'arc entre les mains du roi des Indes. Il en eut des ampoules pour quinze jours, et se consola en présumant que le roi des Scythes ne serait pas plus heureux que lui. Le Scythe mania l'arc à son tour. Il joignait l'adresse à la force l'arc parut prendre quelque élasticité entre ses mains; il le fit un peu plier, mais jamais il ne put venir à bout de le tendre. L'amphithéâtre, à qui la bonne mine de ce prince inspirait des inclinations favorables, gémit de son peu de succès, et jugea que la belle princesse ne serait jamais mariée. Alors le jeune inconnu descendit d'un saut dans l'arène, et, s'adressant au roi des Scythes "Que Votre Majesté, lui dit-il, ne s'étonne point de n'avoir pas entièrement réussi. Ces arcs d'ébène se font dans mon pays; il n'y a qu'un certain tour à donner. Vous avez beaucoup plus de mérite à l'avoir fait plier que je n'en peux avoir à le tendre." Aussitôt il prit une flèche, l'ajusta sur la corde, tendit l'arc de Membrod, et fit voler la flèche bien au-delà des barrières. Un million de mains applaudit à ce prodige. Babylone retentit d'acclamations, et toutes les femmes disaient "Quel bonheur qu'un si beau garçon ait tant de force!" Il tira ensuite de sa poche une petite lame d'ivoire, écrivit sur cette lame avec une aiguille d'or, attacha la tablette d'ivoire à l'arc, et présenta le tout à la princesse avec une grâce qui ravissait tous les assistants. Puis il alla modestement se remettre à sa place entre son oiseau et son valet. Babylone entière était dans la surprise; les trois rois étaient confondus, et l'inconnu ne paraissait pas s'en apercevoir. Formosante fut encore plus étonnée en lisant sur la tablette d'ivoire attachée à l'arc ces petits vers en beau langage chaldéen L'arc de Nembrod est celui de la guerre; L'arc de l'amour est celui du bonheur; Vous le portez. Par vous ce dieu vainqueur Est devenu le maÃtre de la terre. Trois rois puissants, trois rivaux aujourd'hui, Osent prétendre à l'honneur de vous plaire. Je ne sais pas qui votre coeur préfère, Mais l'univers sera jaloux de lui. Ce petit madrigal ne fâcha point la princesse. Il fut critiqué par quelques seigneurs de la vieille cour, qui dirent qu'autrefois dans le bon temps on aurait comparé Bélus au soleil, et Formosante à la lune, son cou à une tour, et sa gorge à un boisseau de froment. Ils dirent que l'étranger n'avait point d'imagination, et qu'il s'écartait des règles de la véritable poésie; mais toutes les dames trouvèrent les vers fort galants. Elles s'émerveillèrent qu'un homme qui bandait si bien un arc eût tant d'esprit. La dame d'honneur de la princesse lui dit "Madame, voilà bien des talents en pure perte. De quoi servira à ce jeune homme son esprit et l'arc de Bélus? - A le faire admirer, répondit Formosante. - Ah! dit la dame d'honneur entre ses dents, encore un madrigal, et il pourrait bien être aimé." Cependant Bélus, ayant consulté ses mages, déclara qu'aucun des trois rois n'ayant pu bander l'arc de Nembrod, il n'en fallait pas moins marier sa fille, et qu'elle appartiendrait à celui qui viendrait à bout d'abattre le grand lion qu'on nourrissait exprès dans sa ménagerie. Le roi d'Egypte, qui avait été élevé dans toute la sagesse de son pays, trouva qu'il était fort ridicule d'exposer un roi aux bêtes pour le marier. Il avouait que la possession de Formosante était d'un grand prix; mais il prétendait que, si le lion l'étranglait, il ne pourrait jamais épouser cette belle Babylonienne. Le roi des Indes entra dans les sentiments de l'Egyptien; tous deux conclurent que le roi de Babylone se moquait d'eux; qu'il fallait faire venir des armées pour le punir; qu'ils avaient assez de sujets qui se tiendraient fort honorés de mourir au service de leurs maÃtres, sans qu'il en coûtât un cheveu à leurs têtes sacrées; qu'ils détrôneraient aisément le roi de Babylone, et qu'ensuite ils tireraient au sort la belle Formosante. Cet accord étant fait, les deux rois dépêchèrent chacun dans leur pays un ordre exprès d'assembler une armée de trois cent mille hommes pour enlever Formosante. Cependant le roi des Scythes descendit seul dans l'arène, le cimeterre à la main. Il n'était pas éperdument épris des charmes de Formosante; la gloire avait été jusque-là sa seule passion; elle l'avait conduit à Babylone. Il voulait faire voir que si les rois de l'Inde et de l'Egypte étaient assez prudents pour ne se pas compromettre avec des lions, il était assez courageux pour ne pas dédaigner ce combat, et qu'il réparerait l'honneur du diadème. Sa rare valeur ne lui permit pas seulement de se servir du secours de son tigre. Il s'avance seul, légèrement armé, couvert d'un casque d'acier garni d'or, ombragé de trois queues de cheval blanches comme la neige. On lâche contre lui le plus énorme lion qui ait jamais été nourri dans les montagnes de l'Anti-Liban. Ses terribles griffes semblaient capables de déchirer les trois rois à la fois, et sa vaste gueule de les dévorer. Ses affreux rugissements faisaient retentir l'amphithéâtre. Les deux fiers champions se précipitent l'un contre l'autre d'une course rapide. Le courageux Scythe enfonce son épée dans le gosier du lion, mais la pointe, rencontrant une de ces épaisses dents que rien ne peut percer, se brise en éclats, et le monstre des forêts, furieux de sa blessure, imprimait déjà ses ongles sanglants dans les flancs du monarque. Le jeune inconnu, touché du péril d'un si brave prince, se jette dans l'arène plus prompt qu'un éclair; il coupe la tête du lion avec la même dextérité qu'on a vu depuis dans nos carrousels de jeunes chevaliers adroits enlever des têtes de maures ou des bagues. Puis, tirant une petite boÃte, il la présente au roi scythe, en lui disant "Votre Majesté trouvera dans cette petite boÃte le véritable dictame qui croÃt dans mon pays. Vos glorieuses blessures seront guéries en un moment. Le hasard seul vous a empêché de triompher du lion; votre valeur n'en est pas moins admirable." Le roi scythe, plus sensible à la reconnaissance qu'à la jalousie, remercia son libérateur, et, après l'avoir tendrement embrassé, rentra dans son quartier pour appliquer le dictame sur ses blessures. L'inconnu donna la tête du lion à son valet; celui-ci, après l'avoir lavée à la grande fontaine qui était au-dessous de l'amphithéâtre, et en avoir fait écoule tout le sang, tira un fer de son petit sac, arracha les quarante dents du lion, et mit à leur place quarante diamants d'une égale grosseur. Son maÃtre, avec sa modestie ordinaire, se remit à sa place; il donna la tête du lion à son oiseau "Bel oiseau, dit-il, allez porter aux pieds de Formosante ce faible hommage." L'oiseau part, tenant dans une de ses serres le terrible trophée; il le présente à la princesse en baissant humblement le cou, et en s'aplatissant devant elle. Les quarante brillants éblouirent tous les yeux. On ne connaissait pas encore cette magnificence dans la superbe Babylone l'émeraude, la topaze, le saphir et le pyrope étaient regardés encore comme les plus précieux ornements. Bélus et toute la cour étaient saisis d'admiration. L'oiseau qui offrait ce présent les surprit encore davantage. Il était de la taille d'un aigle, mais ses yeux étaient aussi doux et aussi tendres que ceux de l'aigle sont fiers et menaçants. Son bec était couleur de rose, et semblait tenir quelque chose de la belle bouche de Formosante. Son cou rassemblait toutes les couleurs de l'iris, mais plus vives et plus brillantes. L'or en mille nuances éclatait sur son plumage. Ses pieds paraissaient un mélange d'argent et de pourpre; et la queue des beaux oiseaux qu'on attela depuis au char de Junon n'approchait pas de la sienne. L'attention, la curiosité, l'étonnement, l'extase de toute la cour se partageaient entre les quarante diamants et l'oiseau. Il s'était perché sur la balustrade, entre Bélus et sa fille Formosante; elle le flattait, le caressait, le baisait. Il semblait recevoir ses caresses avec un plaisir mêlé de respect. Quand la princesse lui donnait des baisers, il les rendait, et la regardait ensuite avec des yeux attendris. Il recevait d'elle des biscuits et des pistaches, qu'il prenait de sa patte purpurine et argentée, et qu'il portait à son bec avec des grâces inexprimables. Bélus, qui avait considéré les diamants avec attention, jugeait qu'une de ses provinces pouvait à peine payer un présent si riche. Il ordonna qu'on préparât pour l'inconnu des dons encore plus magnifiques que ceux qui étaient destinés aux trois monarques. "Ce jeune homme, disait-il, est sans doute le fils du roi de la Chine, ou de cette partie du monde qu'on nomme Europe, dont j'ai entendu parler, ou de l'Afrique, qui est, dit-on, voisine du royaume d'Egypte." Il envoya sur-le-champ son grand écuyer complimenter l'inconnu, et lui demander s'il était souverain ou fils du souverain d'un de ces empires, et pourquoi, possédant de si étonnants trésors, il était venu avec un valet et un petit sac. Tandis que le grand écuyer avançait vers l'amphithéâtre pour s'acquitter de sa commission, arriva un autre valet sur une licorne. Ce valet, adressant la parole au jeune homme, lui dit "Ormar, votre père touche à l'extrémité de sa vie, et je suis venu vous en avertir." L'inconnu leva les yeux au ciel, versa des larmes, et ne répondit que par ce mot "Partons." Le grand écuyer, après avoir fait les compliments de Bélus au vainqueur du lion, au donneur des quarante diamants, au maÃtre du bel oiseau, demanda au valet de quel royaume était souverain le père de ce jeune héros. Le valet répondit "Son père est un vieux berger qui est fort aimé dans le canton." Pendant ce court entretien l'inconnu était déjà monté sur sa licorne. Il dit au grand écuyer "Seigneur, daignez me mettre aux pieds de Bélus et de sa fille. J'ose la supplier d'avoir grand soin de l'oiseau que je lui laisse; il est unique comme elle." En achevant ces mots, il partit comme un éclair; les deux valets le suivirent, et on les perdit de vue. Formosante ne put s'empêcher de jeter un grand cri. L'oiseau, se retournant vers l'amphithéâtre où son maÃtre avait été assis, parut très affligé de ne le plus voir. Puis regardant fixement la princesse, et frottant doucement sa belle main de son bec; il sembla se vouer à son service. Bélus, plus étonné que jamais, apprenant que ce jeune homme si extraordinaire était le fils d'un berger, ne put le croire. Il fit courir après lui; mais bientôt on lui rapporta que les licornes sur lesquelles ces trois hommes couraient ne pouvaient être atteintes, et qu'au galop dont elles allaient elles devaient faire cent lieues par jour. II Tout le monde raisonnait sur cette aventure étrange, et s'épuisait en vaines conjectures. Comment le fils d'un berger peut-il donner quarante gros diamants? Pourquoi est-il monté sur une licorne? On s'y perdait; et Formosante, en caressant son oiseau, était plongée dans une rêverie profonde. La princesse Aldée, sa cousine issue de germaine, très bien faite, et presque aussi belle que Formosante, lui dit "Ma cousine, je ne sais pas si ce jeune demi-dieu est le fils d'un berger; mais il me semble qu'il a rempli toutes les conditions attachées à votre mariage. Il a bandé l'arc de Nembrod, il a vaincu le lion, il a beaucoup d'esprit puisqu'il a fait pour vous un assez joli impromptu. Après les quarante énormes diamants qu'il vous a donnés, vous ne pouvez nier qu'il ne soit le plus généreux des hommes. Il possédait dans son oiseau ce qu'il y a de plus rare sur la terre. Sa vertu n'a point d'égale, puisque, pouvant demeurer auprès de vous, il est parti sans délibérer dès qu'il a su que son père était malade. L'oracle est accompli dans tous ses points, excepté dans celui qui exige qu'il terrasse ses rivaux; mais il fait plus, il a sauvé la vie du seul concurrent qu'il pouvait craindre; et, quand il s'agira de battre les deux autres, je crois que vous ne doutez pas qu'il n'en vienne à bout aisément. - Tout ce que vous dites est bien vrai, répondit Formosante; mais est-il possible que le plus grand des hommes, et peut-être même le plus aimable, soit le fils d'un berger?" La dame d'honneur, se mêlant de la conversation, dit que très souvent ce mot de berger était appliqué aux rois; qu'on les appelait bergers, parce qu'ils tondent de fort près leur troupeau; que c'était sans doute une mauvaise plaisanterie de son valet; que ce jeune héros n'était venu si mal accompagné que pour faire voir combien son seul mérite était au-dessus du faste des rois, et pour ne devoir Formosante qu'à lui-même. La princesse ne répondit qu'en donnant à son oiseau mille tendres baisers. On préparait cependant un grand festin pour les trois rois et pour tous les princes qui étaient venus à la fête. La fille et la nièce du roi devaient en faire les honneurs. On portait chez les rois des présents dignes de la magnificence de Babylone. Bélus, en attendant qu'on servÃt, assembla son conseil sur le mariage de la belle Formosante, et voici comme il parla en grand politique "Je suis vieux, je ne sais plus que faire, ni à qui donner ma fille. Celui qui la méritait n'est qu'un vil berger, le roi des Indes et celui d'Egypte sont des poltrons; le roi des Scythes me conviendrait assez, mais il n'a rempli aucune des conditions imposées. Je vais encore consulter l'oracle. En attendant, délibérez, et nous conclurons suivant ce que l'oracle aura dit car un roi ne doit se conduire que par l'ordre exprès des dieux immortels." Alors il va dans sa chapelle; l'oracle lui répond en peu de mots, suivant sa coutume "Ta fille ne sera mariée que quand elle aura couru le monde." Bélus, étonné, revient au conseil, et rapporte cette réponse. Tous les ministres avaient un profond respect pour les oracles; tous convenaient ou feignaient de convenir qu'ils étaient le fondement de la religion; que la raison doit se taire devant eux; que c'est par eux que les rois règnent sur les peuples, et les mages sur les rois; que sans les oracles il n'y aurait ni vertu ni repos sur la terre. Enfin, après avoir témoigné la plus profonde vénération pour eux, presque tous conclurent que celui-ci était impertinent, qu'il ne fallait pas lui obéir; que rien n'était plus indécent pour une fille, et surtout pour celle du grand roi de Babylone, que d'aller courir sans savoir où; que c'était le vrai moyen de n'être point mariée, ou de faire un mariage clandestin, honteux et ridicule; qu'en un mot cet oracle n'avait pas le sens commun. Le plus jeune des ministres, nommé Onadase, qui avait plus d'esprit qu'eux, dit que l'oracle entendait sans doute quelque pèlerinage de dévotion, et qu'il s'offrait à être le conducteur de la princesse. Le conseil revint à son avis, mais chacun voulut servir d'écuyer. Le roi décida que la princesse pourrait aller à trois cents parasanges sur le chemin de l'Arabie, à un temple dont le saint avait la réputation de procurer d'heureux mariages aux filles, et que ce serait le doyen du conseil qui l'accompagnerait. Après cette décision on alla souper. III Au milieu des jardins, entre deux cascades, s'élevait un salon ovale de trois cents pieds de diamètre, dont la voûte d'azur semée d'étoiles d'or représentait toutes les constellations avec les planètes, chacune à leur véritable place, et cette voûte tournait, ainsi que le ciel, par des machines aussi invisibles que le sont celles qui dirigent les mouvements célestes. Cent mille flambeaux enfermés dans des cylindres de cristal de roche éclairaient les dehors et l'intérieur de la salle à manger. Un buffet en gradins portait vingt mille vases ou plats d'or; et vis-à -vis le buffet d'autres gradins étaient remplis de musiciens. Deux autres amphithéâtres étaient chargés, l'un, des fruits de toutes les saisons; l'autre, d'amphores de cristal où brillaient tous les vins de la terre. Les convives prirent leurs places autour d'une table de compartiments qui figuraient des fleurs et des fruits, tous en pierres précieuses. La belle Formosante fut placée entre le roi des Indes et celui d'Egypte. La belle Aldée auprès du roi des Scythes. Il y avait une trentaine de princes, et chacun d'eux était à côté d'une des plus belles dames du palais. Le roi de Babylone au milieu, vis-à -vis de sa fille, paraissait partagé entre le chagrin de n'avoir pu la marier et le plaisir de la garder encore. Formosante lui demanda la permission de mettre son oiseau sur la table à côté d'elle. Le roi le trouva très bon. La musique, qui se fit entendre, donna une pleine liberté à chaque prince d'entretenir sa voisine. Le festin parut aussi agréable que magnifique. On avait servi devant Formosante un ragoût que le roi son père aimait beaucoup. La princesse dit qu'il fallait le porter devant Sa Majesté; aussitôt l'oiseau se saisit du plat avec une dextérité merveilleuse et va le présenter au roi. Jamais on ne fut plus étonné à souper. Bélus lui fit autant de caresses que sa fille. L'oiseau reprit ensuite son vol pour retourner auprès d'elle. Il déployait en volant une si belle queue, ses ailes étendues étalaient tant de brillantes couleurs, l'or de son plumage jetait un éclat si éblouissant, que tous les yeux ne regardaient que lui. Tous les concertants cessèrent leur musique et demeurèrent immobiles. Personne ne mangeait, personne ne parlait, on n'entendait qu'un murmure d'admiration. La princesse de Babylone le baisa pendant tout le souper, sans songer seulement s'il y avait des rois dans le monde. Ceux des Indes et d'Egypte sentirent redoubler leur dépit et leur indignation, et chacun d'eux se promit bien de hâter la marche de ses trois cent mille hommes pour se venger. Pour le roi des Scythes, il était occupé à entretenir la belle Aldée son coeur altier, méprisant sans dépit les inattentions de Formosante, avait conçu pour elle plus d'indifférence que de colère. "Elle est belle, disait-il, je l'avoue; mais elle me paraÃt de ces femmes qui ne sont occupées que de leur beauté, et qui pensent que le genre humain doit leur être bien obligé quand elles daignent se laisser voir en public. On n'adore point des idoles dans mon pays. J'aimerais mieux une laideron complaisante et attentive que cette belle statue. Vous avez, madame, autant de charmes qu'elle, et vous daignez au moins faire conversation avec les étrangers. Je vous avoue, avec la franchise d'un Scythe, que je vous donne la préférence sur votre cousine." Il se trompait pourtant sur le caractère de Formosante elle n'était pas si dédaigneuse qu'elle le paraissait; mais son compliment fut très bien reçu de la princesse Aldée. Leur entretien devint fort intéressant ils étaient très contents, et déjà sûrs l'un de l'autre avant qu'on sortÃt de table. Après le souper, on alla se promener dans les bosquets. Le roi des Scythes et Aldée ne manquèrent pas de chercher un cabinet solitaire. Aldée, qui était la franchise même, parla ainsi à ce prince "Je ne hais point ma cousine, quoiqu'elle soit plus belle que moi, et qu'elle soit destinée au trône de Babylone l'honneur de vous plaire me tient lieu d'attraits. Je préfère la Scythie avec vous à la couronne de Babylone sans vous; mais cette couronne m'appartient de droit, s'il y a des droits dans le monde car je suis de la branche aÃnée de Nembrod; et Formosante n'est que de la cadette. Son grand-père détrôna le mien, et le fit mourir. - Telle est donc la force du sang dans la maison de Babylone! dit le Scythe. Comment s'appelait votre grand-père? - Il se nommait Aldée, comme moi. Mon père avait le même nom il fut relégué au fond de l'empire avec ma mère; et Bélus, après leur mort, ne craignant rien de moi, voulut bien m'élever auprès de sa fille; mais il a décidé que je ne serais jamais mariée. - Je veux venger votre père, et votre grand-père, et vous, dit le roi des Scythes. Je vous réponds que vous serez mariée; je vous enlèverai après-demain de grand matin, car il faut dÃner demain avec le roi de Babylone, et je reviendrai soutenir vos droits avec une armée de trois cent mille hommes. - Je le veux bien", dit la belle Aldée; et, après s'être donné leur parole d'honneur, ils se séparèrent. Il y avait longtemps que l'incomparable Formosante s'était allée coucher. Elle avait fait placer à côté de son lit un petit oranger dans une caisse d'argent pour y faire reposer son oiseau. Ses rideaux étaient fermés; mais elle n'avait nulle envie de dormir. Son coeur et son imagination étaient trop éveillés. Le charmant inconnu était devant ses yeux; elle le voyait tirant une flèche avec l'arc de Nembrod; elle le contemplait coupant la tête du lion; elle récitait son madrigal; enfin elle le voyait s'échapper de la foule, monté sur sa licorne; alors elle éclatait en sanglots; elle s'écriait avec larmes "Je ne le reverrai donc plus; il ne reviendra pas. - Il reviendra, madame, lui répondit l'oiseau du haut de son oranger; peut-on vous avoir vue, et ne pas vous revoir? - O ciel! ô puissances éternelles! mon oiseau parle le pur chaldéen!" En disant ces mots, elle tire ses rideaux, lui tend les bras; se met à genoux sur son lit "Etes-vous un dieu descendu sur la terre? êtes-vous le grand Orosmade caché sous ce beau plumage? Si vous êtes un dieu, rendez-moi ce beau jeune homme. - Je ne suis qu'une volatile, répliqua l'autre; mais je naquis dans le temps que toutes les bêtes parlaient encore, et que les oiseaux, les serpents, les ânesses, les chevaux, et les griffons s'entretenaient familièrement avec les hommes. Je n'ai pas voulu parler devant le monde, de peur que vos dames d'honneur ne me prissent pour un sorcier je ne veux me découvrir qu'à vous." Formosante, interdite, égarée, enivrée de tant de merveilles, agitée de l'empressement de faire cent questions à la fois, lui demanda d'abord quel âge il avait. "Vingt-sept mille neuf cents ans et six mois, madame; je suis de l'âge de la petite révolution du ciel que vos mages appellent la précession des équinoxes et qui s'accomplit en près de vingt-huit mille de vos années. Il y a des révolutions infiniment plus longues aussi nous avons des êtres beaucoup plus vieux que moi. Il y a vingt-deux mille ans que j'appris le chaldéen dans un de mes voyages. J'ai toujours conservé beaucoup de goût pour la langue chaldéenne; mais les autres animaux mes confrères ont renoncé à parler dans vos climats. - Et pourquoi cela, mon divin oiseau? - Hélas! c'est parce que les hommes ont pris enfin l'habitude de nous manger, au lieu de converser et de s'instruire avec nous. Les barbares! ne devaient-ils pas être convaincus qu'ayant les mêmes organes qu'eux, les mêmes sentiments, les mêmes besoins, les mêmes désirs, nous avions ce qui s'appelle une âme tout comme eux; que nous étions leurs frères, et qu'il ne fallait cuire et manger que les méchants? Nous sommes tellement vos frères que le grand Etre, l'Etre éternel et formateur, ayant fait un pacte avec les hommes, nous comprit expressément dans le traité. Il vous défendit de vous nourrir de notre sang, et à nous, de sucer le vôtre. "Les fables de votre ancien Locman, traduites en tant de langues, seront un témoignage éternellement subsistant de l'heureux commerce que vous avez eu autrefois avec nous. Elles commencent toutes par ces mots Du temps que les bêtes parlaient. Il est vrai qu'il y a beaucoup de femmes parmi vous qui parlent toujours à leurs chiens; mais ils ont résolu de ne point répondre depuis qu'on les a forcés à coups de fouet d'aller à la chasse, et d'être les complices du meurtre de nos anciens amis communs, les cerfs, les daims, les lièvres et les perdrix. Vous avez encore d'anciens poèmes dans lesquels les chevaux parlent, et vos cochers leur adressent la parole tous les jours; mais c'est avec tant de grossièreté, et en prononçant des mots si infâmes, que les chevaux, qui vous aimaient tant autrefois, vous détestent aujourd'hui. Le pays où demeure votre charmant inconnu, le plus parfait des hommes, est demeuré le seul où votre espèce sache encore aimer la nôtre et lui parler; et c'est la seule contrée de la terre où les hommes soient justes. - Et où est-il ce pays de mon cher inconnu? quel est le nom de ce héros? comment se nomme son empire? car je ne croirai pas plus qu'il est un berger que je ne crois que vous êtes une chauve-souris. - Son pays, madame, est celui des Gangarides, peuple vertueux et invincible qui habite la rive orientale du Gange. Le nom de mon ami est Amazan. Il n'est pas roi, et je ne sais même s'il voudrait s'abaisser à l'être; il aime trop ses compatriotes il est berger comme eux. Mais n'allez pas vous imaginer que ces bergers ressemblent aux vôtres, qui, couverts à peine de lambeaux déchirés, gardent des moutons infiniment mieux habillés qu'eux; qui gémissent sous le fardeau de la pauvreté, et qui payent à un exacteur la moitié des gages chétifs qu'ils reçoivent de leurs maÃtres. Les bergers gangarides, nés tous égaux, sont les maÃtres des troupeaux innombrables qui couvrent leurs prés éternellement fleuris. On ne les tue jamais c'est un crime horrible vers le Gange de tuer et de manger son semblable. Leur laine, plus fine et plus brillante que la plus belle soie, est le plus grand commerce de l'Orient. D'ailleurs la terre des Gangarides produit tout ce qui peut flatter les désirs de l'homme. Ces gros diamants qu'Amazan a eu l'honneur de vous offrir sont d'une mine qui lui appartient. Cette licorne que vous l'avez vu monter est la monture ordinaire des Gangarides. C'est le plus bel animal, le plus fier, le plus terrible, et le plus doux qui orne la terre. Il suffirait de cent Gangarides et de cent licornes pour dissiper des armées innombrables. Il y a environ deux siècles qu'un roi des Indes fut assez fou pour vouloir conquérir cette nation il se présenta suivi de dix mille éléphants et d'un million de guerriers. Les licornes percèrent les éléphants; comme j'ai vu sur votre table des mauviettes enfilées dans des brochettes d'or. Les guerriers tombaient sous le sabre des Gangarides comme les moissons de riz sont coupées par les mains des peuples de l'Orient. On prit le roi prisonnier avec plus de six cent mille hommes. On le baigna dans les eaux salutaires du Gange; on le mit au régime du pays, qui consiste à ne se nourrir que de végétaux prodigués par la nature pour nourrir tout ce qui respire. Les hommes alimentés de carnage et abreuvés de liqueurs fortes ont tous un sang aigri et aduste qui les rend fous en cent manières différentes. Leur principale démence est la fureur de verser le sang de leurs frères, et de dévaster des plaines fertiles pour régner sur des cimetières. On employa six mois entiers à guérir le roi des Indes de sa maladie. Quand les médecins eurent enfin jugé qu'il avait le pouls plus tranquille et l'esprit plus rassis, ils en donnèrent le certificat au conseil des Gangarides. Ce conseil, ayant pris l'avis des licornes, renvoya humainement le roi des Indes, sa sotte cour et ses imbéciles guerriers dans leur pays. Cette leçon les rendit sages, et, depuis ce temps, les Indiens respectèrent les Gangarides, comme les ignorants qui voudraient s'instruire respectent parmi vous les philosophes chaldéens, qu'ils ne peuvent égaler. - A propos, mon cher oiseau, lui dit la princesse, y a-t-il une religion chez les Gangarides? - S'il y en a une? Madame, nous nous assemblons pour rendre grâces à Dieu, les jours de la pleine lune, les hommes dans un grand temple de cèdre, les femmes dans un autre, de peur des distractions; tous les oiseaux dans un bocage, les quadrupèdes sur une belle pelouse. Nous remercions Dieu de tous les biens qu'il nous a faits. Nous avons surtout des perroquets qui prêchent à merveille. "Telle est la patrie de mon cher Amazan; c'est là que je demeure; j'ai autant d'amitié pour lui qu'il vous a inspiré d'amour. Si vous m'en croyez, nous partirons ensemble, et vous irez lui rendre sa visite. - Vraiment, mon oiseau, vous faites là un joli métier, répondit en souriant la princesse, qui brûlait d'envie de faire le voyage, et qui n'osait le dire. - Je sers mon ami, dit l'oiseau; et, après le bonheur de vous aimer, le plus grand est celui de servir vos amours." Formosante ne savait plus où elle en était; elle se croyait transportée hors de la terre. Tout ce qu'elle avait vu dans cette journée, tout ce qu'elle voyait, tout ce qu'elle entendait, et surtout ce qu'elle sentait dans son coeur, la plongeait dans un ravissement qui passait de bien loin celui qu'éprouvent aujourd'hui les fortunés musulmans quand, dégagés de leurs liens terrestres, ils se voient dans le neuvième ciel entre les bras de leurs houris, environnés et pénétrés de la gloire et de la félicité célestes. IV Elle passa toute la nuit à parler d'Amazan. Elle ne l'appelait plus que son berger; et c'est depuis ce temps-là que les noms de berger et d'amant sont toujours employés l'un pour l'autre chez quelques nations. Tantôt elle demandait à l'oiseau si Amazan avait eu d'autres maÃtresses. Il répondait que non, et elle était au comble de la joie. Tantôt elle voulait savoir à quoi il passait sa vie; et elle apprenait avec transport qu'il l'employait à faire du bien, à cultiver les arts, à pénétrer les secrets de la nature, à perfectionner son être. Tantôt elle voulait savoir si l'âme de son oiseau était de la même nature que celle de son amant; pourquoi il avait vécu près de vingt-huit mille ans, tandis que son amant n'en avait que dix-huit ou dix-neuf. Elle faisait cent questions pareilles, auxquelles l'oiseau répondait avec une discrétion qui irritait sa curiosité. Enfin, le sommeil ferma leurs yeux, et livra Formosante à la douce illusion des songes envoyés par les dieux, qui surpassent quelquefois la réalité même, et que toute la philosophie des Chaldéens a bien de la peine à expliquer. Formosante ne s'éveilla que très tard. Il était petit jour chez elle quand le roi son père entra dans sa chambre. L'oiseau reçut Sa Majesté avec une politesse respectueuse, alla au-devant de lui, battit des ailes, allongea son cou, et se remit sur son oranger. Le roi s'assit sur le lit de sa fille, que ses rêves avaient encore embellie. Sa grande barbe s'approcha de ce beau visage, et après lui avoir donné deux baisers, il lui parla en ces mots "Ma chère fille, vous n'avez pu trouver hier un mari, comme je l'espérais; il vous en faut un pourtant le salut de mon empire l'exige. J'ai consulté l'oracle, qui, comme vous savez, ne ment jamais, et qui dirige toute ma conduite. Il m'a ordonné de vous faire courir le monde. Il faut que vous voyagiez. - Ah! chez les Gangarides sans doute", dit la princesse; et en prononçant ces mots, qui lui échappaient, elle sentit bien qu'elle disait une sottise. Le roi, qui ne savait pas un mot de géographie, lui demanda ce qu'elle entendait par des Gangarides. Elle trouva aisément une défaite. Le roi lui apprit qu'il fallait faire un pèlerinage; qu'il avait nommé les personnes de sa suite, le doyen des conseillers d'Etat, le grand aumônier, une dame d'honneur, un médecin, un apothicaire, et son oiseau, avec tous les domestiques convenables. Formosante, qui n'était jamais sortie du palais du roi son père, et qui jusqu'à la journée des trois rois et d'Amazan n'avait mené qu'une vie très insipide dans l'étiquette du faste et dans l'apparence des plaisirs, fut ravie d'avoir un pèlerinage à faire. "Qui sait, disait-elle tout bas à son coeur, si les dieux n'inspireront pas à mon cher Gangaride le même désir d'aller à la même chapelle, et si je n'aurai pas le bonheur de revoir le pèlerin?" Elle remercia tendrement son père, en lui disant qu'elle avait eu toujours une secrète dévotion pour le saint chez lequel on l'envoyait. Bélus donna un excellent dÃner à ses hôtes; il n'y avait que des hommes. C'étaient tous gens fort mal assortis rois, princes, ministres, pontifes, tous jaloux les uns des autres, tous pesant leurs paroles, tous embarrassés de leurs voisins et d'eux-mêmes. Le repas fut triste, quoiqu'on y bût beaucoup. Les princesses restèrent dans leurs appartements, occupées chacune de leur départ. Elles mangèrent à leur petit couvert. Formosante ensuite alla se promener dans les jardins avec son cher oiseau, qui, pour l'amuser, vola d'arbre en arbre en étalant sa superbe queue et son divin plumage. Le roi d'Egypte, qui était chaud de vin, pour ne pas dire ivre, demanda un arc et des flèches à un de ses pages. Ce prince était à la vérité l'archer le plus maladroit de son royaume. Quand il tirait au blanc, la place où l'on était le plus en sûreté était le but où il visait. Mais le bel oiseau, en volant aussi rapidement que la flèche, se présenta lui-même au coup, et tomba tout sanglant entre les bras de Formosante. L'Egyptien, en riant d'un sot rire, se retira dans son quartier. La princesse perça le ciel de ses cris, fondit en larmes, se meurtrit les joues et la poitrine. L'oiseau mourant lui dit tout bas "Brûlez-moi, et ne manquez pas de porter mes cendres vers l'Arabie Heureuse, à l'orient de l'ancienne ville d'Aden ou d'Eden, et de les exposer au soleil sur un petit bûcher de gérofle et de cannelle." Après avoir proféré ces paroles, il expira. Formosante resta longtemps évanouie et ne revit le jour que pour éclater en sanglots. Son père, partageant sa douleur et faisant des imprécations contre le roi d'Egypte, ne douta pas que cette aventure n'annonçât un avenir sinistre. Il alla vite consulter l'oracle de sa chapelle. L'oracle répondit "Mélange de tout; mort vivant, infidélité et constance, perte et gain, calamités et bonheur." Ni lui ni son conseil n'y purent rien comprendre; mais enfin il était satisfait d'avoir rempli ses devoirs de dévotion. Sa fille, éplorée, pendant qu'il consultait l'oracle, fit rendre à l'oiseau les honneurs funèbres qu'il avait ordonnés, et résolut de le porter en Arabie au péril de ses jours. Il fut brûlé dans du lin incombustible avec l'oranger sur lequel il avait couché; elle en recueillit la cendre dans un petit vase d'or tout entouré d'escarboucles et des diamants qu'on ôta de la gueule du lion. Que ne put-elle, au lieu d'accomplir ce devoir funeste, brûler tout en vie le détestable roi d'Egypte! C'était là tout son désir. Elle fit tuer, dans son dépit, les deux crocodiles, ses deux hippopotames, ses deux zèbres, ses deux rats, et fit jeter ses deux momies dans l'Euphrate; si elle avait tenu son boeuf Apis, elle ne l'aurait pas épargné. Le roi d'Egypte, outré de cet affront, partit sur-le-champ pour faire avancer ses trois cent mille hommes. Le roi des Indes, voyant partir son allié, s'en retourna le jour même, dans le ferme dessein de joindre ses trois cent mille Indiens à l'armée égyptienne. Le roi de Scythie délogea dans la nuit avec la princesse Aldée, bien résolu de venir combattre pour elle à la tête de trois cent mille Scythes, et de lui rendre l'héritage de Babylone, qui lui était dû, puisqu'elle descendait de la branche aÃnée. De son côté la belle Formosante se mit en route à trois heures du matin avec sa caravane de pèlerins, se flattant bien qu'elle pourrait aller en Arabie exécuter les dernières volontés de son oiseau, et que la justice des dieux immortels lui rendrait son cher Amazan sans qui elle ne pouvait plus vivre. Ainsi, à son réveil, le roi de Babylone ne trouva plus personne. "Comme les grandes fêtes se terminent, disait-il, et comme elles laissent un vide étonnant dans l'âme, quand le fracas est passé." Mais il fut transporté d'une colère vraiment royale lorsqu'il apprit qu'on avait enlevé la princesse Aldée. Il donna ordre qu'on éveillât tous ses ministres, et qu'on assemblât le conseil. En attendant qu'ils vinssent, il ne manqua pas de consulter son oracle; mais il ne put jamais en tirer que ces paroles si célèbres depuis dans tout l'univers Quand on ne marie pas les filles, elles se marient elles-mêmes. Aussitôt l'ordre fut donné de faire marcher trois cent mille hommes contre le roi des Scythes. Voilà donc la guerre la plus terrible allumée de tous les côtés; et elle fut produite par les plaisirs de la plus belle fête qu'on ait jamais donnée sur la terre. L'Asie allait être désolée par quatre armées de trois cent mille combattants chacune. On sent bien que la guerre de Troie, qui étonna le monde quelques siècles après, n'était qu'un jeu d'enfants en comparaison; mais aussi on doit considérer que dans la querelle des Troyens il ne s'agissait que d'une vieille femme fort libertine qui s'était fait enlever deux fois, au lieu qu'ici il s'agissait de deux filles et d'un oiseau. Le roi des Indes allait attendre son armée sur le grand et magnifique chemin qui conduisait alors en droiture de Babylone à Cachemire. Le roi des Scythes courait avec Aldée par la belle route qui menait au mont Immaüs. Tous ces chemins ont disparu dans la suite par le mauvais gouvernement. Le roi d'Egypte avait marché à l'occident, et côtoyait la petite mer Méditerranée, que les ignorants Hébreux ont depuis nommée la Grande Mer. A l'égard de la belle Formosante, elle suivait le chemin de Bassora, planté de hauts palmiers qui fournissaient un ombrage éternel et des fruits dans toutes les saisons. Le temple où elle allait en pèlerinage était dans Bassora même. Le saint à qui ce temple avait été dédié était à peu près dans le goût de celui qu'on adora depuis à Lampsaque. Non seulement il procurait des maris aux filles, mais il tenait lieu souvent de mari. C'était le saint le plus fêté de toute l'Asie. Formosante ne se souciait point du tout du saint de Bassora elle n'invoquait que son cher berger gangaride, son bel Amazan. Elle comptait s'embarquer à Bassora, et entrer dans l'Arabie Heureuse pour faire ce que l'oiseau mort avait ordonné. A la troisième couchée, à peine était-elle entrée dans une hôtellerie où se fourriers avaient tout préparé pour elle, qu'elle apprit que le roi d'Egypte y entrait aussi. Instruit de la marche de la princesse par ses espions, il avait sur-le-champ changé de route, suivi d'une nombreuse escorte. Il arrive; il fait placer des sentinelles à toutes les portes; il monte dans la chambre de la belle Formosante, et lui dit "Mademoiselle, c'est vous précisément que je cherchais; vous avez fait très peu de cas de moi lorsque j'étais à Babylone; il est juste de punir les dédaigneuses et les capricieuses vous aurez, s'il vous plaÃt, la bonté de souper avec moi ce soir; vous n'aurez point d'autre lit que le mien, et je me conduirai avec vous selon que j'en serai content." Formosante vit bien qu'elle n'était pas la plus forte; elle savait que le bon esprit consiste à se conformer à sa situation; elle prit le parti de se délivrer du roi d'Egypte par une innocente adresse elle le regarda du coin de l'oeil, ce qui plusieurs siècles après s'est appelé lorgner; et voici comme elle lui parla avec une modestie, une grâce, une douceur, un embarras, et une foule de charmes qui auraient rendu fou le plus sage des hommes, et aveuglé le plus clairvoyant "Je vous avoue, monsieur, que je baissai toujours les yeux devant vous quand vous fÃtes l'honneur au roi mon père de venir chez lui. Je craignais mon coeur, je craignais ma simplicité trop naïve je tremblais que mon père et vos rivaux ne s'aperçussent de la préférence que je vous donnais, et que vous méritez si bien. Je puis à présent me livrer à mes sentiments. Je jure par le boeuf Apis, qui est, après vous, tout ce que je respecte le plus au monde, que vos propositions m'ont enchantée. J'ai déjà soupé avec vous chez le roi mon père; j'y souperai encore bien ici sans qu'il soit de la partie; tout ce que je vous demande, c'est que votre grand aumônier boive avec nous; il m'a paru à Babylone un très bon convive; j'ai d'excellent vin de Chiras, je veux vous en faire goûter à tous deux A l'égard de votre seconde proposition, elle est très engageante; mais il ne convient pas à une fille bien née d'en parler qu'il vous suffise de savoir que je vous regarde comme le plus grand des rois et le plus aimable des hommes." Ce discours fit tourner la tête au roi d'Egypte; il voulut bien que l'aumônier fût en tiers. "J'ai encore une grâce à vous demander, lui dit la princesse; c'est de permettre que mon apothicaire vienne me parler les filles ont toujours de certaines petites incommodités qui demandent de certains soins, comme vapeurs de tête, battements de coeur, coliques, étouffements, auxquels il faut mettre un certain ordre dans de certaines circonstances; en un mot, j'ai un besoin pressant de mon apothicaire, et j'espère que vous ne me refuserez pas cette légère marque d'amour. - Mademoiselle, lui répondit le roi d'Egypte, quoiqu'un apothicaire ait des vues précisément opposées aux miennes, et que les objets de son art soient le contraire de ceux du mien, je sais trop bien vivre pour vous refuser une demande si juste je vais ordonner qu'il vienne vous parler en attendant le souper; je conçois que vous devez être un peu fatiguée du voyage; vous devez aussi avoir besoin d'une femme de chambre, vous pourrez faire venir celle qui vous agréera davantage; j'attendrai ensuite vos ordres et votre commodité." Il se retira; l'apothicaire et la femme de chambre nommée Irla arrivèrent. La princesse avait en elle une entière confiance; elle lui ordonna de faire apporter six bouteilles de vin de Chiras pour le souper, et d'en faire boire de pareil à tous les sentinelles qui tenaient ses officiers aux arrêts; puis elle recommanda à l'apothicaire de faire mettre dans toutes les bouteilles certaines drogues de sa pharmacie qui faisaient dormir les gens vingt-quatre heures, et dont il était toujours pourvu. Elle fut ponctuellement obéie. Le roi revint avec le grand aumônier au bout d'une demi-heure; le souper fut très gai; le roi et le prêtre vidèrent les six bouteilles, et avouèrent qu'il n'y avait pas de si bon vin en Egypte; la femme de chambre eut soin d'en faire boire aux domestiques qui avaient servi. Pour la princesse, elle eut grande attention de n'en point boire, disant que son médecin l'avait mise au régime. Tout fut bientôt endormi. L'aumônier du roi d'Egypte avait la plus belle barbe que pût porter un homme de sa sorte. Formosante la coupa très adroitement; puis, l'ayant fait coudre à un petit ruban, elle l'attacha à son menton. Elle s'affubla de la robe du prêtre et de toutes les marques de sa dignité, habilla sa femme de chambre en sacristain de la déesse Isis; enfin, s'étant munie de son urne et de ses pierreries, elle sortit de l'hôtellerie à travers les sentinelles, qui dormaient comme leur maÃtre. La suivante avait eu soin de faire tenir à la porte deux chevaux prêts. La princesse ne pouvait mener avec elle aucun des officiers de sa suite ils auraient été arrêtés par les grandes gardes. Formosante et Irla passèrent à travers des haies de soldats qui, prenant la princesse pour le grand prêtre, l'appelaient mon révérendissime père en Dieu, et lui demandaient sa bénédiction. Les deux fugitives arrivent en vingt-quatre heures à Bassora, avant que le roi fût éveillé. Elles quittèrent alors leur déguisements; qui eût pu donner des soupçons. Elles frétèrent au plus vite un vaisseau qui les porta, par le détroit d'Ormus, au beau rivage d'Eden, dans l'Arabie Heureuse. C'est cet Eden dont les jardins furent si renommés qu'on en fit depuis la demeure des justes; ils furent le modèle des Champs Elysées, des jardins des Hespérides, et de ceux des Ãles Fortunées car, dans ces climats chauds, les hommes n'imaginèrent point de plus grande béatitude que les ombrages et les murmures de eaux. Vivre éternellement dans les cieux avec l'Etre suprême, ou aller se promener dans le jardin, dans le paradis, fut la même chose pour les hommes, qui parlent toujours sans s'entendre, et qui n'ont pu guère avoir encore d'idées nettes ni d'expressions justes. Dès que la princesse se vit dans cette terre, son premier soin fut de rendre à son cher oiseau les honneurs funèbres qu'il avait exigés d'elle. Ses belles mains dressèrent un petit bûcher de gérofle et de cannelle. Quelle fut sa surprise lorsqu'ayant répandu les cendres de l'oiseau sur ce bûcher, elle le vit s'enflammer de lui-même! Tout fut bientôt consumé. Il ne parut, à la place des cendres, qu'un gros oeuf dont elle vit sortir son oiseau plus brillant qu'il ne l'avait jamais été. Ce fut le plus beau des moments que la princesse eût éprouvés dans toute sa vie; il n'y en avait qu'un qui pût lui être plus cher elle le désirait, mais elle ne l'espérait pas. "Je vois bien, dit-elle à l'oiseau, que vous êtes le phénix dont on m'avait tant parlé. Je suis prête à mourir d'étonnement et de joie. Je ne croyais point à la résurrection; mais mon bonheur m'en a convaincue. - La résurrection, madame, lui dit le phénix, est la chose du monde la plus simple. Il n'est pas plus surprenant de naÃtre deux fois qu'une. Tout est résurrection dans ce monde; les chenilles ressuscitent en papillons; un noyau mis en terre ressuscite en arbre; tous les animaux ensevelis dans la terre ressuscitent en herbes, en plantes, et nourrissent d'autres animaux dont ils font bientôt une partie de la substance toutes les particules qui composaient les corps sont changées en différents êtres. Il est vrai que je suis le seul à qui le puissant Orosmade ait fait la grâce de ressusciter dans sa propre nature." Formosante, qui, depuis le jour qu'elle vit Amazan et le phénix pour la première fois, avait passé toutes ses heures à s'étonner, lui dit "Je conçois bien que le grand Etre ait pu former de vos cendres un phénix à peu près semblable à vous; mais que vous soyez précisément la même personne, que vous ayez la même âme, j'avoue que je ne le comprends pas bien clairement. Qu'est devenue votre âme pendant que je vous portais dans ma poche après votre mort? - Eh! mon Dieu! madame, n'est-il pas aussi facile au grand Orosmade de continuer son action sur une petite étincelle de moi-même que de commencer cette action? Il m'avait accordé auparavant le sentiment, la mémoire et la pensée; il me les accorde encore; qu'il ait attaché cette faveur à un atome de feu élémentaire caché dans moi, ou à l'assemblage de mes organes, cela ne fait rien au fond les phénix et les homme ignoreront toujours comment la chose se passe; mais la plus grande grâce que l'Etre suprême m'ait accordée est de me faire renaÃtre pour vous. Que ne puis-je passer les vingt-huit mille ans que j'ai encore à vivre jusqu'à ma prochaine résurrection entre vous et mon cher Amazan! - Mon phénix, lui repartit la princesse, songez que les premières paroles que vous me dÃtes à Babylone, et que je n'oublierai jamais, me flattèrent de l'espérance de revoir ce cher berger que j'idolâtre il faut absolument que nous allions ensemble chez les Gangarides, et que je le ramène à Babylone. - C'est bien mon dessein, dit le phénix; il n'y a pas un moment à perdre. Il faut aller trouver Amazan par le plus court chemin, c'est-à -dire par les airs. Il y a dans l'Arabie Heureuse deux griffons, mes amis intimes, qui ne demeurent qu'à cent cinquante milles d'ici je vais leur écrire par la poste aux pigeons; ils viendront avant la nuit. Nous aurons tout le temps de vous faire travailler un petit canapé commode avec des tiroirs où l'on mettra vos provisions de bouche. Vous serez très à votre aise dans cette voiture avec votre demoiselle. Les deux griffons sont les plus vigoureux de leur espèce; chacun d'eux tiendra un des bras du canapé entre ses griffes. Mais, encore une fois, les moments sont chers." Il alla sur-le champ avec Formosante commander le canapé à un tapissier de sa connaissance. Il fut achevé en quatre heures. On mit dans le tiroirs des petits pains à la reine, des biscuits meilleurs que ceux de Babylone, des poncires, des ananas, des cocos, des pistaches, et du vin d'Eden, qui l'emporte sur le vin de Chiras autant que celui de Chiras est au-dessus de celui de Suresne. Le canapé était aussi léger que commode et solide. Les deux griffons arrivèrent dans Eden à point nommé. Formosante et Irla se placèrent dans la voiture. Les deux griffons l'enlevèrent comme une plume. Le phénix tantôt volait auprès, tantôt se perchait sur le dossier. Les deux griffons cinglèrent vers le Gange avec la rapidité d'une flèche qui fend les airs. On ne se reposait que la nuit pendant quelques moments pour manger, et pour faire boire un coup aux deux voituriers. On arriva enfin chez les Gangarides. Le coeur de la princesse palpitait d'espérance, d'amour et de joie. Le phénix fit arrêter la voiture devant la maison d'Amazan il demande à lui parler; mais il y avait trois heures qu'il en était parti, sans qu'on sût où il était allé. Il n'y a point de termes dans la langue même des Gangarides qui puissent exprimer le désespoir dont Formosante fut accablée. "Hélas! voilà ce que j'avais craint, dit le phénix; les trois heures que vous avez passées dans votre hôtellerie sur le chemin de Bassora avec ce malheureux roi d'Egypte vous ont enlevé peut-être pour jamais le bonheur de votre vie; j'ai bien peur que nous n'ayons perdu Amazan sans retour." Alors il demanda aux domestiques si on pouvait saluer madame sa mère. Ils répondirent que son mari était mort l'avant-veille et qu'elle ne voyait personne. Le phénix, qui avait crédit dans la maison, ne laissa pas de faire entrer la princesse de Babylone dans un salon dont les murs étaient revêtus de bois d'oranger à filets d'ivoire; les sous-bergers et les sous-bergères, en longues robes blanches ceintes de garnitures aurore, lui servirent dans cent corbeilles de simple porcelaine cent mets délicieux, parmi lesquels on ne voyait aucun cadavre déguisé c'était du riz, du sago, de la semoule, du vermicelle, des macaronis, de omelettes, des oeufs au lait, des fromages à la crème, des pâtisseries de toute espèce, des légumes, des fruits d'un parfum et d'un goût dont on n'a point d'idée dans les autres climats; c'était une profusion de liqueurs rafraÃchissantes, supérieures aux meilleurs vins. Pendant que la princesse mangeait, couchée sur un lit de roses, quatre pavons, ou paons, ou pans, heureusement muets, l'éventaient de leurs brillantes ailes; deux cents oiseaux, cent bergers et cent bergères lui donnèrent un concert à deux choeurs; les rossignols, les serins, les fauvettes, les pinsons, chantaient le dessus avec les bergères; les bergers faisaient la haute contre et la basse c'était en tout la belle et simple nature. La princesse avoua que, s'il y avait plus de magnificence à Babylone, la nature était mille fois plus agréable chez les Gangarides; mais, pendant qu'on lui donnait cette musique si consolante et si voluptueuse, elle versait des larmes; elle disait à la jeune Irla sa compagne "Ces bergers et ces bergères; ces rossignols et ces serins font l'amour, et moi, je suis privée du héros gangaride, digne objet de mes très tendres et très impatients désirs." Pendant qu'elle faisait ainsi collation, qu'elle admirait et qu'elle pleurait, le phénix disait à la mère d'Amazan "Madame, vous ne pouvez vous dispenser de voir la princesse de Babylone; vous savez... - Je sais tout, dit-elle, jusqu'à son aventure dans l'hôtellerie sur le chemin de Bassora; un merle m'a tout conté ce matin; et ce cruel merle est cause que mon fils, au désespoir, est devenu fou, et a quitté la maison paternelle. - Vous ne savez donc pas, reprit le phénix, que la princesse m'a ressuscité? - Non, mon cher enfant; je savais par le merle que vous étiez mort, et j'en étais inconsolable. J'étais si affligée de cette perte, de la mort de mon mari, et du départ précipité de mon fils, que j'avais fait défendre ma porte. Mais puisque la princesse de Babylone me fait l'honneur de me venir voir, faites-la entrer au plus vite; j'ai des choses de la dernière conséquence à lui dire, et je veux que vous y soyez présent." Elle alla aussitôt dans un autre salon au-devant de la princesse. Elle ne marchait pas facilement c'était une dame d'environ trois cents années; mais elle avait encore de beaux restes, et on voyait bien que vers les deux cent trente à quarante ans elle avait été charmante. Elle reçut Formosante avec une noblesse respectueuse, mêlée d'un air d'intérêt et de douleur qui fit sur la princesse une vive impression. Formosante lui fit d'abord ses tristes compliments sur la mort de son mari. "Hélas! dit la veuve, vous devez vous intéresser à sa perte plus que vous ne pensez. - J'en suis touchée sans doute, dit Formosante; il était le père de..." A ces mots elle pleura. "Je n'étais venue que pour lui et à travers bien des dangers. J'ai quitté pour lui mon père et la plus brillante cour de l'univers; j'ai été enlevée par un roi d'Egypte que je déteste. Echappée à ce ravisseur, j'ai traversé les airs pour venir voir ce que j'aime; j'arrive, et il me fuit!" Les pleurs et les sanglots l'empêchèrent d'en dire davantage. La mère lui dit alors "Madame, lorsque le roi d'Egypte vous ravissait, lorsque vous soupiez avec lui dans un cabaret sur le chemin de Bassora, lorsque vos belles mains lui versaient du vin de Chiras, vous souvenez-vous d'avoir vu un merle qui voltigeait dans la chambre? - Vraiment oui, vous m'en rappelez la mémoire; je n'y avais pas fait d'attention; mais, en recueillant mes idées, je me souviens très bien qu'au moment que le roi d'Egypte se leva de table pour me donner un baiser, le merle s'envola par la fenêtre en jetant un grand cri, et ne reparut plus. - Hélas! madame, reprit la mère d'Amazan, voilà ce qui fait précisément le sujet de nos malheurs; mon fils avait envoyé ce merle s'informer de l'état de votre santé et de tout ce qui se passait à Babylone; il comptait revenir bientôt se mettre à vos pieds et vous consacrer sa vie. Vous ne savez pas à quel excès il vous adore. Tous les Gangarides sont amoureux et fidèles; mais mon fils est le plus passionné et le plus constant de tous. Le merle vous rencontra dans un cabaret; vous buviez très gaiement avec le roi d'Egypte et un vilain prêtre; il vous vit enfin donner un tendre baiser à ce monarque, qui avait tué le phénix, et pour qui mon fils conserve une horreur invincible. Le merle à cette vue fut saisi d'une juste indignation; il s'envola en maudissant vos funestes amours; il est revenu aujourd'hui, il a tout conté; mais dans quels moments, juste ciel! dans le temps où mon fils pleurait avec moi la mort de son père et celle du phénix; dans le temps qu'il apprenait de moi qu'il est votre cousin issu de germain! - O ciel! mon cousin! madame, est-il possible? par quelle aventure? comment? quoi! je serais heureuse à ce point! et je serais en même temps assez infortunée pour l'avoir offensé! - Mon fils est votre cousin, vous dis-je, reprit la mère, et je vais bientôt vous en donner la preuve; mais en devenant ma parente vous m'arrachez mon fils; il ne pourra survivre à la douleur que lui a causée votre baiser donné au roi d'Egypte. - Ah! ma tante, s'écria la belle Formosante, je jure par lui et par le puissant Orosmade que ce baiser funeste, loin d'être criminel, était la plus forte preuve d'amour que je pusse donner à votre fils. Je désobéissais à mon père pour lui. J'allais pour lui de l'Euphrate au Gange. Tombée entre les mains de l'indigne pharaon d'Egypte, je ne pouvais lui échapper qu'en le trompant. J'en atteste les cendres et l'âme du phénix, qui étaient alors dans ma poche; il peut me rendre justice; mais comment votre fils, né sur les bords du Gange, peut-il être mon cousin, moi dont la famille règne sur les bords de l'Euphrate depuis tant de siècles? - Vous savez, lui dit la vénérable Gangaride, que votre grand-oncle Aldée était roi de Babylone, et qu'il fut détrôné par le père de Bélus. - Oui madame. - Vous savez que son fils Aldée avait eu de son mariage la princesse Aldée, élevée dans votre cour. C'est ce prince, qui, étant persécuté par votre père, vint se réfugier dans notre heureuse contrée, sous un autre nom; c'est lui qui m'épousa; j'en ai eu le jeune prince Aldée-Amazan, le plus beau, le plus fort, le plus courageux, le plus vertueux des mortels, et aujourd'hui le plus fou. Il alla aux fêtes de Babylone sur la réputation de votre beauté depuis ce temps-là il vous idolâtre, et peut-être je ne reverrai jamais mon cher fils." Alors elle fit déployer devant la princesse tous les titres de la maison des Aldées; à peine Formosante daigna les regarder. "Ah! madame, s'écria-t-elle, examine-t-on ce qu'on désire? Mon coeur vous en croit assez. Mais où est Aldée-Amazan? où est mon parent, mon amant, mon roi? où est ma vie? quel chemin a-t-il pris? J'irais le chercher dans tous les globes que l'Eternel a formés, et dont il est le plus bel ornement. J'irais dans l'étoile Canope, dans Sheat, dans Aldébaran; j'irais le convaincre de mon amour et de mon innocence." Le phénix justifia la princesse du crime que lui imputait le merle d'avoir donné par amour un baiser au roi d'Egypte; mais il fallait détromper Amazan et le ramener. Il envoie des oiseaux sur tous les chemins; il met en campagne les licornes on lui rapporte enfin qu'Amazan a pris la route de la Chine. "Eh bien! allons à la Chine, s'écria la princesse; le voyage n'est pas long; j'espère bien vous ramener votre fils dans quinze jours au plus tard." A ces mots, que de larmes de tendresse versèrent la mère gangaride et la princesse de Babylone! que d'embrassements! que d'effusion de coeur! Le phénix commanda sur-le-champ un carrosse à six licornes. La mère fournit deux cents cavaliers, et fit présent à la princesse, sa nièce, de quelques milliers des plus beaux diamants du pays. Le phénix, affligé du mal que l'indiscrétion du merle avait causé, fit ordonner à tous les merles de vider le pays; et c'est depuis ce temps qu'il ne s'en trouve plus sur les bords du Gange. V Les licornes, en moins de huit jours, amenèrent Formosante, Irla et le phénix à Cambalu, capitale de la Chine. C'était une ville plus grande que Babylone, et d'une espèce de magnificence toute différente. Ces nouveaux objets, ces moeurs nouvelles, auraient amusé Formosante si elle avait pu être occupée d'autre chose que d'Amazan. Dès que l'empereur de la Chine eut appris que la Princesse de Babylone était à une porte de la ville, il lui dépêcha quatre mille mandarins en robes de cérémonie; tous se prosternèrent devant elle, et lui présentèrent chacun un compliment écrit en lettres d'or sur une feuille de soie pourpre. Formosante leur dit que si elle avait quatre mille langues, elle ne manquerait pas de répondre sur-le-champ à chaque mandarin; mais que, n'en ayant qu'une, elle le priait de trouver bon qu'elle s'en servÃt pour les remercier tous en général. Ils la conduisirent respectueusement chez l'empereur. C'était le monarque de la terre le plus juste, le plus poli, et le plus sage. Ce fut lui qui, le premier, laboura un petit champ de ses mains impériales, pour rendre l'agriculture respectable à son peuple. Il établit, le premier, des prix pour la vertu. Les lois, partout ailleurs, étaient honteusement bornées à punir les crimes. Cet empereur venait de chasser de ses Etats une troupe de bonzes étrangers qui étaient venus du fond de l'Occident, dans l'espoir insensé de forcer toute la Chine à penser comme eux, et qui, sous prétexte d'annoncer des vérités, avaient acquis déjà des richesses et des honneurs. Il leur avait dit, en les chassant, ces propres paroles enregistrées dans les annales de l'empire "Vous pourriez faire ici autant de mal que vous en avez fait ailleurs vous êtes venus prêcher des dogmes d'intolérance chez la nation la plus tolérante de la terre. Je vous renvoie pour n'être jamais forcé de vous punir. Vous serez reconduits honorablement sur mes frontières; on vous fournira tout pour retourner aux bornes de l'hémisphère dont vous êtes partis. Allez en paix si vous pouvez être en paix, et ne revenez plus." La princesse de Babylone apprit avec joie ce jugement et ce discours; elle en était plus sûre d'être bien reçue à la cour, puisqu'elle était très éloignée d'avoir des dogmes intolérants. L'empereur de la Chine, en dÃnant avec elle tête à tête, eut la politesse de bannir l'embarras de toute étiquette gênante; elle lui présenta le phénix, qui fut très caressé de l'empereur, et qui se percha sur son fauteuil. Formosante, sur la fin du repas, lui confia ingénument le sujet de son voyage, et le pria de faire chercher dans Cambalu le bel Amazan, dont elle lui conta l'aventure, sans lui rien cacher de la fatale passion dont son coeur était enflammé pour ce jeune héros. "A qui en parlez-vous? lui dit l'empereur de la Chine; il m'a fait le plaisir de venir dans ma cour; il m'a enchanté; cet aimable Amazan il est vrai qu'il est profondément affligé; mais ses grâces n'en sont que plus touchantes; aucun de mes favoris n'a plus d'esprit que lui; nul mandarin de robe n'a de plus vastes connaissances; nul mandarin d'épée n'a l'air plus martial et plus héroïque; son extrême jeunesse donne un nouveau prix à tous ses talents; si j'étais assez malheureux, assez abandonné du Tien et du Changti pour vouloir être conquérant, je prierais Amazan de se mettre à la tête de mes armées, et je serais sûr de triompher de l'univers entier. C'est bien dommage que son chagrin lui dérange quelquefois l'esprit. - Ah! monsieur, lui dit Formosante avec un air enflammé et un ton de douleur, de saisissement et de reproche, pourquoi ne m'avez-vous pas fait dÃner avec lui? Vous me faites mourir; envoyez-le prier tout à l'heure. - Madame il est parti ce matin, et il n'a point dit dans quelle contrée il portait ses pas." Formosante se tourna vers le phénix "Eh bien; dit-elle, phénix, avez-vous jamais vu une fille plus malheureuse que moi? Mais, monsieur, continua-t-elle, comment, pourquoi a-t-il pu quitter si brusquement une cour aussi polie que la vôtre, dans laquelle il me semble qu'on voudrait passer sa vie? - Voici, madame, ce qui est arrivé. Une princesse du sang, des plus aimables, s'est éprise de passion pour lui, et lui a donné un rendez-vous chez elle à midi; il est parti au point du jour, et il a laissé ce billet, qui a coûté bien des larmes à ma parente. "Belle princesse du sang de la Chine, vous méritez un coeur qui n'ait jamais été qu'à vous; j'ai juré aux dieux immortels de n'aimer jamais que Formosante, princesse de Babylone, et de lui apprendre comment on peut dompter ses désirs dans ses voyages; elle a eu le malheur de succomber avec un indigne roi d'Egypte je suis le plus malheureux des hommes; j'ai perdu mon père et le phénix, et l'espérance d'être aimé de Formosante; j'ai quitté ma mère affligée, ma patrie, ne pouvant vivre un moment dans les lieux où j'ai appris que Formosante en aimait un autre que moi; j'ai juré de parcourir la terre et d'être fidèle. Vous me mépriseriez, et les dieux me puniraient, si je violais mon serment; prenez un amant, madame, et soyez aussi fidèle que moi." - Ah! laissez-moi cette étonnante lettre, dit la belle Formosante, elle fera ma consolation; je suis heureuse dans mon infortune. Amazan m'aime; Amazan renonce pour moi à la possession des princesses de la Chine; il n'y a que lui sur la terre capable de remporter une telle victoire; il me donne un grand exemple; le phénix sait que je n'en avais pas besoin; il est bien cruel d'être privée de son amant pour le plus innocent des baisers donné par pure fidélité. Mais enfin où est-il allé? quel chemin a-t-il pris? daignez me l'enseigner, et je pars." L'empereur de la Chine lui répondit qu'il croyait, sur les rapports qu'on lui avait faits, que son amant avait suivi une route qui menait en Scythie. Aussitôt les licornes furent attelées, et la princesse, après les plus tendres compliments, prit congé de l'empereur avec le phénix, sa femme de chambre Irla et toute sa suite. Dès qu'elle fut en Scythie, elle vit plus que jamais combien les hommes et les gouvernements diffèrent, et différeront toujours jusqu'au temps où quelque peuple plus éclairé que les autres communiquera la lumière de proche en proche après mille siècles de ténèbres, et qu'il se trouvera dans des climats barbares des âmes héroïques qui auront la force et la persévérance de changer les brutes en hommes. Point de villes en Scythie, par conséquent point d'arts agréables. On ne voyait que de vastes prairies et des nations entières sous des tentes et sur des chars. Cet aspect imprimait la terreur. Formosante demanda dans quelle tente ou dans quelle charrette logeait le roi. On lui dit que depuis huit jours il s'était mis en marche à la tête de trois cent mille hommes de cavalerie pour aller à la rencontre du roi de Babylone, dont il avait enlevé la nièce, la belle princesse Aldée. "Il a enlevé ma cousine! s'écria Formosante; je ne m'attendais pas à cette nouvelle aventure. Quoi! ma cousine, qui était trop heureuse de me faire la cour, est devenue reine, et je ne suis pas encore mariée!" Elle se fit conduire incontinent aux tentes de la reine. Leur réunion inespérée dans ces climats lointains, les choses singulières qu'elles avaient mutuellement à s'apprendre, mirent dans leur entrevue un charme qui leur fit oublier qu'elles ne s'étaient jamais aimées; elles se revirent avec transport; une douce illusion se mit à la place de la vraie tendresse; elles s'embrassèrent en pleurant, et il y eut même entre elles de la cordialité et de la franchise, attendu que l'entrevue ne se faisait pas dans un palais. Aldée reconnut le phénix et la confidente Irla; elle donna des fourrures de zibeline à sa cousine, qui lui donna des diamants. On parla de la guerre que les deux rois entreprenaient; on déplora la condition des hommes que des monarques envoient par fantaisie s'égorger pour des différends que deux honnêtes gens pourraient concilier en une heure; mais surtout on s'entretint du bel étranger vainqueur des lions, donneur des plus gros diamants de l'univers, faiseur de madrigaux, possesseur du phénix, devenu le plus malheureux des hommes sur le rapport d'un merle. "C'est mon cher frère, disait Aldée. - C'est mon amant! s'écriait Formosante; vous l'avez vu sans doute, il est peut-être encore ici; car, ma cousine, il sait qu'il est votre frère; il ne vous aura pas quittée brusquement comme il a quitté le roi de la Chine. - Si je l'ai vu, grands dieux! reprit Aldée; il a passé quatre jours entiers avec moi. Ah! ma cousine, que mon frère est à plaindre! Un faux rapport l'a rendu absolument fou; il court le monde sans savoir où il va. Figurez-vous qu'il a poussé la démence jusqu'à refuser les faveurs de la plus belle Scythe de toute la Scythie. Il partit hier après lui avoir écrit une lettre dont elle a été désespérée. Pour lui, il est allé chez les Cimmériens. - Dieu soit loué! s'écria Formosante; encore un refus en ma faveur! mon bonheur a passé mon espoir, comme mon malheur a surpassé toutes mes craintes. Faites-moi donner cette lettre charmante, que je parte, que je le suive, les mains pleines de ses sacrifices. Adieu, ma cousine; Amazan est chez les Cimmériens, j'y vole." Aldée trouva que la princesse sa cousine était encore plus folle que son frère Amazan. Mais comme elle avait senti elle-même les atteintes de cette épidémie, comme elle avait quitté les délices et la magnificence de Babylone pour le roi des Scythes, comme les femmes s'intéressent toujours aux folies dont l'amour est cause, elle s'attendrit véritablement pour Formosante, lui souhaita un heureux voyage, et lui promit de servir sa passion si jamais elle était assez heureuse pour revoir son frère. VI Bientôt la princesse de Babylone et le phénix arrivèrent dans l'empire des Cimmériens, bien moins peuplé, à la vérité, que la Chine, mais deux fois plus étendu; autrefois semblable à la Scythie, et devenu depuis quelque temps aussi florissant que les royaumes qui se vantaient d'instruire les autres Etats. Après quelques jours de marche on entra dans une très grande ville que l'impératrice régnante faisait embellir; mais elle n'y était pas elle voyageait alors des frontières de l'Europe à celles de l'Asie pour connaÃtre ses Etats par ses yeux, pour juger des maux et porter les remèdes, pour accroÃtre les avantages, pour semer l'instruction. Un des principaux officiers de cette ancienne capitale, instruit de l'arrivée de la Babylonienne et du phénix, s'empressa de rendre ses hommages à la princesse, et de lui faire les honneurs du pays, bien sûr que sa maÃtresse, qui était la plus polie et la plus magnifique des reines, lui saurait gré d'avoir reçu une si grande dame avec les mêmes égards qu'elle aurait prodigués elle-même. On logea Formosante au palais, dont on écarta une foule importune de peuple; on lui donna des fêtes ingénieuses. Le seigneur cimmérien, qui était un grand naturaliste, s'entretint beaucoup avec le phénix dans les temps où la princesse était retirée dans son appartement. Le phénix lui avoua qu'il avait autrefois voyagé chez les Cimmériens, et qu'il ne reconnaissait plus le pays. "Comment de si prodigieux changements, disait-il, ont-ils pu être opérés dans un temps si court? Il n'y a pas trois cents ans que je vis ici la nature sauvage dans toute son horreur; j'y trouve aujourd'hui les arts, la splendeur, la gloire et la politesse. - Un seul homme a commencé ce grand ouvrage, répondit le Cimmérien; une femme l'a perfectionné; une femme a été meilleure législatrice que l'Isis des Egyptiens et la Cérès des Grecs. La plupart des législateurs ont eu un génie étroit et despotique qui a resserré leurs vues dans le pays qu'ils ont gouverné; chacun a regardé son peuple comme étant seul sur la terre, ou comme devant être l'ennemi du reste de la terre. Ils ont formé des institutions pour ce seul peuple, introduit des usages pour lui seul, établi une religion pour lui seul. C'est ainsi que les Egyptiens, si fameux par des monceaux de pierres, se sont abrutis et déshonorés par leurs superstitions barbares. Ils croient les autres nations profanes, ils ne communiquent point avec elles; et, excepté la cour, qui s'élève quelquefois au-dessus des préjugés vulgaires, il n'y a pas un Egyptien qui voulût manger dans un plat dont un étranger se serait servi. Leurs prêtres sont cruels et absurdes. Il vaudrait mieux n'avoir point de lois, et n'écouter que la nature, qui a gravé dans nos coeurs les caractères du juste et de l'injuste, que de soumettre la société à des lois si insociables. "Notre impératrice embrasse des projets entièrement opposés elle considère son vaste Etat, sur lequel tous les méridiens viennent se joindre, comme devant correspondre à tous les peuples qui habitent sous ces différents méridiens. La première de ses lois a été la tolérance de toutes les religions, et la compassion pour toutes les erreurs. Son puissant génie a connu que si les cultes sont différents, la morale est partout la même par ce principe elle a lié sa nation à toutes les nations du monde, et les Cimmériens vont regarder le Scandinavien et le Chinois comme leurs frères. Elle a fait plus elle a voulu que cette précieuse tolérance, le premier lien des hommes, s'établÃt chez ses voisins; ainsi elle a mérité le titre de mère de la patrie, et elle aura celui de bienfaitrice du genre humain, si elle persévère. "Avant elle, des hommes malheureusement puissants envoyaient des troupes de meurtriers ravir à des peuplades inconnues et arroser de leur sang les héritages de leurs pères on appelait ces assassins des héros; leur brigandage était de la gloire. Notre souveraine a une autre gloire elle a fait marcher des armées pour apporter la paix, pour empêcher les hommes de se nuire, pour les forcer à se supporter les uns les autres; et ses étendards ont été ceux de la concorde publique." Le phénix, enchanté de tout ce que lui apprenait ce seigneur, lui dit "Monsieur, il y a vingt-sept mille neuf cents années et sept mois que je suis au monde; je n'ai encore rien vu de comparable à ce que vous me faites entendre." Il lui demanda des nouvelles de son ami Amazan; le Cimmérien lui conta les mêmes choses qu'on avait dites à la princesse chez les Chinois et chez les Scythes. Amazan s'enfuyait de toutes les cours qu'il visitait sitôt qu'une dame lui avait donné un rendez-vous auquel il craignait de succomber. Le phénix instruisit bientôt Formosante de cette nouvelle marque de fidélité qu'Amazan lui donnait, fidélité d'autant plus étonnante qu'il ne pouvait pas soupçonner que sa princesse en fût jamais informée. Il était parti pour la Scandinavie. Ce fut dans ces climats que des spectacles nouveaux frappèrent encore ses yeux. Ici la royauté et la liberté subsistaient ensemble par un accord qui paraÃt impossible dans d'autres Etats les agriculteurs avaient part à la législation, aussi bien que les grands du royaume; et un jeune prince donnait les plus grandes espérances d'être digne de commander à une nation libre. Là c'était quelque chose de plus étrange le seul roi qui fût despotique de droit sur la terre par un contrat formel avec son peuple était en même temps le plus jeune et le plus juste des rois. Chez les Sarmates, Amazan vit un philosophe sur le trône on pouvait l'appeler le roi de l'anarchie, car il était le chef de cent mille petits rois dont un seul pouvait d'un mot anéantir les résolutions de tous les autres. Eole n'avait pas plus de peine à contenir tous les vents qui se combattent sans cesse, que ce monarque n'en avait à concilier les esprits c'était un pilote environné d'un éternel orage; et cependant le vaisseau ne se brisait pas, car le prince était un excellent pilote. En parcourant tous ces pays si différents de sa patrie, Amazan refusait constamment toutes les bonnes fortunes qui se présentaient à lui, toujours désespéré du baiser que Formosante avait donné au roi d'Egypte, toujours affermi dans son inconcevable résolution de donner à Formosante l'exemple d'une fidélité unique et inébranlable. La princesse de Babylone avec le phénix le suivait partout à la piste; et ne le manquait jamais que d'un jour ou deux, sans que l'un se lassât de courir, et sans que l'autre perdÃt un moment à le suivre. Ils traversèrent ainsi toute la Germanie; ils admirèrent les progrès que la raison et la philosophie faisaient dans le Nord tous les princes y étaient instruits, tous autorisaient la liberté de penser; leur éducation n'avait point été confiée à des hommes qui eussent intérêt de les tromper, ou qui fussent trompés eux-mêmes on les avait élevés dans la connaissance de la morale universelle, et dans le mépris des superstitions; on avait banni dans tous ces Etats un usage insensé, qui énervait et dépeuplait plusieurs pays méridionaux cette coutume était d'enterrer tout vivants, dans de vastes cachots, un nombre infini des deux sexes éternellement séparés l'un de l'autre, et de leur faire jurer de n'avoir jamais de communication ensemble. Cet excès de démence, accrédité pendant des siècles, avait dévasté la terre autant que les guerres les plus cruelles. Les princes du Nord avaient à la fin compris que, si on voulait avoir des haras, il ne fallait pas séparer les plus forts chevaux des cavales. Ils avaient détruit aussi des erreurs non moins bizarres et non moins pernicieuses. Enfin les hommes osaient être raisonnables dans ces vastes pays, tandis qu'ailleurs on croyait encore qu'on ne peut les gouverner qu'autant qu'ils sont imbéciles. VII Amazan arriva chez les Bataves; son coeur éprouva une douce satisfaction dans son chagrin d'y retrouver quelque faible image du pays des heureux Gangarides; la liberté, l'égalité, la propreté, l'abondance, la tolérance; mais les dames du pays étaient si froides qu'aucune ne lui fit d'avances comme on lui en avait fait partout ailleurs; il n'eut pas la peine de résister. S'il avait voulu attaquer ces dames, il les aurait toutes subjuguées l'une après l'autre, sans être aimé d'aucune; mais il était bien éloigné de songer à faire des conquêtes. Formosante fut sur le point de l'attraper chez cette nation insipide il ne s'en fallut que d'un moment. Amazan avait entendu parler chez les Bataves avec tant d'éloges d'une certaine Ãle, nommée Albion, qu'il s'était déterminé à s'embarquer, lui et ses licornes, sur un vaisseau qui, par un vent d'orient favorable, l'avait porté en quatre heures au rivage de cette terre plus célèbre que Tyr et que l'Ãle Atlantide. La belle Formosante, qui l'avait suivi au bord de la Duina, de la Vistule, de l'Elbe, du Véser, arrive enfin aux bouches du Rhin, qui portait alors ses eaux rapides dans la mer Germanique. Elle apprend que son cher amant a vogué aux côtes d'Albion; elle croit voir son vaisseau; elle pousse des cris de joie dont toutes les dames bataves furent surprises, n'imaginant pas qu'un jeune homme pût causer tant de joie. Et à l'égard du phénix, elles n'en firent pas grand cas, parce qu'elles jugèrent que ses plumes ne pourraient probablement se vendre aussi bien que celles des canards et des oisons de leurs marais. La princesse de Babylone loua ou nolisa deux vaisseaux pour la transporter avec tout son monde dans cette bienheureuse Ãle qui allait posséder l'unique objet de tous ses désirs, l'âme de sa vie, le dieu de son coeur. Un vent funeste d'occident s'éleva tout à coup dans le moment même où le fidèle et malheureux Amazan mettait pied à terre en Albion; les vaisseaux de la princesse de Babylone ne purent démarrer. Un serrement de coeur, une douleur amère, une mélancolie profonde, saisirent Formosante; elle se mit au lit, dans sa douleur, en attendant que le vent changeât; mais il souffla huit jours entiers avec une violence désespérante. La princesse, pendant ce siècle de huit jours, se faisait lire par Irla des romans ce n'est pas que les Bataves en sussent faire; mais, comme ils étaient les facteurs de l'univers, ils vendaient l'esprit des autres nations ainsi que leurs denrées. La princesse fit acheter chez Marc-Michel Rey tous les contes que l'on avait écrits chez les Ausoniens et chez les Velches, et dont le débit était défendu sagement chez ces peuples pour enrichir les Bataves; elle espérait qu'elle trouverait dans ces histoires quelque aventure qui ressemblerait à la sienne, et qui charmerait sa douleur. Irla lisait, le phénix disait son avis, et la princesse ne trouvait rien dans la Paysanne parvenue, ni dans Tansaï, ni dans le Sopha, ni dans les Quatre Facardins, qui eût le moindre rapport à ses aventures; elle interrompait à tout moment la lecture pour demander de quel côté venait le vent. VIII Cependant Amazan était déjà sur le chemin de la capitale d'Albion, dans son carrosse à six licornes, et rêvait à sa princesse. Il aperçut un équipage versé dans un fossé; les domestiques s'étaient écartés pour aller chercher du secours; le maÃtre de l'équipage restait tranquillement dans sa voiture, ne témoignant pas la plus légère impatience, et s'amusant à fumer, car on fumait alors il se nommait milord What-then, ce qui signifie à peu près milord Qu'importe en la langue dans laquelle je traduis ces mémoires. Amazan se précipita pour lui rendre service; il releva tout seul la voiture, tant sa force était supérieure à celle des autres hommes. Milord Qu'importe se contenta de dire "Voilà un homme bien vigoureux." Des rustres du voisinage; étant accourus, se mirent en colère de ce qu'on les avait fait venir inutilement, et s'en prirent à l'étranger ils le menacèrent en l'appelant chien d'étranger, et ils voulurent le battre. Amazan en saisit deux de chaque main, et les jeta à vingt pas; les autres le respectèrent, le saluèrent, lui demandèrent pour boire il leur donna plus d'argent qu'ils n'en avaient jamais vu. Milord Qu'importe lui dit "Je vous estime; venez dÃner avec moi dans ma maison de campagne, qui n'est qu'à trois milles"; il monta dans la voiture d'Amazan, parce que la sienne était dérangée par la secousse. Après un quart d'heure de silence, il regarda un moment Amazan, et lui dit How dye do; à la lettre Comment faites-vous faire? et dans la langue du traducteur Comment vous portez-vous? ce qui ne veut rien dire du tout en aucune langue; puis il ajouta "Vous avez là six jolies licornes"; et il se remit à fumer. Le voyageur lui dit que ses licornes étaient à son service; qu'il venait avec elles du pays des Gangarides; et il en prit occasion de lui parler de la princesse de Babylone, et du fatal baiser qu'elle avait donné au roi d'Egypte; à quoi l'autre ne répliqua rien du tout, se souciant très peu qu'il y eût dans le monde un roi d'Egypte et une princesse de Babylone. Il fut encore un quart d'heure sans parler; après quoi il redemanda à son compagnon comment il faisait faire, et si on mangeait du bon roast-beef dans le pays des Gangarides. Le voyageur lui répondit avec sa politesse ordinaire qu'on ne mangeait point ses frères sur les bords du Gange. Il lui expliqua le système qui fut, après tant de siècles, celui de Pythagore, de Porphyre, de Iamblique. Sur quoi milord s'endormit, et ne fit qu'un somme jusqu'à ce qu'on fût arrivé à sa maison. Il avait une femme jeune et charmante, à qui la nature avait donné une âme aussi vive et aussi sensible que celle de son mari était indifférente. Plusieurs seigneurs albioniens étaient venus ce jour-là dÃner avec elle. Il y avait des caractères de toutes les espèces car le pays n'ayant presque jamais été gouverné que par des étrangers, les familles venues avec ces princes avaient toutes apporté des moeurs différentes. Il se trouva dans la compagnie des gens très aimables, d'autres d'un esprit supérieur, quelques-uns d'une science profonde. La maÃtresse de la maison n'avait rien de cet air emprunté et gauche, de cette roideur, de cette mauvaise honte qu'on reprochait alors aux jeunes femmes d'Albion; elle ne cachait point, par un maintien dédaigneux et par un silence affecté, la stérilité de ses idées et l'embarras humiliant de n'avoir rien à dire nulle femme n'était plus engageante. Elle reçut Amazan avec la politesse et les grâces qui lui étaient naturelles. L'extrême beauté de ce jeune étranger, et la comparaison soudaine qu'elle fit entre lui et son mari, la frappèrent d'abord sensiblement. On servit. Elle fit asseoir Amazan à côté d'elle, et lui fit manger des poudings de toute espèce, ayant su de lui que les Gangarides ne se nourrissaient de rien qui eût reçu des dieux le don céleste de la vie. Sa beauté, sa force, les moeurs des Gangarides, les progrès des arts, la religion et le gouvernement furent le sujet d'une conversation aussi agréable qu'instructive pendant le repas, qui dura jusqu'à la nuit, et pendant lequel milord Qu'importe but beaucoup et ne dit mot. Après le dÃner, pendant que milady versait du thé et qu'elle dévorait des yeux le jeune homme, il s'entretenait avec un membre du parlement car chacun sait que dès lors il y avait un parlement, et qu'il s'appelait wittenagemot, ce qui signifie l'assemblée des gens d'esprit. Amazan s'informait de la constitution, des moeurs, des lois, des forces, des usages, des arts, qui rendaient ce pays si recommandable; et ce seigneur lui parlait en ces termes "Nous avons longtemps marché tout nus, quoique le climat ne soit pas chaud. Nous avons été longtemps traités en esclaves par des gens venus de l'antique terre de Saturne, arrosée des eaux du Tibre; mais nous nous sommes fait nous-mêmes beaucoup plus de maux que nous n'en avions essuyés de nos premiers vainqueurs. Un de nos rois poussa la bassesse jusqu'à se déclarer sujet d'un prêtre qui demeurait aussi sur les bords du Tibre, et qu'on appelait le Vieux des sept montagnes tant la destinée de ces sept montagnes a été longtemps de dominer sur une grande partie de l'Europe habitée alors par des brutes! Après ces temps d'avilissement sont venus des siècles de férocité et d'anarchie. Notre terre, plus orageuse que les mers qui l'environnent, a été saccagée et ensanglantée par nos discordes; plusieurs têtes couronnées ont péri par le dernier supplice. Plus de cent princes du sang des rois ont fini leurs jours sur l'échafaud. On a arraché le coeur de tous leurs adhérents, et on en a battu leurs joues. C'était au bourreau qu'il appartenait d'écrire l'histoire de notre Ãle, puisque c'était lui qui avait terminé toutes les grandes affaires. Il n'y a pas longtemps que, pour comble d'horreur, quelques personnes portant un manteau noir, et d'autres qui mettaient une chemise blanche par-dessus leur jaquette, ayant été mordues par des chiens enragés, communiquèrent la rage à la nation entière. Tous les citoyens furent ou meurtriers ou égorgés, ou bourreaux ou suppliciés, ou déprédateurs ou esclaves, au nom du ciel et en cherchant le Seigneur. Qui croirait que de cet abÃme épouvantable, de ce chaos de dissensions, d'atrocités, d'ignorance et de fanatisme, il est enfin résulté le plus parfait gouvernement peut-être qui soit aujourd'hui dans le monde? Un roi honoré et riche, tout-puissant pour faire le bien, impuissant pour faire le mal, est à la tête d'une nation libre, guerrière, commerçante et éclairée. Les grands d'un côté, et les représentants des villes de l'autre, partagent la législation avec le monarque. On avait vu; par une fatalité singulière, le désordre, les guerres civiles, l'anarchie et la pauvreté désoler le pays quand les rois affectaient le pouvoir arbitraire. La tranquillité, la richesse, la félicité publique, n'ont régné chez nous que quand les rois ont reconnu qu'ils n'étaient pas absolus. Tout était subverti quand on disputait sur des choses inintelligibles; tout a été dans l'ordre quand on les a méprisées. Nos flottes victorieuses portent notre gloire sur toutes les mers; et les lois mettent en sûreté nos fortunes jamais un juge ne peut les expliquer arbitrairement; jamais on ne rend un arrêt qui ne soit motivé. Nous punirions comme des assassins des juges qui oseraient envoyer à la mort un citoyen sans manifester les témoignages qui l'accusent et la loi qui le condamne. Il est vrai qu'il y a toujours chez nous deux partis qui se combattent avec la plume et avec des intrigues; mais aussi ils se réunissent toujours quand il s'agit de prendre les armes pour défendre la patrie et la liberté. Ces deux partis veillent l'un sur l'autre; ils s'empêchent mutuellement de violer le dépôt sacré des lois; ils se haïssent, mais ils aiment l'Etat ce sont des amants jaloux qui servent à l'envi la même maÃtresse. Du même fonds d'esprit qui nous a fait connaÃtre et soutenir les droits de la nature humaine, nous avons porté les sciences au plus haut point où elles puissent parvenir chez les hommes. Vos Egyptiens, qui passent pour de si grands mécaniciens; vos Indiens, qu'on croit de si grands philosophes; vos Babyloniens, qui se vantent d'avoir observé les astres pendant quatre cent trente mille années; les Grecs, qui ont écrit tant de phrases et si peu de choses, ne savent précisément rien en comparaison de nos moindres écoliers qui ont étudié les découvertes de nos grands maÃtres. Nous avons arraché plus de secrets à la nature dans l'espace de cent années que le genre humain n'en avait découvert dans la multitude des siècles. Voilà au vrai l'état où nous sommes. Je ne vous ai caché ni le bien, ni le mal, ni nos opprobres, ni notre gloire; et je n'ai rien exagéré." Amazan, à ce discours, se sentit pénétré du désir de s'instruire dans ces sciences sublimes dont on lui parlait; et si sa passion pour la princesse de Babylone, son respect filial pour sa mère, qu'il avait quittée, et l'amour de sa patrie, n'eussent fortement parlé à son coeur déchiré, il aurait voulu passer sa vie dans l'Ãle d'Albion. Mais ce malheureux baiser donné par sa princesse au roi d'Egypte ne lui laissait pas assez de liberté dans l'esprit pour étudier les hautes sciences. "Je vous avoue, dit-il, que m'ayant imposé la loi de courir le monde et de m'éviter moi-même, je serais curieux de voir cette antique terre de Saturne, ce peuple du Tibre et des sept montagnes à qui vous avez obéi autrefois; il faut, sans doute, que ce soit le premier peuple de la terre. - Je vous conseille de faire ce voyage, lui répondit l'Albionien, pour peu que vous aimiez la musique et la peinture. Nous allons très souvent nous-mêmes porter quelquefois notre ennui vers les sept montagnes. Mais vous serez bien étonné en voyant les descendants de nos vainqueurs." Cette conversation fut longue. Quoique le bel Amazan eût la cervelle un peu attaquée, il parlait avec tant d'agréments, sa voix était si touchante, son maintien si noble et si doux, que la maÃtresse de la maison ne put s'empêcher de l'entretenir à son tour tête à tête. Elle lui serra tendrement la main en lui parlant, et ne le regardant avec des yeux humides et étincelants qui portaient les désirs dans tous les ressorts de la vie. Elle le retint à souper et à coucher. Chaque instant, chaque parole, chaque regard, enflammèrent sa passion. Dès que tout le monde fut retiré, elle lui écrivit un petit billet, ne doutant pas qu'il ne vÃnt lui faire la cour dans son lit, tandis que milord Qu'importe dormait dans le sien. Amazan eut encore le courage de résister tant un grain de folie produit d'effets miraculeux dans une âme forte et profondément blessée. Amazan, selon sa coutume, fit à la dame une réponse respectueuse, par laquelle il lui représentait la sainteté de son serment, et l'obligation étroite où il était d'apprendre à la princesse de Babylone à dompter ses passions; après quoi il fit atteler ses licornes, et repartit pour la Batavie, laissant toute la compagnie émerveillée de lui, et la dame du logis désespérée. Dans l'excès de sa douleur, elle laissa traÃner la lettre d'Amazan; milord Qu'importe la lut le lendemain matin. "Voilà , dit-il en levant les épaules, de bien plates niaiseries"; et il alla chasser au renard avec quelques ivrognes du voisinage. Amazan voguait déjà sur la mer; muni d'une carte géographique dont lui avait fait présent le savant Albionien qui s'était entretenu avec lui chez milord Qu'importe. Il voyait avec surprise une grande partie de la terre sur une feuille de papier. Ses yeux et son imagination s'égaraient dans ce petit espace; il regardait le Rhin, le Danube, les Alpes du Tyrol, marqués alors par d'autres noms, et tous les pays par où il devait passer avant d'arriver à la ville des sept montagnes; mais surtout il jetait les yeux sur la contrée des Gangarides, sur Babylone, où il avait vu sa chère princesse, et sur le fatal pays de Bassora, où elle avait donné un baiser au roi d'Egypte. Il soupirait, il versait des larmes; mais il convenait que l'Albionien, qui lui avait fait présent de l'univers en raccourci, n'avait pas eu tort en disant qu'on était mille fois plus instruit sur les bords de la Tamise que sur ceux du Nil, de l'Euphrate et du Gange. Comme il retournait en Batavie, Formosante volait vers Albion avec ses deux vaisseaux qui cinglaient à pleines voiles; celui d'Amazan et celui de la princesse se croisèrent, se touchèrent presque les deux amants étaient près l'un de l'autre, et ne pouvaient s'en douter ah, s'ils l'avaient su! mais l'impérieuse destinée ne le permit pas. IX Sitôt qu'Amazan fut débarqué sur le terrain égal et fangeux de la Batavie, il partit comme un éclair pour la ville aux sept montagnes. Il fallut traverser la partie méridionale de la Germanie. De quatre milles en quatre milles on trouvait un prince et une princesse, des filles d'honneur, et des gueux. Il était étonné des coquetteries que ces dames et ces filles d'honneur lui faisaient partout avec la bonne foi germanique, et il n'y répondait que par de modestes refus. Après avoir franchi les Alpes, il s'embarqua sur la mer de Dalmatie, et aborda dans une ville qui ne ressemblait à rien du tout de ce qu'il avait vu jusqu'alors. La mer formait les rues, les maisons étaient bâties dans l'eau. Le peu de places publiques qui ornaient cette ville était couvert d'hommes et de femmes qui avaient un double visage, celui que la nature leur avait donné et une face de carton mal peint qu'ils appliquaient par-dessus en sorte que la nation semblait composée de spectres. Les étrangers qui venaient dans cette contrée commençaient par acheter un visage, comme on se pourvoit ailleurs de bonnets et de souliers. Amazan dédaigna cette mode contre nature; il se présenta tel qu'il était. Il y avait dans la ville douze mille filles enregistrées dans le grand livre de la république; filles utiles à l'Etat, chargées du commerce le plus avantageux et le plus agréable qui ait jamais enrichi une nation. Les négociants ordinaires envoyaient à grands frais et à grands risques des étoffes dans l'Orient; ces belles négociantes faisaient sans aucun risque un trafic toujours renaissant de leurs attraits. Elles vinrent toutes se présenter au bel Amazan et lui offrir le choix. Il s'enfuit au plus vite en prononçant le nom de l'incomparable princesse de Babylone, et en jurant par les dieux immortels qu'elle était plus belle que toutes les douze mille filles vénitiennes. "Sublime friponne, s'écriait-il dans ses transports, je vous apprendrai à être fidèle!" Enfin les ondes jaunes du Tibre, des marais empestés, des habitants hâves, décharnés et rares, couverts de vieux manteaux troués qui laissaient voir leur peau sèche et tannée, se présentèrent à ses yeux, et lui annoncèrent qu'il était à la porte de la ville aux sept montagnes, de cette ville de héros et de législateurs qui avaient conquis et policé une grande partie du globe. Il s'était imaginé qu'il verrait à la porte triomphale cinq cents bataillons commandés par des héros, et, dans le sénat, une assemblée de demi-dieux, donnant des lois à la terre; il trouva, pour toute armée, une trentaine de gredins montant la garde avec un parasol, de peur du soleil. Ayant pénétré jusqu'à un temple qui lui parut très beau, mais moins que celui de Babylone, il fut assez surpris d'y entendre une musique exécutée par des hommes qui avaient des voix de femmes. "Voilà , dit-il, un plaisant pays que cette antique terre de Saturne! J'ai vu une ville où personne n'avait son visage; en voici une autre où les hommes n'ont ni leur voix ni leur barbe." On lui dit que ces chantres n'étaient plus hommes, qu'on les avait dépouillés de leur virilité afin qu'ils chantassent plus agréablement les louanges d'une prodigieuse quantité de gens de mérite. Amazan ne comprit rien à ce discours. Ces messieurs le prièrent de chanter; il chanta un air gangaride avec sa grâce ordinaire. Sa voix était une très belle haute-contre. "Ah! monsignor, lui dirent-ils, quel charmant soprano vous auriez! Ah! si... - Comment, si? Que prétendez-vous dire? - Ah! monsignor!... - Eh bien? - Si vous n'aviez point de barbe!" Alors ils lui expliquèrent très plaisamment, et avec des gestes fort comiques, selon leur coutume, de quoi il était question. Amazan demeura tout confondu. "J'ai voyagé, dit-il, et jamais je n'ai entendu parler d'une telle fantaisie." Lorsqu'on eut bien chanté, le Vieux des sept montagnes alla en grand cortège à la porte du temple; il coupa l'air en quatre avec le pouce élevé, deux doigts étendus et deux autres pliés, en disant ces mots dans une langue qu'on ne parlait plus A la ville et à l'univers. Le Gangaride ne pouvait comprendre que deux doigts pussent atteindre si loin. Il vit bientôt défiler toute la cour du maÃtre du monde elle était composée de graves personnages, les uns en robes rouges, les autres en violet; presque tous regardaient le bel Amazan en adoucissant les yeux; ils lui faisaient des révérences; et se disaient l'un à l'autre San Martino, che bel ragazzo! San Pancratio, che bel fanciullo! Les ardents, dont le métier était de montrer aux étrangers les curiosités de la ville, s'empressèrent de lui faire voir des masures où un muletier ne voudrait pas passer la nuit, mais qui avaient été autrefois de dignes monuments de la grandeur d'un peuple roi. Il vit encore des tableaux de deux cents ans, et des statues de plus de vingt siècles, qui lui parurent des chefs-d'oeuvre. "Faites-vous encore de pareils ouvrages? - Non, Votre Excellence, lui répondit un des ardents; mais nous méprisons le reste de la terre; parce que nous conservons ces raretés. Nous sommes des espèces de fripiers qui tirons notre gloire des vieux habits qui restent dans nos magasins." Amazan voulut voir le palais du prince on l'y conduisit. Il vit des hommes en violet qui comptaient l'argent des revenus de l'Etat tant d'une terre située sur le Danube, tant d'une autre sur la Loire, ou sur le Guadalquivir, ou sur la Vistule "Oh! oh! dit Amazan après avoir consulté sa carte de géographie, votre maÃtre possède donc toute l'Europe comme ces anciens héros des sept montagnes? - Il doit posséder l'univers entier de droit divin, lui répondit un violet; et même il a été un temps où ses prédécesseurs ont approché de la monarchie universelle; mais leurs successeurs ont la bonté de se contenter aujourd'hui de quelque argent que les rois leurs sujets leur font payer en forme de tribut. - Votre maÃtre est donc en effet le roi des rois? C'est donc là son titre? dit Amazan. - Non, Votre Excellence; son titre est serviteur des serviteurs; il est originairement poissonnier et portier, et c'est pourquoi les emblèmes de sa dignité sont des clefs et des filets; mais il donne toujours des ordres à tous les rois. Il n'y a pas longtemps qu'il envoya cent et un commandements à un roi du pays des Celtes, et le roi obéit. - Votre poissonnier, dit Amazan, envoya donc cinq ou six cent mille hommes pour faire exécuter ses cent et une volontés? - Point du tout, Votre Excellence; notre saint maÃtre n'est point assez riche pour soudoyer dix mille soldats; mais il a quatre à cinq cent mille prophètes divins distribués dans les autres pays. Ces prophètes de toutes couleurs sont, comme de raison, nourris aux dépens des peuples; ils annoncent de la part du ciel que mon maÃtre peut avec ses clefs ouvrir et fermer toutes les serrures, et surtout celles des coffres-forts. Un prêtre normand, qui avait auprès du roi dont je vous parle la charge de confident de ses pensées, le convainquit qu'il devait obéir sans réplique aux cent et une pensées de mon maÃtre car il faut que vous sachiez qu'une des prérogatives du Vieux des sept montagnes est d'avoir toujours raison, soit qu'il daigne parler, soit qu'il daigne écrire. - Parbleu, dit Amazan, voilà un singulier homme! je serais curieux de dÃner avec lui. - Votre Excellence; quand vous seriez roi, vous ne pourriez manger à sa table; tout ce qu'il pourrait faire pour vous, ce serait de vous en faire servir une à côté de lui plus petite et plus basse que la sienne. Mais, si vous voulez avoir l'honneur de lui parler, je lui demanderai audience pour vous, moyennant la buona mancia que vous aurez la bonté de me donner. - Très volontiers", dit le Gangaride. Le violet s'inclina. "Je vous introduirai demain, dit-il; vous ferez trois génuflexions, et vous baiserez les pieds du Vieux des sept montagnes." A ces mots, Amazan fit de si prodigieux éclats de rire qu'il fut près de suffoquer; il sortit en se tenant les côtés, et rit aux larmes pendant tout le chemin, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à son hôtellerie, où il rit encore très longtemps. A son dÃner, il se présenta vingt hommes sans barbe et vingt violons qui lui donnèrent un concert. Il fut courtisé le reste de la journée par les seigneurs les plus importants de la ville ils lui firent des propositions encore plus étranges que celle de baiser les pieds du Vieux des sept montagnes. Comme il était extrêmement poli, il crut d'abord que ces messieurs le prenaient pour une dame, et les avertit de leur méprise avec l'honnêteté la plus circonspecte. Mais, étant pressé un peu vivement par deux ou trois des plus déterminés violets, il les jeta par les fenêtres, sans croire faire un grand sacrifice à la belle Formosante. Il quitta au plus vite cette ville des maÃtres du monde, où il fallait baiser un vieillard à l'orteil, comme si sa joue était à son pied, et où l'on n'abordait les jeunes gens qu'avec des cérémonies encore plus bizarres. X De province en province, ayant toujours repoussé les agaceries de toute espèce, toujours fidèle à la princesse de Babylone, toujours en colère contre le roi d'Egypte, ce modèle de constance parvint à la capitale nouvelle des Gaules. Cette ville avait passé, comme tant d'autres, par tous les degrés de la barbarie, de l'ignorance, de la sottise et de la misère. Son premier nom avait été la boue et la crotte; ensuite elle avait pris celui d'Isis, du culte d'Isis parvenu jusque chez elle. Son premier sénat avait été une compagnie de bateliers. Elle avait été longtemps esclave des héros déprédateurs des sept montagnes; et, après quelques siècles, d'autres héros brigands, venus de la rive ultérieure du Rhin, s'étaient emparés de son petit terrain. Le temps, qui change tout, en avait fait une ville dont la moitié était très noble et très agréable, l'autre un peu grossière et ridicule c'était l'emblème de ses habitants. Il y avait dans son enceinte environ cent mille personnes au moins qui n'avaient rien à faire qu'à jouer et à se divertir. Ce peuple d'oisifs jugeait des arts que les autres cultivaient. Ils ne savaient rien de ce qui se passait à la cour; quoiqu'elle ne fût qu'à quatre petits milles d'eux, il semblait qu'elle en fût à six cents milles au moins. La douceur de la société, la gaieté, la frivolité, étaient leur importante et leur unique affaire; on les gouvernait comme des enfants à qui l'on prodigue des jouets pour les empêcher de crier. Si on leur parlait des horreurs qui avaient, deux siècles auparavant, désolé leur patrie, et des temps épouvantables où la moitié de la nation avait massacré l'autre pour des sophismes, ils disaient qu'en effet cela n'était pas bien, et puis ils se mettaient à rire et à chanter des vaudevilles. Plus les oisifs étaient polis, plaisants et aimables, plus on observait un triste contraste entre eux et des compagnies d'occupés. Il était, parmi ces occupés, ou qui prétendaient l'être, une troupe de sombres fanatiques, moitié absurdes, moitié fripons, dont le seul aspect contristait la terre, et qui l'auraient bouleversée, s'ils l'avaient pu, pour se donner un peu de crédit; mais la nation des oisifs, en dansant et en chantant, les faisait rentrer dans leurs cavernes, comme les oiseaux obligent les chats-huants à se replonger dans les trous des masures. D'autres occupés, en plus petit nombre, étaient les conservateurs d'anciens usages barbares contre lesquels la nature effrayée réclamait à haute voix; ils ne consultaient que leurs registres rongés des vers. S'ils y voyaient une coutume insensée et horrible, ils la regardaient comme une loi sacrée. C'est par cette lâche habitude de n'oser penser par eux-mêmes, et de puiser leurs idées dans les débris des temps où l'on ne pensait pas, que, dans la ville des plaisirs, il était encore des moeurs atroces. C'est par cette raison qu'il n'y avait nulle proportion entre les délits et les peines. On faisait quelquefois souffrir mille morts à un innocent pour lui faire avouer un crime qu'il n'avait pas commis. On punissait une étourderie de jeune homme comme on aurait puni un empoisonnement ou un parricide. Les oisifs en poussaient des cris perçants, et le lendemain ils n'y pensaient plus, et ne parlaient que de modes nouvelles. Ce peuple avait vu s'écouler un siècle entier pendant lequel les beaux-arts s'élevèrent à un degré de perfection qu'on n'aurait jamais osé espérer; les étrangers venaient alors, comme à Babylone, admirer les grands monuments d'architecture, les prodiges des jardins, les sublimes efforts de la sculpture et de la peinture. Ils étaient enchantés d'une musique qui allait à l'âme sans étonner les oreilles. La vraie poésie, c'est-à -dire celle qui est naturelle et harmonieuse, celle qui parle au coeur autant qu'à l'esprit, ne fut connue de la nation que dans cet heureux siècle. De nouveaux genres d'éloquence déployèrent des beautés sublimes. Les théâtres surtout retentirent de chefs-d'oeuvre dont aucun peuple n'approcha jamais. Enfin le bon goût se répandit dans toutes les professions, au point qu'il y eut de bons écrivains même chez les druides. Tant de lauriers, qui avaient levé leurs têtes jusqu'aux nues, se séchèrent bientôt dans une terre épuisée. Il n'en resta qu'un très petit nombre dont les feuilles étaient d'un vert pâle et mourant. La décadence fut produite par la facilité de faire et par la paresse de bien faire, par la satiété du beau et par le goût du bizarre. La vanité protégea des artistes qui ramenaient les temps de la barbarie; et cette même vanité, en persécutant les talents véritables, les força de quitter leur patrie; les frelons firent disparaÃtre les abeilles. Presque plus de véritables arts, presque plus de génie; le mérite consistait à raisonner à tort et à travers sur le mérite du siècle passé le barbouilleur des murs d'un cabaret critiquait savamment les tableaux des grands peintres; les barbouilleurs de papier défiguraient les ouvrages des grands écrivains. L'ignorance et le mauvais goût avaient d'autres barbouilleurs à leurs gages; on répétait les mêmes choses dans cent volumes sous des titres différents. Tout était ou dictionnaire ou brochure. Un gazetier druide écrivait deux fois par semaine les annales obscures de quelques énergumènes ignorés de la nation, et de prodiges célestes opérés dans des galetas par de petits gueux et de petites gueuses; d'autres ex-druides, vêtus de noir, prêts de mourir de colère et de faim, se plaignaient dans cent écrits qu'on ne leur permÃt plus de tromper les hommes, et qu'on laissât ce droit à des boucs vêtus de gris. Quelques archi-druides imprimaient des libelles diffamatoires. Amazan ne savait rien de tout cela; et, quand il l'aurait su, il ne s'en serait guère embarrassé, n'ayant la tête remplie que de la princesse de Babylone, du roi de l'Egypte, et de son serment inviolable de mépriser toutes les coquetteries des dames, dans quelque pays que le chagrin conduisÃt ses pas. Toute la populace légère, ignorante, et toujours poussant à l'excès cette curiosité naturelle au genre humain, s'empressa longtemps autour de ses licornes; les femmes, plus sensées; forcèrent les portes de son hôtel pour contempler sa personne. Il témoigna d'abord à son hôte quelque désir d'aller à la cour; mais des oisifs de bonne compagnie, qui se trouvèrent là par hasard, lui dirent que ce n'était plus la mode, que les temps étaient bien changés, et qu'il n'y avait plus de plaisir qu'à la ville. Il fut invité le soir même à souper par une dame dont l'esprit et les talents étaient connus hors de sa patrie, et qui avait voyagé dans quelques pays où Amazan avait passé. Il goûta fort cette dame et la société rassemblée chez elle. La liberté y était décente, la gaieté n'y était point bruyante, la science n'y avait rien de rebutant, et l'esprit rien d'apprêté. Il vit que le nom de bonne compagnie n'est pas un vain nom, quoiqu'il soit souvent usurpé. Le lendemain il dÃna dans une société non moins aimable, mais beaucoup plus voluptueuse. Plus il fut satisfait des convives, plus on fut content de lui. Il sentait son âme s'amollir et se dissoudre comme les aromates de son pays se fondent doucement à un feu modéré, et s'exhalent en parfums délicieux. Après le dÃner, on le mena à un spectacle enchanteur, condamné par les druides parce qu'il leur enlevait les auditeurs dont ils étaient les plus jaloux. Ce spectacle était un composé de vers agréables, de chants délicieux, de danses qui exprimaient les mouvements de l'âme, et de perspectives qui charmaient les yeux en les trompant. Ce genre de plaisir, qui rassemblait tant de genres, n'était connu que sous un nom étranger il s'appelait Opéra, ce qui signifiait autrefois dans la langue des sept montagnes, travail, soin, occupation, industrie, entreprise, besogne, affaire. Cette affaire l'enchanta. Une fille surtout le charma par sa voix mélodieuse et par les grâces qui l'accompagnaient cette fille d'affaire, après le spectacle, lui fut présentée par ses nouveaux amis. Il lui fit présent d'une poignée de diamants. Elle en fut si reconnaissante qu'elle ne put le quitter du reste du jour. Il soupa avec elle, et, pendant le repas, il oublia sa sobriété; et, après le repas, il oublia son serment d'être toujours insensible à la beauté, et inexorable aux tendres coquetteries. Quel exemple de la faiblesse humaine! La belle princesse de Babylone arrivait alors avec le phénix, sa femme de chambre Irla, et ses deux cents cavaliers gangarides montés sur leurs licornes. Il fallut attendre assez longtemps pour qu'on ouvrÃt les portes. Elle demanda d'abord si le plus beau des hommes, le plus courageux, le plus spirituel et le plus fidèle, était encore dans cette ville. Les magistrats virent bien qu'elle voulait parler d'Amazan. Elle se fit conduire à son hôtel; elle entra, le coeur palpitant d'amour toute son âme était pénétrée de l'inexprimable joie de revoir enfin dans son amant le modèle de la constance. Rien ne put l'empêcher d'entrer dans sa chambre; les rideaux étaient ouverts; elle vit le bel Amazan dormant entre les bras d'une jolie brune Ils avaient tous deux un très grand besoin de repos. Formosante jeta un cri de douleur qui retentit dans toute la maison, mais qui ne put éveiller ni son cousin ni la fille d'affaire. Elle tomba pâmée entre les bras d'Irla Dès qu'elle eut repris ses sens, elle sortit de cette chambre fatale avec une douleur mêlée de rage. Irla s'informa quelle était cette jeune demoiselle qui passait des heures si douces avec le bel Amazan. On lui dit que c'était une fille d'affaire fort complaisante, qui joignait à ses talents celui de chanter avec assez de grâce. "O juste ciel, ô puissant Orosmade! s'écriait la belle princesse de Babylone tout en pleurs, par qui suis-je trahie, et pour qui! Ainsi donc celui qui a refusé pour moi tant de princesses m'abandonne pour une farceuse des Gaules! Non, je ne pourrai survivre à cet affront. - Madame, lui dit Irla, voilà comme sont faits tous les jeunes gens d'un bout du monde à l'autre fussent-ils amoureux d'une beauté descendue du ciel, ils lui feraient, dans de certains moments, des infidélités pour une servante de cabaret. - C'en est fait, dit la princesse, je ne le reverrai de ma vie; partons dans l'instant même, et qu'on attelle mes licornes." Le phénix la conjura d'attendre au moins qu'Amazan fût éveillé, et qu'il pût lui parler. "Il ne le mérite pas, dit la princesse; vous m'offenseriez cruellement il croirait que je vous ai prié de lui faire des reproches, et que je veux me raccommoder avec lui. Si vous m'aimez, n'ajoutez pas cette injure à l'injure qu'il m'a faite." Le phénix, qui après tout devait la vie à la fille du roi de Babylone, ne put lui désobéir. Elle repartit avec tout son monde. "Où allons-nous, madame? lui demandait Irla. - Je n'en sais rien, répondait la princesse; nous prendrons le premier chemin que nous trouverons pourvu que je fuie Amazan pour jamais, je suis contente." Le phénix, qui était plus sage que Formosante, parce qu'il était sans passion, la consolait en chemin; il lui remontrait avec douceur qu'il était triste de se punir pour les fautes d'un autre; qu'Amazan lui avait donné des preuves assez éclatantes et assez nombreuses de fidélité pour qu'elle pût lui pardonner de s'être oublié un moment; que c'était un juste à qui la grâce d'Orosmade avait manqué; qu'il n'en serait que plus constant désormais dans l'amour et dans la vertu; que le désir d'expier sa faute le mettrait au-dessus de lui-même; qu'elle n'en serait que plus heureuse que plusieurs grandes princesses avant elle avaient pardonné de semblables écarts, et s'en étaient bien trouvées; il lui en rapportait des exemples, et il possédait tellement l'art de conter que le coeur de Formosante fut enfin plus calme et plus paisible; elle aurait voulu n'être point si tôt partie; elle trouvait que ses licornes allaient trop vite, mais elle n'osait revenir sur ses pas; combattue entre l'envie de pardonner et celle de montrer sa colère, entre son amour et sa vanité, elle laissait aller ses licornes; elle courait le monde selon la prédiction de l'oracle de son père. Amazan, à son réveil, apprend l'arrivée et le départ de Formosante et du phénix; il apprend le désespoir et le courroux de la princesse; on lui dit qu'elle a juré de ne lui pardonner jamais. "Il ne me reste plus, s'écria-t-il, qu'à la suivre et à me tuer à ses pieds." Ses amis de la bonne compagnie des oisifs accoururent au bruit de cette aventure; tous lui remontrèrent qu'il valait infiniment mieux demeurer avec eux; que rien n'était comparable à la douce vie qu'ils menaient dans le sein des arts et d'une volupté tranquille et délicate; que plusieurs étrangers et des rois mêmes avaient préféré ce repos, si agréablement occupé et si enchanteur, à leur patrie et à leur trône; que d'ailleurs sa voiture était brisée, et qu'un sellier lui en faisait une à la nouvelle mode; que le meilleur tailleur de la ville lui avait déjà coupé une douzaine d'habits du dernier goût; que les dames les plus spirituelles et les plus aimables de la ville, chez qui on jouait très bien la comédie, avaient retenu chacune leur jour pour lui donner des fêtes. La fille d'affaire, pendant ce temps-là , prenait son chocolat à sa toilette, riait, chantait, et faisait des agaceries au bel Amazan, qui s'aperçut enfin qu'elle n'avait pas le sens d'un oison. Comme la sincérité, la cordialité, la franchise, ainsi que la magnanimité et le courage, composaient le caractère de ce grand prince, il avait conté ses malheurs et ses voyages à ses amis; ils savaient qu'il était cousin issu de germain de la princesse; ils étaient informés du baiser funeste donné par elle au roi d'Egypte. "On se pardonne, lui dirent-ils, ces petites frasques entre parents, sans quoi il faudrait passer sa vie dans d'éternelles querelles." Rien n'ébranla son dessein de courir après Formosante; mais, sa voiture n'étant pas prête, il fut obligé de passer trois jours parmi les oisifs dans les fêtes et dans les plaisirs; enfin il prit congé d'eux en les embrassant, en leur faisant accepter les diamants de son pays les mieux montés, en leur recommandant d'être toujours légers et frivoles, puisqu'ils n'en étaient que plus aimables et plus heureux. "Les Germains, disait-il, sont les vieillards de l'Europe; les peuples d'Albion sont les hommes faits; les habitants de la Gaule sont les enfants, et j'aime à jouer avec eux." XI Ses guides n'eurent pas de peine à suivre la route de la princesse; on ne parlait que d'elle et de son gros oiseau. Tous les habitants étaient encore dans l'enthousiasme de l'admiration. Les peuples de la Dalmatie et de la Marche d'Ancône éprouvèrent depuis une surprise moins délicieuse quand ils virent une maison voler dans les airs; les bords de la Loire, de la Dordogne, de la Garonne, de la Gironde, retentissaient encore d'acclamations. Quand Amazan fut au pied des Pyrénées, les magistrats et les druides du pays lui firent danser malgré lui un tambourin; mais sitôt qu'il eut franchi les Pyrénées, il ne vit plus de gaieté et de joie. S'il entendit quelques chansons de loin à loin, elles étaient toutes sur un ton triste les habitants marchaient gravement avec des grains enfilés et un poignard à leur ceinture. La nation, vêtue de noir, semblait être en deuil. Si les domestiques d'Amazan interrogeaient les passants, ceux-ci répondaient par signes; si on entrait dans une hôtellerie, le maÃtre de la maison enseignait aux gens en trois paroles qu'il n'y avait rien dans la maison, et qu'on pouvait envoyer chercher à quelques milles les choses dont on avait un besoin pressant. Quand on demandait à ces silenciaires s'ils avaient vu passer la belle princesse de Babylone, il répondaient avec moins de brièveté "Nous l'avons vue, elle n'est pas si belle il n'y a de beau que les teints basanés; elle étale une gorge d'albâtre qui est la chose du monde la plus dégoûtante, et qu'on ne connaÃt presque point dans nos climats." Amazan avançait vers la province arrosée du Bétis. Il ne s'était pas écoulé plus de douze mille années depuis que ce pays avait été découvert par les Tyriens, vers le même temps qu'il firent la découverte de la grande Ãle Atlantique, submergé quelques siècles après. Les Tyriens cultivèrent la Bétique, que les naturels du pays laissaient en friche, prétendant qu'ils ne devaient se mêler de rien, et que c'était aux Gaulois leurs voisins à venir cultiver leurs terres. Les Tyriens avaient amené avec eux des Palestins, qui, dès ce temps-là , couraient dans tous les climats, pour peu qu'il y eût de l'argent à gagner. Ces Palestins, en prêtant sur gages à cinquante pour cent, avaient attiré à eux presque toutes les richesses du pays. Cela fit croire aux peuples de la Bétique que les Palestins étaient sorciers; et tous ceux qui étaient accusés de magie étaient brûlés sans miséricorde par une compagnie de druides qu'on appelait les rechercheurs, ou les anthropokaies. Ces prêtres les revêtaient d'abord d'un habit de masque, s'emparaient de leurs biens, et récitaient dévotement les propres prières des Palestins, tandis qu'on les cuisait à petit feu por l'amor de Dios. La princesse de Babylone avait mis pied à terre dans la ville qu'on appela depuis Sevilla. Son dessein était de s'embarquer sur le Bétis pour retourner par Tyr à Babylone revoir le roi Bélus son père, et oublier, si elle pouvait, son infidèle amant, ou bien le demander en mariage. Elle fit venir chez elle deux Palestins qui faisaient toutes les affaires de la cour. Ils devaient lui fournir trois vaisseaux. Le phénix fit avec eux tous les arrangements nécessaires, et convint du prix après avoir un peu disputé. L'hôtesse était fort dévote, et son mari, non moins dévot, était familier, c'est-à -dire espion des druides rechercheurs anthropokaies; il ne manqua pas de les avertir qu'il avait dans sa maison une sorcière et deux Palestins qui faisaient un pacte avec le diable, déguisé en gros oiseau doré. Les rechercheurs, apprenant que la dame avait une prodigieuse quantité de diamants, la jugèrent incontinent sorcière; ils attendirent la nuit pour enfermer les deux cents cavaliers et les licornes, qui dormaient dans de vastes écuries car les rechercheurs sont poltrons. Après avoir bien barricadé les portes, ils se saisirent de la princesse et d'Irla; mais ils ne purent prendre le phénix, qui s'envola à tire d'ailes il se doutait bien qu'il trouverait Amazan sur le chemin des Gaules à Sevilla. Il le rencontra sur la frontière de la Bétique, et lui apprit le désastre de la princesse. Amazan ne put parler il était trop saisi, trop en fureur. Il s'arme d'une cuirasse d'acier damasquinée d'or, d'une lance de douze pieds, de deux javelots, et d'une épée tranchante, appelée la fulminante, qui pouvait fendre d'un seul coup des arbres, des rochers et des druides; il couvre sa belle tête d'un casque d'or ombragé de plumes de héron et d'autruche. C'était l'ancienne armure de Magog, dont sa soeur Aldée lui avait fait présent dans son voyage en Scythie; le peu de suivants qui l'accompagnaient montent comme lui chacun sur sa licorne. Amazan, en embrassant son cher phénix, ne lui dit que ces tristes paroles "Je suis coupable; si je n'avais pas couché avec une fille d'affaire dans la ville des oisifs, la belle princesse de Babylone ne serait pas dans cet état épouvantable; courons aux anthropokaies." Il entre bientôt dans Sevilla quinze cents alguazils gardaient les portes de l'enclos où les deux cents Gangarides et leurs licornes étaient renfermés sans avoir à manger; tout était préparé pour le sacrifice qu'on allait faire de la princesse de Babylone, de sa femme de chambre Irla, et des deux riches Palestins. Le grand anthropokaie, entouré de ses petits anthropokaies, était déjà sur son tribunal sacré; une foule de Sévillois portant des grains enfilés à leurs ceintures joignaient les deux mains sans dire un mot, et l'on amenait la belle princesse, Irla, et les deux Palestins, les mains liées derrière le dos et vêtus d'un habit de masque. Le phénix entre par une lucarne dans la prison où les Gangarides commençaient déjà à enfoncer les portes. L'invincible Amazan les brisait en dehors. Ils sortent tout armés, tous sur leurs licornes; Amazan se met à leur tête. Il n'eut pas de peine à renverser les alguazils, les familiers, les prêtres anthropokaies; chaque licorne en perçait des douzaines à la fois. La fulminante d'Amazan coupait en deux tous ceux qu'il rencontrait; le peuple fuyait en manteau noir et en fraise sale, toujours tenant à la main ses grains bénits por l'amor de Dios. Amazan saisit de sa main le grand rechercheur sur son tribunal, et le jette sur le bûcher qui était préparé à quarante pas; il y jeta aussi les autres petits rechercheurs l'un après l'autre. Il se prosterne ensuite aux pieds de Formosante. "Ah! que vous êtes aimable, dit-elle, et que je vous adorerais si vous ne m'aviez pas fait une infidélité avec une fille d'affaire!" Tandis qu'Amazan faisait sa paix avec la princesse, tandis que ses Gangarides entassaient dans le bûcher les corps de tous les anthropokaies, et que les flammes s'élevaient juqu'aux nues, Amazan vit de loin comme une armée qui venait à lui. Un vieux monarque, la couronne en tête, s'avançait sur un char traÃné par huit mules attelées avec des cordes; cent autres chars suivaient. Ils étaient accompagnés de graves personnages en manteau noir et en fraise, montés sur de très beaux chevaux; une multitude de gens à pied suivait en cheveux gras et en silence. D'abord Amazan fit ranger autour de lui ses Gangarides, et s'avança, la lance en arrêt. Dès que le roi l'aperçut, il ôta sa couronne, descendit de son char, embrassa l'étrier d'Amazan, et lui dit "Homme envoyé de Dieu, vous êtes le vengeur du genre humain, le libérateur de ma patrie, mon protecteur. Ces monstres sacrés dont vous avez purgé la terre étaient mes maÃtres au nom du Vieux des sept montagnes; j'étais forcé de souffrir leur puissance criminelle. Mon peuple m'aurait abandonné si j'avais voulu seulement modérer leurs abominables atrocités. D'aujourd'hui je respire, je règne, et je vous le dois." Ensuite il baisa respectueusement la main de Formosante, et la supplia de vouloir bien monter avec Amazan, Irla, et le phénix, dans son carrosse à huit mules. Les deux Palestins, banquiers de la cour, encore prosternés à terre de frayeur et de reconnaissance, se relevèrent, et la troupe des licornes suivit le roi de la Bétique dans son palais. Comme la dignité du roi d'un peuple grave exigeait que ses mules allassent au petit pas, Amazan et Formosante eurent le temps de lui conter leurs aventures. Il entretint aussi le phénix; il l'admira et le baisa cent fois. Il comprit combien les peuples d'Occident, qui mangeaient les animaux, et qui n'entendaient plus leur langage, étaient ignorants, brutaux et barbares; que les seuls Gangarides avaient conservé la nature et la dignité primitive de l'homme; mais il convenait surtout que les plus barbares des mortels étaient ces rechercheurs anthropokaies, dont Amazan venait de purger le monde. Il ne cessait de le bénir et de le remercier. La belle Formosante oubliait déjà l'aventure de la fille d'affaire, et n'avait l'âme remplie que de la valeur du héros qui lui avait sauvé la vie. Amazan, instruit de l'innocence du baiser donné au roi d'Egypte, et de la résurrection du phénix, goûtait une joie pure, et était enivré du plus violent amour. On dÃna au palais, et on y fit assez mauvaise chère. Les cuisiniers de la Bétique étaient les plus mauvais de l'Europe. Amazan conseilla d'en faire venir des Gaules. Les musiciens du roi exécutèrent pendant le repas cet air célèbre qu'on appela dans la suite des siècles les Folies d'Espagne. Après le repas on parla d'affaires. Le roi demanda au bel Amazan, à la belle Formosante et au beau phénix ce qu'ils prétendaient devenir. "Pour moi, dit Amazan, mon intention est de retourner à Babylone, dont je suis l'héritier présomptif, et de demander à mon oncle Bélus ma cousine issue de germaine, l'incomparable Formosante, à moins qu'elle n'aime mieux vivre avec moi chez les Gangarides. - Mon dessein, dit la princesse, est assurément de ne jamais me séparer de mon cousin issu de germain. Mais je crois qu'il convient que je me rende auprès du roi mon père, d'autant plus qu'il ne m'a donné permission que d'aller en pèlerinage à Bassora, et que j'ai couru le monde. - Pour moi, dit le phénix, je suivrai partout ces deux tendres et généreux amants. - Vous avez raison, dit le roi de la Bétique; mais le retour à Babylone n'est pas si aisé que vous le pensez. Je sais tous les jours des nouvelles de ce pays-là par les vaisseaux tyriens, et par mes banquiers palestins, qui sont en correspondance avec tous les peuples de la terre. Tout est en armes vers l'Euphrate et le Nil. Le roi de Scythie redemande l'héritage de sa femme, à la tête de trois cent mille guerriers tous à cheval. Le roi d'Egypte et le roi des Indes désolent aussi les bords du Tigre et de l'Euphrate, chacun à la tête de trois cent mille hommes, pour se venger de ce qu'on s'est moqué d'eux. Pendant que le roi d'Egypte est hors de son pays, son ennemi le roi d'Ethiopie ravage l'Egypte avec trois cent mille hommes, et le roi de Babylone n'a encore que six cent mille hommes sur pied pour se défendre. "Je vous avoue, continua le roi, que lorsque j'entends parler de ces prodigieuses armées que l'Orient vomit de son sein, et de leur étonnante magnificence; quand je les compare à nos petits corps de vingt à trente mille soldats, qu'il est si difficile de vêtir et de nourrir, je suis tenté de croire que l'Orient a été fait bien longtemps avant l'Occident. Il semble que nous soyons sortis avant-hier du chaos, et hier de la barbarie. - Sire, dit Amazan, les derniers venus l'emportent quelquefois sur ceux qui sont entrés les premiers dans la carrière. On pense dans mon pays que l'homme est originaire de l'Inde, mais je n'en ai aucune certitude. - Et vous, dit le roi de la Bétique au phénix, qu'en pensez-vous? - Sire, répondit le phénix, je suis encore trop jeune pour être instruit de l'antiquité. Je n'ai vécu qu'environ vingt-sept mille ans; mais mon père, qui avait vécu cinq fois cet âge, me disait qu'il avait appris de son père que les contrées de l'Orient avaient toujours été plus peuplées et plus riches que les autres. Il tenait de ses ancêtres que les générations de tous les animaux avaient commencé sur les bords du Gange. Pour moi, je n'ai pas la vanité d'être de cette opinion. Je ne puis croire que les renards d'Albion, les marmottes des Alpes et les loups de la Gaule viennent de mon pays; de même que je ne crois pas que les sapins et les chênes de vos contrées descendent des palmiers et des cocotiers des Indes. - Mais d'où venons-nous donc? dit le roi. - Je n'en sais rien, dit le phénix; je voudrais seulement savoir où la belle princesse de Babylone et mon cher ami Amazan pourront aller. - Je doute fort, repartit le roi, qu'avec ses deux cents licornes il soit en état de percer à travers tant d'armées de trois cent mille hommes chacune. - Pourquoi non?", dit Amazan. Le roi de la Bétique sentit le sublime du Pourquoi non; mais il crut que le sublime seul ne suffisait pas contre des armées innombrables. "Je vous conseille; dit-il, d'aller trouver le roi d'Ethiopie; je suis en relation avec ce prince noir par le moyen de mes Palestins. Je vous donnerai des lettres pour lui. Puisqu'il est l'ennemi du roi d'Egypte, il sera trop heureux d'être fortifié par votre alliance. Je puis vous aider de deux mille hommes très sobres et très braves; il ne tiendra qu'à vous d'en engager autant chez les peuples qui demeurent, ou plutôt qui sautent au pied des Pyrénées, et qu'on appelle Vasques ou Vascons. Envoyez un de vos guerriers sur une licorne avec quelques diamants il n'y a point de Vascon qui ne quitte le castel, c'est-à -dire la chaumière de son père, pour vous servir. Ils sont infatigables, courageux et plaisants; vous en serez très satisfait. En attendant qu'ils soient arrivés, nous vous donnerons des fêtes et nous vous préparerons des vaisseaux. Je ne puis trop reconnaÃtre le service que vous m'avez rendu." Amazan jouissait du bonheur d'avoir retrouvé Formosante, et de goûter en paix dans sa conversation tous les charmes de l'amour réconcilié, qui valent presque ceux de l'amour naissant. Bientôt une troupe fière et joyeuse de Vascons arriva en dansant un tambourin; l'autre troupe fière et sérieuse de Bétiquois était prête. Le vieux roi tanné embrassa tendrement les deux amants; il fit charger leurs vaisseaux d'armes, de lits, de jeux d'échecs, d'habits noirs, de golilles, d'oignons, de moutons, de poules, de farine et de beaucoup d'ail, en leur souhaitant une heureuse traversée, un amour constant et des victoires. La flotte aborda le rivage où l'on dit que tant de siècles après la Phénicienne Didon, soeur d'un Pygmalion, épouse d'un Sichée, ayant quitté cette ville de Tyr, vint fonder la superbe ville de Carthage, en coupant un cuir de boeuf en lanières, selon le témoignage des plus graves auteurs de l'antiquité, lesquels n'ont jamais conté de fables, et selon les professeurs qui ont écrit pour les petits garçons; quoique après tout il n'y ait jamais eu personne à Tyr qui se soit appelé Pygmalion, ou Didon, ou Sichée, qui sont des noms entièrement grecs, et quoique enfin il n'y eût point de roi à Tyr en ces temps-là . La superbe Carthage n'était point encore un port de mer; il n'y avait là que quelques Numides qui faisaient sécher des poissons au soleil. On côtoya la Byzacène et les Syrtes, les bords fertiles où furent depuis Cyrène et la grande Chersonèse. Enfin on arriva vers la première embouchure du fleuve sacré du Nil. C'est à l'extrémité de cette terre fertile que le port de Canope recevait déjà les vaisseaux de toutes les nations commerçantes, sans qu'on sût si le dieu Canope avait fondé le port, ou si les habitants avaient fabriqué le dieu, ni si l'étoile Canope avait donné son nom à la ville, ou si la ville avait donné le sien à l'étoile. Tout ce qu'on en savait, c'est que la ville et l'étoile étaient fort anciennes, et c'est tout ce qu'on peut savoir de l'origine des choses, de quelque nature qu'elles puissent être. Ce fut là que le roi d'Ethiopie, ayant ravagé toute l'Egypte, vit débarquer l'invincible Amazan et l'adorable Formosante. Il prit l'un pour le dieu des combats, et l'autre pour la déesse de la beauté. Amazan lui présenta la lettre de recommandation d'Espagne. Le roi d'Ethiopie donna d'abord des fêtes admirables, suivant la coutume indispensable des temps héroïques; ensuite on parla d'aller exterminer les trois cent mille hommes du roi d'Egypte, les trois cent mille de l'empereur des Indes, et les trois cent mille du grand kan des Scythes, qui assiégeaient l'immense, l'orgueilleuse, la voluptueuse ville de Babylone. Les deux mille Espagnols qu'Amazan avait amenés avec lui dirent qu'ils n'avaient que faire du roi d'Ethiopie pour secourir Babylone; que c'était assez que leur roi leur eût ordonné d'aller la délivrer; qu'il suffisait d'eux pour cette expédition. Les Vascons dirent qu'ils en avaient bien fait d'autres; qu'ils battraient tout seuls les Egyptiens, les Indiens et les Scythes, et qu'ils ne voulaient marcher avec les Espagnols qu'à condition que ceux-ci seraient à l'arrière-garde. Les deux cents Gangarides se mirent à rire des prétentions de leurs alliés, et ils soutinrent qu'avec cent licornes seulement ils feraient fuir tous les rois de la terre. La belle Formosante les apaisa par sa prudence et par ses discours enchanteurs. Amazan présenta au monarque noir ses Gangarides, ses licornes, les Espagnols, les Vascons, et son bel oiseau. Tout fut prêt bientôt pour marcher par Memphis, par Héliopolis, par Arsinoé, par Pétra, par Artémite, par Sora, par Apamée, pour aller attaquer les trois rois, et pour faire cette guerre mémorable devant laquelle toutes les guerres que les hommes ont fait depuis n'ont été que des combats de coqs et de cailles. Chacun sait comment le roi d'Ethiopie devint amoureux de la belle Formosante, et comment il la surprit au lit, lorsqu'un doux sommeil fermait ses longues paupières. On se souvient qu'Amazan, témoin de ce spectacle, crut voir le jour et la nuit couchant ensemble. On n'ignore pas qu'Amazan, indigné de l'affront, tira soudain sa fulminante, qu'il coupa la tête perverse du nègre insolent, et qu'il chassa tous les Ethiopiens d'Egypte. Ces prodiges ne sont-ils pas écrits dans le livre des chroniques d'Egypte? La renommée a publié de ses cent bouches les victoires qu'il remporta sur les trois rois avec ses Espagnols, ses Vascons et ses licornes. Il rendit la belle Formosante à son père; il délivra toute la suite de sa maÃtresse, que le roi d'Egypte avait réduite en esclavage. Le grand kan des Scythes se déclara son vassal, et son mariage avec la princesse Aldée fut confirmé. L'invincible et généreux Amazan, reconnu pour héritier du royaume de Babylone, entra dans la ville en triomphe avec le phénix, en présence de cent rois tributaires. La fête de son mariage surpassa en tout celle que le roi Bélus avait donnée. On servit à table le boeuf Apis rôti. Le roi d'Egypte et celui des Indes donnèrent à boire aux deux époux, et ces noces furent célébrées par cinq cents grands poètes de Babylone. O muses! qu'on invoque toujours au commencement de son ouvrage, je ne vous implore qu'à la fin. C'est en vain qu'on me reproche de dire grâces sans avoir dit benedicte. Muses! vous n'en serez pas moins mes protectrices. Empêchez que des continuateurs téméraires ne gâtent par leurs fables les vérités que j'ai enseignées aux mortels dans ce fidèle récit, ainsi qu'ils ont osé falsifier Candide, l'Ingénu, et les chastes aventures de la chaste Jeanne; qu'un ex-capucin a défigurées par des vers dignes des capucins; dans des éditions bataves. Qu'ils ne fassent pas ce tort à mon typographe, chargé d'une nombreuse famille, et qui possède à peine de quoi avoir des caractères, du papier et de l'encre. O muses! imposez silence au détestable Coger, professeur de bavarderie au collège Mazarin, qui n'a pas été content des discours moraux de Bélisaire et de l'empereur Justinien, et qui a écrit de vilains libelles diffamatoires contre ces deux grands hommes. Mettez un bâillon au pédant Larcher, qui, sans savoir un mot de l'ancien babylonien, sans avoir voyagé comme moi sur les bords de l'Euphrate et du Tigre, a eu l'imprudence de soutenir que la belle Formosante, fille du plus grand roi du monde, et la princesse Aldée, et toutes les femmes de cette respectable cour, allaient coucher avec tous les palefreniers de l'Asie pour de l'argent, dans le grand temple de Babylone, par principe de religion. Ce libertin de collège, votre ennemi et celui de la pudeur, accuse les belles Egyptiennes de Mendès de n'avoir aimé que des boucs, se proposant en secret, par cet exemple, de faire un tour en Egypte pour avoir enfin de bonnes aventures. Comme il ne connaÃt pas plus le moderne que l'antique, il insinue, dans l'espérance de s'introduire auprès de quelque vieille, que notre incomparable Ninon, à l'âge de quatre-vingts ans, coucha avec l'abbé Gédoin, de l'Académie française et de celle des inscriptions et belles-lettres. Il n'a jamais entendu parler de l'abbé de Châteauneuf, qu'il prend pour l'abbé Gédoin. Il ne connaÃt pas plus Ninon que les filles de Babylone. Muses, filles du ciel, votre ennemi Larcher fait plus il se répand en éloges sur la pédérastie; il ose dire que tous les bambins de mon pays sont sujets à cette infamie. Il croit se sauver en augmentant le nombre des coupables. Nobles et chastes muses, qui détestez également le pédantisme et la pédérastie, protégez-moi contre maÃtre Larcher! Et vous, maÃtre Aliboron, dit Fréron, ci-devant soi-disant jésuite, vous dont le Parnasse est tantôt à Bicêtre et tantôt au cabaret du coin; vous à qui l'on a rendu tant de justice sur tous les théâtres de l'Europe dans l'honnête comédie de L'Ecossaise; vous, digne fils du prêtre Desfontaines, qui naquÃtes de ses amours avec un de ces beaux enfants qui portent un fer et un bandeau comme le fils de Vénus, et qui s'élancent comme lui dans les airs, quoiqu'ils n'aillent jamais qu'au haut des cheminées; mon cher Aliboron, pour qui j'ai toujours eu tant de tendresse, et qui m'avez fait rire un mois de suite du temps de cette Ecossaise, je vous recommande ma princesse de Babylone; dites-en bien du mal afin qu'on la lise. Je ne vous oublierai point ici, gazetier ecclésiastique, illustre orateur des convulsionnaires, père de l'Eglise fondée par l'abbé Bécherand et par Abraham Chaumeix, ne manquez pas de dire dans vos feuilles, aussi pieuses qu'éloquentes et sensées, que la Princesse de Babylone est hérétique, déiste et athée. Tâchez surtout d'engager le sieur Riballier à faire condamner la Princesse de Babylone par la Sorbonne; vous ferez grand plaisir à mon libraire, à qui j'ai donné cette petite histoire pour ses étrennes. L'Homme aux quarante écus Un vieillard,... Un vieillard, qui toujours plaint le présent et vante le passé, me disait "Mon ami, la France n'est pas aussi riche qu'elle l'a été sous Henri IV. Pourquoi? C'est que les terres ne sont pas si bien cultivées; c'est que les hommes manquent à la terre, et que le journalier ayant enchéri son travail, plusieurs colons laissent leurs héritages en friche. - D'où vient cette disette de manoeuvres? - De ce que quiconque s'est senti un peu d'industrie a embrassé les métiers de brodeur, de ciseleur, d'horloger, d'ouvrier en soie, de procureur, ou de théologien. C'est que la révocation de l'édit de Nantes a laissé un très grand vide dans le royaume; que les religieuses et les mendiants se sont multipliés, et qu'enfin chacun a fui, autant qu'il a pu, le travail pénible de la culture, pour laquelle Dieu nous a fait naÃtre, et que nous avons rendue ignominieuse, tant nous sommes sensés! "Une autre cause de notre pauvreté est dans nos besoins nouveaux. Il faut payer à nos voisins quatre millions d'un article, et cinq ou six d'un autre, pour mettre dans notre nez une poudre puante venue de l'Amérique; le café, le thé, le chocolat, la cochenille, l'indigo, les épiceries, nous coûtent plus de soixante millions par an. Tout cela était inconnu du temps de Henri IV, aux épiceries près, dont la consommation était bien moins grande. Nous brûlons cent fois plus de bougie, et nous tirons plus de la moitié de notre cire de l'étranger, parce que nous négligeons les ruches. Nous voyons cent fois plus de diamants aux oreilles, au cou, aux mains de nos citoyennes de Paris et de nos grandes villes qu'il n'y en avait chez toutes les dames de la cour de Henri IV, en comptant la reine. Il a fallu payer presque toutes ces superfluités argent comptant. Observez surtout que nous payons plus de quinze millions de rentes sur l'Hôtel de Ville aux étrangers; et que Henri IV, à son avènement, en ayant trouvé pour deux millions en tout sur cet hôtel imaginaire, en remboursa sagement une partie pour délivrer l'Etat de ce fardeau. Considérez que nos guerres civiles avaient fait verser en France les trésors du Mexique, lorsque don Phelippo el discreto voulait acheter la France, et que depuis ce temps-là les guerres étrangères nous ont débarrassés de la moitié de notre argent. Voilà en partie les causes de notre pauvreté. Nous la cachons sous des lambris vernis, et par l'artifice des marchandes de modes nous sommes pauvres avec goût. Il y a des financiers, des entrepreneurs, des négociants très riches; leurs enfants, leurs gendres, sont très riches; en général la nation ne l'est pas." Le raisonnement de ce vieillard, bon ou mauvais, fit sur moi une impression profonde car le curé de ma paroisse, qui a toujours eu de l'amitié pour moi, m'a enseigné un peu de géométrie et d'histoire, et je commence à réfléchir, ce qui est très rare dans ma province. Je ne sais s'il avait raison en tout; mais, étant fort pauvre, je n'eus pas grand peine à croire que j'avais beaucoup de compagnons. Désastre de l'Homme aux quarante écus Je suis bien aise d'apprendre à l'univers que j'ai une terre qui me vaudrait net quarante écus de rente, n'était la taxe à laquelle elle est imposée. Il parut plusieurs édits de quelques personnes qui, se trouvant de loisir, gouvernent l'Etat au coin de leur feu. Le préambule de ces édits était que la puissance législatrice et exécutrice est née de droit divin copropriétaire de ma terre, et que je lui dois au moins la moitié de ce que je mange. L'énormité de l'estomac de la puissance législatrice et exécutrice me fit faire un grand signe de croix. Que serait-ce si cette puissance, qui préside à l'ordre essentiel des sociétés, avait ma terre en entier! L'un est encore plus divin que l'autre. Monsieur le contrôleur général sait que je ne payais en tout que douze livres; que c'était un fardeau très pesant pour moi, et que j'y aurais succombé si Dieu ne m'avait donné le génie de faire des paniers d'osier, qui m'aidaient à supporter ma misère. Comment donc pourrai-je tout d'un coup donner au roi vingt écus? Les nouveaux ministres disaient encore dans leur préambule qu'on ne doit taxer que les terres, parce que tout vient de la terre, jusqu'à la pluie, et que par conséquent il n'y a que les fruits de la terre qui doivent l'impôt. Un de leurs huissiers vint chez moi dans la dernière guerre; il me demanda pour ma quote-part trois setiers de blé et un sac de fèves, le tout valant vingt écus, pour soutenir la guerre qu'on faisait, et dont je n'ai jamais su la raison, ayant seulement entendu dire que, dans cette guerre, il n'y avait rien à gagner du tout pour mon pays, et beaucoup à perdre. Comme je n'avais alors ni blé, ni fèves, ni argent, la puissance législatrice et exécutrice me fit traÃner en prison, et on fit la guerre comme on put. En sortant de mon cachot, n'ayant que la peau sur les os, je rencontrai un homme joufflu et vermeil dans un carrosse à six chevaux; il avait six laquais, et donnait à chacun d'eux pour gages le double de mon revenu. Son maÃtre d'hôtel, aussi vermeil que lui, avait deux mille francs d'appointements, et lui en volait par an vingt mille. Sa maÃtresse lui coûtait quarante mille écus en six mois; je l'avais connu autrefois dans le temps qu'il était moins riche que moi il m'avoua, pour me consoler, qu'il jouissait de quatre cent mille livres de rente. "Vous en payez donc deux cent mille à l'Etat, lui dis-je, pour soutenir la guerre avantageuse que nous avons; car moi, qui n'ai juste que mes cent vingt livres, il faut que j'en paye la moitié. - Moi, dit-il, que je contribue aux besoins de l'Etat! Vous voulez rire, mon ami; j'ai hérité d'un oncle qui avait gagné huit millions à Cadix et à Surate; je n'ai pas un pouce de terre, tout mon bien est en contrats, en billets sur la place je ne dois rien à l'Etat; c'est à vous de donner la moitié de votre subsistance, vous qui êtes un seigneur terrien. Ne voyez-vous pas que, si le ministre des finances exigeait de moi quelques secours pour la patrie, il serait un imbécile qui ne saurait pas calculer? Car tout vient de la terre; l'argent et les billets ne sont que des gages d'échange au lieu de mettre sur une carte au pharaon cent setiers de blé, cent boeufs, mille moutons, et deux cents sacs d'avoine, je joue des rouleaux d'or qui représentent ces denrées dégoûtantes. Si, après avoir mis l'impôt unique sur ces denrées, on venait encore me demander de l'argent, ne voyez-vous pas que ce serait un double emploi? que ce serait demander deux fois la même chose? Mon oncle vendit à Cadix pour deux millions de votre blé, et pour deux millions d'étoffes fabriquées avec votre laine il gagna plus de cent pour cent dans ces deux affaires. Vous concevez bien que ce profit fut fait sur des terres déjà taxées ce que mon oncle achetait dix sous de vous, il le revendait plus de cinquante francs au Mexique; et, tous frais faits, il est revenu avec huit millions. Vous sentez bien qu'il serait d'une horrible injustice de lui redemander quelques oboles sur les dix sous qu'il vous donna. Si vingt neveux comme moi, dont les oncles auraient gagné dans le bon temps chacun huit millions au Mexique, à Buenos-Ayres, à Lima, à Surate ou à Pondichéry, prêtaient seulement à l'Etat chacun deux cent mille franc dans les besoins urgents de la patrie, cela produirait quatre millions quelle horreur! Payez mon ami, vous qui jouissez en paix d'un revenu clair et net de quarante écus; servez bien la patrie, et venez quelquefois dÃner avec ma livrée." Ce discours plausible me fit beaucoup réfléchir, et ne me consola guère. Entretien avec un géomètre Il arrive quelquefois qu'on ne peut rien répondre, et qu'on n'est pas persuadé. On est atterré sans pouvoir être convaincu. On sent dans le fond de son âme un scrupule, une répugnance qui nous empêche de croire ce qu'on nous a prouvé. Un géomètre vous démontre qu'entre un cercle et une tangente vous pouvez faire passer une infinité de lignes courbes, et que vous n'en pouvez faire passer une droite vos yeux, votre raison, vous disent le contraire. Le géomètre vous répond gravement que c'est là un infini du second ordre. Vous vous taisez, et vous vous en retournez tout stupéfait, sans avoir aucune idée nette, sans rien comprendre, et sans rien répliquer. Vous consultez un géomètre de meilleure foi, qui vous explique le mystère. "Nous supposons, dit-il, ce qui ne peut être dans la nature, des lignes qui ont de la longueur sans largeur il est impossible, physiquement parlant, qu'une ligne réelle en pénètre une autre. Nulle courbe, ni nulle droite réelle ne peut passer entre deux lignes réelles qui se touchent ce ne sont là que des jeux de l'entendement, des chimères idéales; et la véritable géométrie est l'art de mesurer les choses existantes." Je fus très content de l'aveu de ce sage mathématicien, et je me mis à rire, dans mon malheur, d'apprendre qu'il y avait de la charlatanerie jusque dans la science qu'on appelle la haute science. Mon géomètre était un citoyen philosophe qui avait daigné quelquefois causer avec moi dans ma chaumière. Je lui dis "Monsieur, vous avez tâché d'éclairer les badauds de Paris sur le plus grand intérêt des hommes, la durée de la vie humaine. Le ministère a connu par vous seul ce qu'il doit donner aux rentiers viagers, selon leurs différents âges. Vous avez proposé de donner aux maisons de la ville l'eau qui leur manque, et de nous sauver enfin de l'opprobre et du ridicule d'entendre toujours crier à l'eau, et de voir des femmes enfermées dans un cerceau oblong porter deux seaux d'eau, pesant ensemble trente livres, à un quatrième étage auprès d'un privé. Faites-moi, je vous prie, l'amitié de me dire combien il y a d'animaux à deux mains et à deux pieds en France. Le géomètre On prétend qu'il y en a environ vingt millions, et je veux bien adopter ce calcul très probable, en attendant qu'on le vérifie; ce qui serait très aisé, et qu'on n'a pas encore fait, parce qu'on ne s'avise jamais de tout. L'homme aux quarante écus Combien croyez-vous que le territoire de France contienne d'arpents? Le géomètre Cent trente millions, dont presque la moitié est en chemins, en villes, villages, landes, bruyères, marais, sables, terres stériles, couvents inutiles, jardins de plaisance plus agréables qu'utiles, terrains incultes, mauvais terrains mal cultivés. On pourrait réduire les terres d'un bon rapport à soixante et quinze millions d'arpents carrés; mais comptons-en quatre-vingt millions on ne saurait trop faire pour sa patrie. L'homme aux quarante écus Combien croyez-vous que chaque arpent rapporte l'un dans l'autre, année commune, en blés, en semence de toute espèce, vins, étangs, bois, métaux, bestiaux, fruits, laines, soies, lait, huiles, tous frais faits, sans compter l'impôt? Le géomètre Mais, s'ils produisent chacun vingt-cinq livres, c'est beaucoup; cependant mettons trente livres, pour ne pas décourager nos concitoyens. Il y a des arpents qui produisent des valeurs renaissantes estimées trois cents livres; il y en a qui produisent trois livres. La moyenne proportionnelle entre trois et trois cents est trente car vous voyez bien que trois est à trente comme trente est à trois cents. Il est vrai que, s'il y avait beaucoup d'arpents à trente livres, et très peu à trois cents livres, notre compte ne s'y trouverait pas; mais, encore une fois, je ne veux point chicaner. L'homme aux quarante écus Eh bien! monsieur, combien les quatre-vingt millions d'arpents donneront-ils de revenu, estimé en argent? Le géomètre Le compte est tout fait cela produit par an deux milliards quatre cents millions de livres numéraires au cours de ce jour. L'homme aux quarante écus J'ai lu que Salomon possédait lui seul vingt-cinq milliards d'argent comptant; et certainement il n'y a pas deux milliards quatre cents millions d'espèces circulantes dans la France, qu'on m'a dit être beaucoup plus grande et plus riche que le pays de Salomon. Le géomètre C'est là le mystère il y a peut-être à présent environ neuf cents millions d'argent circulant dans le royaume, et cet argent, passant de main en main, suffit pour payer toutes les denrées et tous les travaux; le même écu peut passer mille fois de la poche du cultivateur dans celle du cabaretier et du commis des aides. L'homme aux quarante écus J'entends. Mais vous m'avez dit que nous sommes vingt millions d'habitants, hommes et femmes, vieillards et enfants combien pour chacun, s'il vous plaÃt? Le géomètre Cent vingt livres, ou quarante écus. L'homme aux quarante écus Vous avez deviné tout juste mon revenu j'ai quatre arpents qui, en comptant les années de repos mêlées avec les années de produit, me valent cent vingt livres; c'est peu de chose. Quoi! si chacun avait une portion égale, comme dans l'âge d'or, chacun n'aurait que cinq louis d'or par an? Le géomètre Pas davantage, suivant notre calcul, que j'ai un peu enflé. Tel est l'état de la nature humaine. La vie et la fortune sont bien bornées on ne vit à Paris, l'un portant l'autre, que vingt-deux à vingt-trois ans; et l'un portant l'autre, on n'a tout au plus que cent vingt livres par an à dépenser c'est-à -dire que votre nourriture, votre vêtement, votre logement, vos meubles, sont représentés par la somme de cent vingt livres. L'homme aux quarante écus Hélas! que vous ai-je fait pour m'ôter ainsi la fortune et la vie? Est-il vrai que je n'aie que vingt-trois ans à vivre, à moins que je ne vole la part de mes camarades? Le géomètre Cela est incontestable dans la bonne ville de Paris; mais de ces vingt-trois ans il en faut retrancher au moins dix de votre enfance car l'enfance n'est pas une jouissance de la vie, c'est une préparation, c'est le vestibule de l'édifice, c'est l'arbre qui n'a pas encore donné de fruits, c'est le crépuscule d'un jour. Retranchez des treize années qui vous restent le temps du sommeil et celui de l'ennui, c'est au moins la moitié reste six ans et demi que vous passez dans le chagrin, les douleurs, quelques plaisirs, et l'espérance. L'homme aux quarante écus Miséricorde! votre compte ne va pas à trois ans d'une existence supportable. Le géomètre Ce n'est pas ma faute. La nature se soucie fort peu des individus. Il y a d'autres insectes qui ne vivent qu'un jour, mais dont l'espèce dure à jamais. La nature est comme ces grands princes qui comptent pour rien la perte de quatre cent mille hommes, pourvu qu'ils viennent à bout de leurs augustes desseins. L'homme aux quarante écus Quarante écus, et trois ans à vivre! quelle ressource imagineriez-vous contre ces deux malédictions? Le géomètre Pour la vie, il faudrait rendre dans Paris l'air plus pur, que les hommes mangeassent moins, qu'ils fissent plus d'exercice, que les mères allaitassent leurs enfants, qu'on ne fût plus assez malavisé pour craindre l'inoculation c'est ce que j'ai déjà dit, et pour la fortune, il n'y a qu'à se marier, et faire des garçons et des filles. L'homme aux quarante écus Quoi! le moyen de vivre commodément est d'associer ma misère à celle d'un autre? Le géomètre Cinq ou six misères ensemble font un établissement très tolérable. Ayez une brave femme, deux garçons et deux filles seulement, cela fait sept cent vingt livres pour votre petit ménage, supposé que justice soit faite, et que chaque individu ait cent vingt livres de rente. Vos enfants en bas âge ne vous coûtent presque rien; devenus grands, ils vous soulagent; leurs secours mutuels vous sauvent presque toutes les dépenses, et vous vivez très heureusement en philosophe, pourvu que ces messieurs qui gouvernent l'Etat n'aient pas la barbarie de vous extorquer à chacun vingt écus par an; mais le malheur est que nous ne sommes plus dans l'âge d'or, où les hommes, nés tous égaux, avaient également part aux productions succulentes d'une terre non cultivée. Il s'en faut beaucoup aujourd'hui que chaque être à deux mains et à deux pieds possède un fonds de cent vingt livres de revenu. L'homme aux quarante écus Ah! vous nous ruinez. Vous nous disiez tout à l'heure que dans un pays où il y a quatre-vingt millions d'arpents de terre assez bonne, et vingt millions d'habitants, chacun doit jouir de cent vingt livres de rente, et vous nous les ôtez! Le géomètre Je comptais suivant les registres du siècle d'or, et il faut compter suivant le siècle de fer. Il y a beaucoup d'habitants qui n'ont que la valeur de dix écus de rente, d'autres qui n'en ont que quatre ou cinq, et plus de six millions d'hommes qui n'ont absolument rien. L'homme aux quarante écus Mais ils mourraient de faim au bout de trois jours. Le géomètre Point du tout les autres qui possèdent leurs portions les font travailler, et partagent avec eux; c'est ce qui paye le théologien, le confiturier, l'apothicaire, le prédicateur, le comédien, le procureur et le fiacre. Vous vous êtes cru à plaindre de n'avoir que cent vingt livres à dépenser par an, réduites à cent huit livres à cause de votre taxe de douze francs; mais regardez les soldats qui donnent leur sang pour la patrie ils ne disposent, à quatre sous par jour, que de soixante et treize livres, et ils vivent gaiement en s'associant par chambrées. L'homme aux quarante écus Ainsi donc un ex-jésuite a plus de cinq fois la paye de soldat. Cependant les soldats ont rendu plus de services à l'Etat sous les yeux du roi à Fontenoy, à Laufelt, au siège de Fribourg, que n'en a jamais rendu le révérend père La Valette. Le géomètre Rien n'est plus vrai; et même chaque jésuite devenu libre a plus à dépenser qu'il ne coûtait à son couvent il y en a même qui ont gagné beaucoup d'argent à faire des brochures contre les parlements, comme le révérend père Patouiller et le révérend père Nonotte. Chacun s'ingénie dans ce monde l'un est à la tête d'une manufacture d'étoffes; l'autre de porcelaine; un autre entreprend l'opéra; celui-ci fait la gazette ecclésiastique; cet autre, une tragédie bourgeoise, ou un roman dans le goût anglais; il entretient le papetier, le marchand d'encre, le libraire, le colporteur, qui sans lui demanderaient l'aumône. Ce n'est enfin que la restitution de cent vingt livres à ceux qui n'ont rien qui fait fleurir l'Etat. L'homme aux quarante écus Parfaite manière de fleurir! Le géomètre Il n'y en a point d'autre par tout pays le riche fait vivre le pauvre. Voilà l'unique source de l'industrie du commerce. Plus la nation est industrieuse, plus elle gagne sur l'étranger. Si nous attrapions de l'étranger dix millions par an pour la balance du commerce, il y aurait dans vingt ans deux cents millions de plus dans l'Etat ce serait dix francs de plus à répartir loyalement sur chaque tête, c'est-à -dire que les négociants feraient gagner à chaque pauvre dix francs de plus dans l'espérance de faire des gains encore plus considérables; mais le commerce a ses bornes, comme la fertilité de la terre autrement la progression irait à l'infini; et puis il n'est pas sûr que la balance de notre commerce nous soit toujours favorable il y a des temps où nous perdons. L'homme aux quarante écus J'ai entendu parler beaucoup de population. Si nous nous avisions de faire le double d'enfants de ce que nous en faisons, si notre patrie était peuplée du double, si nous avions quarante millions d'habitants au lieu de vingt, qu'arriverait-il? Le géomètre Il arriverait que chacun n'aurait à dépenser que vingt écus, l'un portant l'autre, ou qu'il faudrait que la terre rendÃt le double de ce qu'elle rend, ou qu'il y aurait le double de pauvres, ou qu'il faudrait avoir le double d'industrie, et gagner
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Que crier ne sert jamais à rien ? On parle tout autour de moi, je ne comprends rien. Bien des gens me font la cible de leur regard noir. Ah non cette fois je n’y suis pour rien ! Hé ! Hé Logan qu’est ce qu’il se passe ! »Le prof ne s’arrête pas mais continue son chemin en sens inverse de la foule. Je t’ai déjà dis de ne pas m’appeler par mon prénom devant tout le monde, chui ton prof merde ! » Scuse ! Bon qu’est ce qu’il y a ? Pourquoi ça cri comme ça ? » Une fille vient de se faire agresser, un type avec un couteau, enfin à ce qu’elle dit c’était plein de fumée... et le pire dans tout ça je n’arrive pas à le localiser ! »Comment pourrait-il localiser de la fumée !___________________________________________________________________________ * Ne fait pas de bruit ! ** C’est toi qu’en fais espèce de cachalot ! ** Toi-même phacochère ! ** Commence pas à m’insulter ! ** C’est toi qu’à commencé ! *Bon c’est vrai il a raison mais c’est lui qui a fait du bruit en premier ! Ce n’est pas la première fois qu’on sort en pleine nuit alors merde il pourrait faire attention depuis le temps !* Mais putain jte dis que ce n’est pas moi ! donc c’est toi !* Je suis certaine que je n’ai rien touché. Je descendais tranquillement l’escalier du dortoir au moment ou j’ai entendu comme le raclement d’une arme blanche... soit les griffes d’Ashkane ! Ça ne pouvait être que ça merde !* Hé lara croft écoute bien CE N’EST PAS MOI ! *Alors... si ce n’est ni lui ni moi. C’était quoi ce putain de bruit ?* J’n’aime pas cette nuit ! ** T’es pas le seul, ça me donne la chair de poule ** Poule mouillée ! ** Aha morte de rire ** Hé tu m’as tendu la perche ! ** Oh ça va tais-toi ! *Minuit ? Non l’heure du crime était passée depuis une heure déjà. Mais cette nuit serait différente, peut-être, surement. C’était le genre de nuit où les pressentiments font genre de nuit où j’entends le vent souffler dans les feuilles des arbres alors qu’elles restent parfaitement immobiles... ce genre de nuit où on sait qu’il va se passer quelque chose. Cette nuit là. * Je crois que ce soir on va sle faire ! ** Wesh man ! *Depuis qu’une jeune fille avait été agressée dans la nuit, on avait passé quelques temps nos nuits entières dans l’infirmerie. J’avais fait assez de connerie dans cette école. Pour une fois dans ma vie je n’allais RIEN faire. Je n’étais pas superwoman ou je ne sais qu’elle héroïne. J’étais mortelle comme tout le monde même si j’avais deux atouts. Le premier était mon pouvoir, très utile et efficace et le second le simple » entrainement que j’avais reçu. Ne plus ressentir ni de peur ni de douleur... c’était bien. Peut-être, surement. Mais ça revenait à ne plus être humaine. Non impossible. Je n’avais pus l’accepter. Je n’avais pu fuir et grâce à cette école, à ses habitants, je devenais peu à peu celle que j’aurais du être. Même si bien des choses resteraient, bien des choses étaient encore présentes. Si je pouvais maintenant ressentir une foule de sentiments, deux m’échappaient encore la peur et la douleur. Les deux étaient-elles liées ? Ne plus avoir peur... C’était derrière cette minable excuse, l’excuse de mon passée, que je me retranchait pour expliquer ma présence en pleine nuit dans les couloirs de l’école alors qu’un tueur enragé courait librement dehors. Mais c’était plus fort que moi, je ne pouvais plus le laisser faire. Pas après ce qu’il avait fait, depuis des jours et des jours à ces élèves, à Calypso. J’allais bien sur, tout droit dans la gueule du loup. Qui sait peut-être que ça se terminerait ce soir. Mais le pressentiment que j’avais était tout autre. Quelque chose allait se passer et ce ne serait pas forcement en ma faveur. * Tu as entendu ? ** Oui, encore un bruit mais bon on sait pas qui traine dans les couloirs en plus de nous *Oui. Voilà pourquoi nous passâmes par les cuisines histoire de choper un ou deux couteaux. C’est toujours utiles ces trucs là ^^ même si je n’en avais pas besoin. Même si mon pouvoir pouvait les remplacer. On ne sait jamais sur quoi -ou qui- on peut tomber. La vie à l’université m’avait prouvé qu’on pouvait rencontrer bien des gens avec des pouvoirs différents et d’autres semblables. Je ne tenais pas à tomber face à face avec quelqu’un capable de neutraliser les pouvoirs des autres... Comme mon maitre. * Putain t’as entendu là ? ** Ici ! *Par bonheur la porte de la bibliothèque s’ouvrit sans grincer. Quelque part dans l’obscurité des rayonnages une fenêtre mal refermée claquait. Putain faut être vraiment débile pour laisser une fenêtre ouverte alors qu’un tueur rode et pourrait s’en servir pour rentrer !* Bon viens on va fermer ça !*Le problème c’est que les fenêtres de la bibliothèque étaient toutes fermées. Toutes, même celles du fond, là où il faisait toujours noir même en plein jours.* J’n’aime pas ça * grognais-je en serrant les dents. Dernière édition par Kalhan Xénia le Jeu 17 Juin - 1241, édité 3 fois Aaron Dwayne ...ou comment être un Feu Follet sur pattes \o/ » Messages 4008Date d'inscription 07/08/2009Age 29Localisation Entre les lignes de son Histoire Feuille de personnageAge de l'humain 28 ans =PPouvoir Déclenche des Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Mer 16 Juin - 2141 Une silhouette sombre passa sur la pelouse. Si silencieuse et si discrète qu'Aaron cru qu'il avait rêvé. Ne réagit pas. Même si son instinct lui criait d'aller voir. Il avait autre chose à faire. Penser, par exemple. Penser à ce qui s'était passé cette soirée là, en ville, cette après midi là, dans le parc, ce matin là, à la plage. Qu'est ce qu'il allait bien pouvoir faire ? Le cri retentit dans la nuit, et tout s'enchaina à une vitesse surhumaine. Kalhan ! KALHAN ! Putain passe moi devant, j'te dirais rien... »Elle ne l'avait pas entendu, trop occupée à se diriger vers les dortoirs, comme la plupart des gens éveillés dans Lindwuën cette nuit là. Tout le monde était réveillé. Assit sur cette fenêtre d'où il avait déjà vu Kalhan chercher à entrer chez Wolf avant la guerre, Aaron avait réagit à une vitesse incroyable. Le temps de voir la jeune fille passer au loin et il s'était décidé. Merde ! C'était quoi ce cri ? Il s'était accroupit, avait sauté les trois quatre mètres qui le séparaient du sol sans problèmes et avait couru jusqu'à la chambre. Il avait joué des coudes pour se frayer un chemin, avait fini par se retrouver face à une gamine en sang et pourtant entière qui était dans les bras de Logan. Et merde. Tu l'as... » Non. Je n'ai rien vu. »Aaron avait serré les dents, grimacé et était ressortit de la pièce en repoussant des élèves trop curieux. Il s'était retrouvé seul dehors, avait sondé la nuit de ses yeux gris. N'avait pas capté le pan de cape sombre qui flottait entre les branches d'un grand arbre. Ni le sourire carnassier qui s'était affiché sur les lèvres de l'Ombre. Il était furieux, furieux de ne pas avoir été là. Et dire qu'elle aurait pu mourir ! En tant que pion il aurait du surveiller Lindwuën. Il aurait du... Gaïa referma ses petites serres sur son épaule et regarda la nuit d'un œil sombre. Dark and difficult times lie ahead. ______________________________________________Une silhouette sombre passa sur la pelouse. Si silencieuse et si discrète qu'Aaron cru qu'il avait rêvé. Pas cette fois... Immédiatement il s'accroupit et se prépara à sauter. Si la lune n'avait pas accroché un éclair brun et l'ombre immense d'une créature démesurément...poilue. Ashkane. Aaron jura et sauta tout de même. Sa cheville craqua et il retint un cri, roulé en boule sur son pied, espérant qu'elle n'était pas cassée. Merde ! Les dents serrées, il se releva et se rendit compte qu'il n'avait heureusement rien. C'était juste un peu douloureux. Kalhan s'était évanouie dans la nuit et seule la vigilance constante de Gaïa permit à Aaron de la retrouver. La jeune fille et son daëmon passèrent dans la bibliothèque silencieusement et le pion se sentit de plus en plus en colère. Il referma la porte sans bruits derrière lui, les entendit chuchoter plus loin. Serrant les poings, il se dirigea d'un pas ferme vers la jeune fille qu'il considérait comme sa meilleure amie, voire sa petite sœur. Kalhan ! » gronda-t-il en chuchotant. Putain qu'est ce que vous foutez ici tous les deux ? Vous savez pas que c'est pas le moment de se balader seuls la nuit ? Merde! Mais vous avez quoi dans le crâne ?? »Il était en colère. Et si jamais elle s'était fait attaquée par l'autre fou ?! Si jamais ils l'avaient trouvée le lendemain, baignant seule dans son sang, sans son daëmon à ses côtés ? Putain ! Le chuchotement d'un voile sur le bois l'arrêta alors qu'il allait encore leur gueuler dessus sans élever la voix. Aaron se redressa et regarda partout autour de lui en fronçant les sourcils, tous ses sens aux aguets. Il serra la mâchoire à s'en faire péter les dents et foudroya Kalhan du regard. Sortez d'ici, maintenant ! » continua-t-il sur le même ton bruit d'une serrure qui se ferme retentit, suivit d'un frisson accompagné d'un souffle froid dans toute la pièce. Aaron serra les poings, sentant son coeur se mettre à battre plus fort dans sa poitrine, l'adrénaline lui montant à la tête. Pas ce soir, pas ce soir... Si jamais..Et pourtant. L'OmbreMessages 36Date d'inscription 09/06/2010Feuille de personnageAge de l'humain Une trentaines d'annéesPouvoir Se désintègre en Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Mer 16 Juin - 2229 L'Ombre hésitait entre fulminer et jubiler. Ce qu'il avait devant lui était d'une telle incongruité dans cette université ! Il n'avait jamais vu ça. Au milieu de ces gamins et de ces professeurs trouillards, une étincelle. Il ne savait pas très bien si il avait envie de l'écraser ou de la cultiver au contraire. Une chose était sure il voulait comprendre. Comprendre. Pourquoi. Pourquoi cette fille n'avait elle pas peur ? Le Suiveur siffla rageusement et se faufila à l'arrière de la nuque de son maitre, dans la pénombre de sa capuche. A l'abri. Pour ne pas ressentir ce qu'elle ne supportait pas ressentir. De l'incompréhension... accompagnée d'une pointe d'appréhension. Le Suiveur se ramassa en une boule de rage et elle se mit à persifler des horreurs. Tuer. Dépecer. Faire peur. Faire mal. Très mal ! Encore et encore. Jusqu'à ce qu'elle crie ! Après fini ! Plus d'erreur. L'Ombre passa sa main dans sa capuche et caressa les contours de son daëmon en la calmant. Chut, nous verrons ma belle, nous verrons. Le Suiveur siffla et se mit à trembler de rage. Elle n'aimait vraiment pas cette gamine. Pourquoi ? Lui ça l'excitait de découvrir de nouvelles choses ! Et de toute évidence il en avait trouvé une belle cette Kalhan n'avait pas peur. Et ça l'intriguait. Alors il l'avait suivit, jubilé lorsqu'elle était sortie, apparemment à sa recherche. Ainsi tu cherche le loup ma belle ? Ne te pleins pas de sentir la morsure de ses crocs lorsqu'il t'attrapera... Oh que oui il l'attraperait ! Et qui sait ce qu'il lui ferait ensuite...Autre. Homme. Presque silencieux . Il était entré dans la bibliothèque par une fenêtre mal fermée sous sa forme d'ombre, l'avait refermée ce qui avait semblé perturber la fille. Et l'autre était arrivé. Caché derrière une pile de livres, l'Ombre l'avait regardé s'approcher en se disant que si Le Suiveur ne l'avait pas avertit.. Non. Il était bruyant lui aussi. Personne n'était aussi silencieux que lui. Le Suiveur ronronna amoureusement et posa une tête de fumée sur son épaule. Tuer ? Dommage. Gris. Et silencieux. L'Ombre la foudroya du regard et pour une fois elle soutint ses yeux d'acier avec une pointe d'ironie. Il la trompait en aimant bien le mystère de cette fille, elle le trompait en disant que cet homme était silencieux. L'Ombre la dévisagea d'un œil nouveau et finit par sourire. D'un sourire froid. Qu'elle aima immédiatement. Tuer ? Tuer. Il le confirma et se redressa en silence. Le Suiveur eut un petit ricanement étouffé et s'envola vers le plafond pour se couler jusqu'à la porte. Se glissant dans la serrure, elle ferma la porte à clé. Attendit que son humain fasse le travail. Un rire narquois s'échappa des lèvres de l'Ombre et il sortit à découvert. Pour une fois. Le visage à demi caché par sa capuche c'était la première fois qu'il le faisait vraiment. Il sentait qu'il allait se battre. Adorait ça . Bonsoir, bonsoir... » lâcha-t-il d'une voix grave et rocailleuse. Délicieusement ironique. Que font deux agneaux hors de la bergerie à cette heure ci ? C'est une imprudence à appâter le loup.. Alléchant. Très alléchant.. »Ses yeux glissèrent sur le corps de la fille qui était magnifiquement bien taillée pour le combat. Le Suiveur eut un rire mauvais dans sa serrure. L'Ombre pencha la tête sur le côté, un sourire amusé se dessinant sur ses lèvres lorsqu'il repéra les couteaux. Tututu... Il claqua de la langue et siffla comme un serpent. Mauvais ! Pas résister ! Sinon tuer » Exactement, alors tes couteaux, ma jolie, c'est une mauvaise idée. »Il regarda ensuite l'homme d'un air moqueur et se coula au centre de la pièce, entre la porte et le couple de jeunes gens. Il recula légèrement son pied droit, s'appuyant sur son gauche, son pied d'appui. Tendant lentement la main droite à la l'horizontale de son corps il fit jaillir doucement le poignard qui était attaché à son poignet. La lame siffla doucement et une lueur folle brilla dans ses yeux. Il avait tellement envie de voir si elle était capable d'autant de chose que son corps promettait !! C'en était fou. L'autre n'avait pas le moindre intérêt, il n'avait pas l'air armé. Seul son silence lorsqu'il se déplaçait était inquiétant. Mais Le Suiveur était là pour l'aider. Toujours là Tout dans son corps rayonnait d'une puissance sans nom, d'une énergie sauvage qui ne demandait qu'à se libérer et qu'il contenait précieusement pour s'en servir plus tard. Quand il en aurait réellement us fight... † Kalhan Xénia Grande gueule traumatiseuse de nouveaux en chef » Messages 4011Date d'inscription 13/08/2009Age 30Feuille de personnageAge de l'humain 19 ansPouvoir Psychokinésie Peut tout faire par l'espritRelations Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Jeu 17 Juin - 012 Et l’heure du crime était passée depuis longtemps Si c’était le tueur en question il ne faisait aucun effort pour se dissimuler. Le bruit de ses pas bien que beaucoup plus silencieux que le commun des mortels raisonnait dans les allées de livres. * C’est bon je reconnais Aaron *Quoi ? Mais qu’est ce qu’il fou ici lui ? Il ne sait pas qu’il y a un tueur qui ... et si jamais il se faisait attaqué et si... et merde. Il pensait surement la même à mon sujet, la preuve le voilà qui débarque comme un taureau furieux. Oui il le pensait exactement. Croit-il seulement que je vais renoncer ? Pion ou non , ça suffit ! Il ne suffit pas d'être en colère. Même si voir Aaron dans un tel état d'énervement aurait pu me faire rougir de honte. Fou nous ? Non au contraire. Surement la même chose que toi mais... » Ce qu’on a dans le crane ? Et toi alors ? Zêtes pas fichu de l’arrêter ce type ! Nous on va en faire de la fricassé de meurtrier ! Tu veux quoi l’aile ou la cuisse ? »Oh ! PAF, il l’avait mérité cette baffe. Le ligre me regarda avec des yeux ronds plus étonné que jamais. Quand comprendrait-il ? Quand apprendrait-il à ce tenir ? Putain ce n’est pas le moment Ash ! Ce n’est pas le moment !!! Je sentis au fond qu’il était vexé. Il avait cru, il avait vraiment cru que je l’appuierais sur ce coup. Mais comment aurais-je pu dire à quelqu’un qu’il n’était pas fichu d’attraper un meurtrier ? A Aaron ! Oui on était sorti pour ça ce soir, oui on allait essayer de l’avoir mais ce n’est pas le moment de faire chier son monde ! Merde à la fin ! Que l’on soit jeune ou vieux, adulte ou mineur ça revenait au même, oui on pouvait l’arrêter mais s’il ne l’avait pas déjà été il y avait surement une raison ! On est pas des héros, on est pas invincibles. Quand comprendras-tu Ash... Quand cesseras-tu de jouer avec nos vies ?Oui c’était vraiment le moment de s’engueuler ! Il m’en voulait, il ne comprenait pas... et je m’en voulais aussi tiens comme ça on fait la paire ! C’était vraiment le meilleur moment pour perdre notre unité et nous remettre en question ! C’est trop tard, nous avons de la visite... » Grogna Ashkane à l’attention d’ ne s’excuserait pas, oh que non ! Mais le bruit de la serrure avait tout fait retomber. Le danger été Ash... Aaron ! J’aurais du m’excuser pour Ashkane, pour ses paroles blessantes qu’il ne manquait jamais de lancer à tord et à travers. Mais il y avait urgence. Quelque chose se réveillait en moi, quelque chose de nouveau. Oh ce n’était pas le frémissement comme pour un coup de foudre non non c’était différent ! Différent mais pas moins intense. L’impression que si... que si Aaron était touché... non ! Aaron, je suppose que si je te dis de t’enfuir tu ne le feras pas ? »Je pouvais toujours essayer non ? Bonsoir, bonsoir... » C'était lui. J’aurais crus que mon ligre ferait un bond de surprise, trouille, trouille... mais non. Instinctivement, Ashkane montra ses crocs démesurés. Pourquoi ? Pourquoi ce type n’avait-il pas peur devant lui ? Devant un tel monstre ? C’était une première ça aussi. Le ligre se tourna vers l’endroit d’où était venue la voix. Un instant j’eus l’impression de revenir deux ans en arrière, dans les rues de Naples. Ça ne faisait que deux ans ??? Deux ans... c’était si peu. Je n’avais pas pu changer. Je devais surement pouvoir le faire encore... mais tuer été si horrible. Que font deux agneaux hors de la bergerie à cette heure ci ? C'est une imprudence à appâter le loup... Alléchant. Très alléchant... »Un agneau ? Mon pauvre si tu savais comme cette comparaison était mal choisie pour nous qualifier ^^ Tous. On avait peut-être quelques années de différences. Huit précisément. Mais Aaron en avait vu de belle aussi, j’espèrais juste qu’il n’allait pas faire de crise cardiaque. Je ne pense pas mais comment savoir tant qu’on n’a pas la mort sous les yeux ? Comment être sure tant qu’on n’affronte pas les choses ensemble ?* Ash...** Toi la ferme et fais ton boulot ! *Il m’en veut, il n’a rien dit en se faisant traiter d’agneau. Et pour une fois c’est lui qui me dit de me taire ^^ Tes couteaux, ma jolie, c'est une mauvaise idée. »Tout ça me semble étrange. Il est un peu trop sur de lui. Lui la chose là, l’homme. Et pourtant je ne vois pas ses yeux. Il faut dire qu’on n’a pas de lumière ici, mais j’ai l’impression que même s’il y en avait je ne les verrais pas. Quelque chose de mauvais émane de lui. L’horreur. C’était la première fois, je m’en rends compte maintenant, la première fois que j’allais affronter quelqu’un... qui n’avait pas peur. Quelqu’un qui voulait tuer. Un meurtrier, un vrai. Alors en fait pendant toutes ses années... c’était moi qui m’étais trouvée à sa place, à regarder mes proies en sachant combien il leur serrait futile de résister, qu’il était impossible de s’échapper... Quelle horreur. C’était moi que je regardais avec ces yeux vides. Quelle horreur. Ashkane ce déplaça sur le coté histoire de me cogner l’épaule. Avec lui il ne fallait pas grand-chose.* Si tu permets je préférerais me morfondre plus tard ! *Il a raison. C’est un crétin mais parfois il a raison. Naples. Ces ruelles sombres et étroites, ces dalles tachées de sang et son meurtrier, sa tueuse précisément plantée au milieu des cadavres. Le calme. C’était ça. C’était juste là. Je devais redevenir, calme. Sereine. Décidée. Prête. couteaux l’aurait presque fait rire, très bien pas de couteaux. Ohoooo il veut jouer à mains nues ? Excitant... Raté. Ce putain de ... il a une... Quoi ? Comment ça ? Je devrais ne pas utiliser mes petits bijoux là mais toi t’as le droit ? Je ne suis pas d'accords avec tes règles, tu triches »C’était con... complètement débile, de dire ça mais c’était la première chose qui m’était venue à l’esprit. Déstabiliser. Qu’aurais-je fais moi si j’étais à sa place ? Il ne voulait pas que je me défende ? Pourquoi ? L’impression d’être plus fort que moi ? J’aurais du dire non, il se surestime. Mais ... c’est étrange. Quelque chose me dit qu’il a raison de le penser. Merde. Ce n’est pas la meilleure chose à penser là ! Je n'avais pas besoin de me forcer pour parler d'une voix calme et décidée. Cette voix sans vie que j'avais eu pendant si longtemps. Cette voix incapable de rire. Allons, allons ! Faisons les choses dans l’ordre tu veux ? Soyons équitable c’est plus drôle. »Et je lui tournais le dos. Incroyable ? Oui, j’ose. Parce que mon ange gardien et là, un certain Ashkane et qu’un coup de patte de lui m’enverrais à l’autre bout de la salle avant que l’autre ait planté sa lame. Voilà pourquoi j’ose lui tourner le dos et faire face à Aaron. Putain mais qu’est ce que tu fou là ! Manquerait plus qu’il se croit un devoir de me protéger, tente de le faire... Je lui tends l’un des deux couteaux que j’avais pu subtiliser. Ni trop grand ni trop petit ; bref un couteau affuté. Qui sait ce qu’il peut se passer... On peut toujours avoir besoin d’aide même si j’aime à penser qu’il ne l’utilisera que pour se défendre lui et pas moi. Si jamais il était touché... Mes yeux quittent ses mains, ses mains que je sers avec le manche du couteau entre elles. Mon regard vide remonte vers son visage. Je ne pourrais supporter de le voir souillé de sang. Ses yeux gris, brillants, rieur. S’éteindre ? Jamais. De toutes mes forces j’essaie de lui faire comprendre, s’il te plait ne me retiens pas, ne pense pas à moi. Mais quoi qu’on fasse, on ne peut mentir Aaron Dwayne ...ou comment être un Feu Follet sur pattes \o/ » Messages 4008Date d'inscription 07/08/2009Age 29Localisation Entre les lignes de son Histoire Feuille de personnageAge de l'humain 28 ans =PPouvoir Déclenche des Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Sam 19 Juin - 2129 Ce qu’on a dans le crane ? Et toi alors ? Zêtes pas fichu de l’arrêter ce type ! Nous on va en faire de la fricassé de meurtrier ! Tu veux quoi l’aile ou la cuisse ? »Aaron serra les poings et se dit que, putain, il avait vraiment envie d'en coller une à ce Ligre de malheur. Et qu'il finirait probablement par oublier qu'il était un daëmon et qu'il n'avait le droit. Il était tellement insupportable quand il s'y mettait ! Va te faire mettre, Ashkane ! » cracha-t-il, furieux. Si on pouvait mettre de la rage dans un nom, c'était celui du Ligre en ce moment Kalhan réagit avant lui et lui colla une baffe qui le fit taire. De toute évidence le daëmon n'avait pas apprécié, mais Aaron si. S'il ne le montra pas il se dit qu'il ne l'avait franchement pas volée ! Si il s'entendait merveilleusement bien avec Ashkane de temps à autre, il arrivait aussi souvent que les paroles en l'air du daëmon l'énervent prodigieusement. Il n'était pas rare que ça arrive. Vraiment pas rare. Aussi bien dans un cas que dans l'autre. Il fusilla du regard le Ligre lorsqu'il indiqua qu'ils n'étaient pas seuls, prenant d'abord en compte le fait qu'il lui parle plus que l'information en elle même. Puis, il prit en compte ce qu'il lui avait dit. Et son sang se glaça. Aaron, je suppose que si je te dis de t’enfuir tu ne le feras pas ? » Kalhan... » commença l'homme, mais il fut coupé par une voix bien qu'il en veuille au Ligre, Aaron sentit une pointe de fierté pour lui lorsqu'il montra ses crocs démesurés au nouvel arrivant. L'Ombre. Ainsi donc il était comme le pion l'avait imaginé. Pour ce qui était de l'aura de puissance il n'était pas déçu, ce mec... Il débordait de vitalité et d'un calme froid et manipulateur. Chacun de ses gestes étaient comptés, parfaitement maitrisés tout en restant d'une souplesse incroyable. Une seconde, Aaron l'envia, se mit une claque mentale magistrale. Ce fou avait tenté de tuer des élèves et il avait surement déjà tué avant. En aucun cas il ne pouvait l'envier, comment envier sa folie à quelqu'un ? Surtout quand elle était si il s'y attendait vu son caractère, Kalhan lança une pique à l'homme. Restant de marbre, Aaron eut envie de sourire narquoisement. Ce mec avait peut être une aura de prédateur démesurée, il ne l'impressionnait pas. Le pion décida de chasser toute peur, appréhension et tout ce qui pouvait s'y apparenter, compartimentant son esprit avec facilité. Y laissant seulement une froide détermination. Posée sur une étagère, Gaïa regardait d'un œil suspicieux la serrure. Elle était sure que le daëmon de l'Ombre s'y cachait, et pour y entrer il ne devait pas être grand ! Personne ne l'avait encore vu, allez savoir si ça n'était pas une souris ! Dans ce cas là elle lui aurait tordu le cou sans hésiter. Kalhan se tourna vers Aaron qui sentit une boule de tristesse monter dans sa poitrine alors qu'il retrouvait le regard vide qu'elle lui avait donné lors de leur rencontre dans le parc. C'était il y a tellement longtemps... Doucement, elle lui tendit l'un des deux couteaux qu'elle portait sur elle. Aaron tendit la main sans rien dire, attrapa la lame et laissa retomber son bras en inspirant profondément. Il avait presque oublié la présence de l'Ombre, se contenta de plonger ses yeux gris sans émotions dans ceux de Kalhan. Un léger soupir s'échappa de ses lèvres et il leva la main, chassa une mèche de devant les yeux de la jeune fille. Ne retombe pas dans cet état là Kalhan, n'oublie pas ce que c'est que la vie. Il laissa doucement glisser sa main sur sa joue, et un petit sourire étira légèrement le coin de ses lèvres. Plein d'une résolution sombre. Il allait peut être mourir dans cette pièce. Il avait confiance en Kalhan, et si il ne voulait pas la perdre il savait qu'il ne fallait pas se mettre dans son chemin. Mais marcher sur la voie d'à côté. Elle ne serait pas seule. Il fit un pas en avant, colla ses lèvres à son oreille. Je serais à côté de toi Kalhan, tu n'es pas seule. Ne me sous-estime pas à ce point.. » murmura-t-il d'une voix recula, sourit d'un air vague et effaça ses épaules pour passer devant. Il s'écarta et se mit à s'éloigner d'elle sans se rapprocher de l'Ombre, comme s'il comptait l'encercler. Comme s'il pouvait l'encercler... Il sentait son couteau au bout de sa main, il prolongeait simplement son corps, naturellement. Sans un bruit, il s'arrêta en continuant de fixer l'homme au milieu de la pièce. Chuintement d'une L'OmbreMessages 36Date d'inscription 09/06/2010Feuille de personnageAge de l'humain Une trentaines d'annéesPouvoir Se désintègre en Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Jeu 24 Juin - 1947 Haha Cette immense masse de chair à poulet et de graisse était hilarante. Vraiment hilarante. Sans savoir vraiment pourquoi, l'Ombre sentit sa mâchoire se contracter de rage. S'en rendant compte, il oublia ses deux interlocuteurs en arqua un sourcil, ravi d'apprendre quelque chose d'autre. Cet animal l'agaçait, la question était pourquoi ? Sûrement à cause de sa taille et de l'impression de puissance totale qu'il dégageait. Bête. Gros. Et puant. Toi beau et silencieux La tirade amoureuse du Suiveur lui redonna le sourire et il s'autorisa un bref éclat de rire léger à la pique de la jeune femme. Elle était vraiment fascinante. Mais qu'attendre d'autre de la part d'une élève italienne ? Oh que oui il avait entendu des rumeurs à son sujet. L'apprentie de Naples. Maintenant il s'en rappelait, voilà pourquoi elle le fascinait en tout point. Son maître avait bien fait son travail à l'époque et il avait eu le loisir de l'apercevoir une fois. L'absence de tout sentiment chez cette fille était incroyable. Pourtant elle était là, faisant semblant de s'inquiéter pour l'humain qui l'avait suivit dans la bibliothèque. C'est entre toi et moi Kalhan Si elle voulait jouer à ça. Elle avait raison après tout, pourquoi avait-il sortit sa lame ? S'apprêtant à lui répondre, il vit avec amusement qu'elle se retournait, lui tendait le dos comme dans une invitation tentante à l'attaquer de dos. Beaucoup trop tentante. Un piège, un simple piège. Si jamais il s'élançait le balourd tenterait de l'arrêter. Il ne douta pas un seul instant qu'il puisse l'esquiver sans peine, mais il voulait se battre uniquement avec Kalhan. Un combat loyal, l'entendre crier et peut être la faire ressentir quelque chose... le pied. Mais si elle s'était retournée ce n'était pas seulement pour le provoquer. De son pas aussi félin qu'une reine, Kalhan s'arrêta devant l'autre. Partagea sa lame avec lui. L'Ombre grimaça vertement et retint un grondement sourd qui lui venait du fond de la gorge. Quelle était cette comédie ? Elle ne ressentait rien, cet humain ne pouvait avoir sur elle quelque emprise. Un ricanement mauvais s'échappa de ses lèvres lorsque l'homme répondit une phrase des plus idiotes. Si il y avait quelqu'un qu'il sous-estimait c'était lui ! L'Ombre vibra rien que de penser à lui planter la lame dans le dans sa serrure, Le Suiveur se rappela en même temps ce qu'elle savait sur cette Kalhan. Pourquoi ne l'avait-elle pas reconnue directement ? Sifflant d'une rage contenue, elle regarda la scène se passer sans faire de commentaires. Elle capta un éclat doré parsemé de rouge, leva sèchement ses yeux vides. Qui se posèrent sur un petit oiseau qui regardait d'un air buté l'humain qui avait prit la lame. Daëmon. Un sourire machiavélique au cœur, Le Suiveur sortit en suintant de la serrure, prenant bien soin de se dissimuler dans l'ombre des moulures de la porte. Sinuant entre les rangées de livres, elle se rapprocha tel un serpent du petit animal chétif. Ramper. Se fondre. Prendre par surprise. Étrangler Prenant instinctivement la forme d'un serpent de fumée, elle continua son ascension, aussi indécelable qu'une ombre parmi les ombres. Retrouvant son sérieux, l'Ombre regarda d'un œil la progression de l'homme. Si il comptait l'encercler il était mal barré. L'autre s'immobilisa et il se désintéressa immédiatement de lui. Dans son esprit malsain, une idée germait et prenait de l'ampleur. Il tourna ses yeux gris clairs vers la jeune femme, un sourire carnassier perçant ses lèvres. Naples est il si loin que tes sentiments te seraient revenus ? Est-il seulement au courant que tu ne ressens absolument rien pour personne ? J'en doute vu la flamme dans ses yeux... Soyons équitable Kalhan, tu as raison. Toi aussi bien que moi savons que nous n'avons pas besoin d'armes aussi futiles que ces lames. Alors.. autant s'en débarrasser. »D'un geste sec, il détendit son bras et la lame parcouru la moitié de la pièce en sifflant. Droit sur l'homme qui n'avait pas encore réagit. Il serait bien trop tard pour cela. Tuer Et espérer que sa réaction soit à l'ampleur de la révélation. Il connaissait son passé. Kalhan Xénia Grande gueule traumatiseuse de nouveaux en chef » Messages 4011Date d'inscription 13/08/2009Age 30Feuille de personnageAge de l'humain 19 ansPouvoir Psychokinésie Peut tout faire par l'espritRelations Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Mar 29 Juin - 1949 Si tu veux pouvoir supporter la vie, sois prêt à accepter la mort ! » J’hésitais, devant le silence d’Aaron. Était-il muet de peur ?Son regard me démentis et je compris. Ses yeux sans émotions. Il était résigné. Il était prêt lui aussi. J’aurais tant voulu qu’il ne soit pas là. J’aurais voulu ne jamais voir ses yeux habituellement si brillant devenir si … froid. Je me rendis soudain compte qu’il y avait bien des choses que j’ignorais sur lui. J’aurais voulu mieux le connaitre. Le temps me manquait alors que j’avais l’impression de lui faire des adieux. Le sentiment d’urgence lié à la présence du tueur s’accentua. Aaron…De sa main, il chasse une mèche de mes cheveux, tenta même de sourire. Ce que j’étais devenue incapable de faire à cet instant. Aaron… Ne meurt pas. Promet le moi… Je serais à côté de toi Kalhan, tu n'es pas seule. Ne me sous-estime pas à ce point.. » murmura-t-il d'une voix je n’eus pas le cran de le lui demander. Comment pouvait-on demander à quelqu’un de ne pas mourir ? Ça ne dépendait pas de lui. C’était une promesse impossible à tenir. Impossible à demander. Ne meurt pas Aaron. J’aimerais ne pas te sous-estimer mais mon cœur se serre en pensant à ce qu’il pourrait t’arriver. Je ne veux pas que tu souffre. Je ne veux pas que tu meurs. Je ne veux pas que tu sois là… mais tu l’es. Et tu reste à mes cotés. Malgré tout ce que tu sais. Et tu t’éloigne de moi, non pas assuré mais avec l’aisance de quelqu’un qui sait. Qui sait qu’il est prêt. Qui sait ce qu’il peut se passer. Qui l’a accepté. Ne meurt pas… Aaron…Qu’allions nous faire maintenant. Je ne cessais de penser à lui. Si jamais il lui arrivait quelque chose…* Tu sais ce que tu dois faire pour le protéger *Je le sais. Je le sais et déteste cette idée. Je voulais continuer de penser. De penser à lui, Aaron. Comme si penser était réconfortant. Comme si ça pouvait m’aider….Mais c’était tout le contraire. Je ne devais plus rien penser. Ne plus réfléchir. Agir. Calme. Prête. Atteindre ce niveau de conscience ou rien ne m’échappe. Rien ne peut briser mes réflexes. Cet état où je ne suis qu’une machine. Une machine au service d’un ordre. Un seul ordre. chacun des pas d’Aaron que je suivais du coin de l’œil, je m’efforcer de l’oublier. A chaque instant de ma vie, je sentais le pouvoir rugir sous ma peau. Prêt à se déchainer. Il suffisait de le libérer. Non, doucement. Comme je l’ai appris. A Naples. Comme on me l’a enseigné, à coup de fouet. Laisse s’écouler le pouvoir, atteindre cette conscience… conscience de toute chose. Comme si une main invisible se rependait dans la pièce, effleurant chaque étagère, chaque livre, l’englobant, l’enserrant avec douceur. Ashkane plus brillant que tout dans cette noirceur était le seul que je m’efforçais de ne pas toucher. C’est quelque chose de très étrange que de toucher son âme avec son pouvoir. Ashkane, à mes cotés, ne quittais pas un instant le tueur des yeux. Il était très étrange de voir à quel point il pouvait être trouillard pour de petite chose… et comment il était prêt à tout quand s’en valait la peine. Il était prêt lui aussi, surement plus que moi. Il avait la Haine.* Gaïa chérie, tu peux surveiller son daemon ? Si c’est quelque chose de trop gros je me ferrais un plaisir de te le tenir pendant que tu en fais ce que tu veux *Lentement, lentement, les sentiments me quittent. Plus rien ne compte. Juste lui. Lui, l’autre, les daemons. Des pions sur mon échiquier. Un jeu, rien qu’un jeu. Rien ne compte je ne suis plus s’immobilisa. Je ne le vis pas de mes yeux. Ce fut plutôt comme une impression. Comme lorsque l’on a un pressentiment. Le fait s’installa dans mon esprit grâce à mon pouvoir et non grâce à mes yeux. En revanche, se fut mes yeux qui virent l’Homme se tourner vers moi. Son sourire. Sadique. Était-il fou ? Était-ce un psychopathe ? Quelque chose ne tournais pas rond chez lui, mais ce n’était pas de la folie. C’était un professionnel et cette simple idée même le rendait monstrueusement plus dangereux. Il avait des yeux gris lui aussi… Aaron… Naples est il si loin que tes sentiments te seraient revenus ? Est-il seulement au courant que tu ne ressens absolument rien pour personne ? J'en doute vu la flamme dans ses yeux... Soyons équitable Kalhan, tu as raison. Toi aussi bien que moi savons que nous n'avons pas besoin d'armes aussi futiles que ces lames. Alors.. autant s'en débarrasser. »Le choc. Simple. Terrible. Comment ? Pourquoi ? Où ? Qui ? Tant de questions explosèrent dans mon esprit. J’étais plus que déconcentrée j’étais… à sa vis son bras se détendre à une vitesse folle et sa lame voler comme une flèche. Un jet de mort si bien lancé, si bien dirigé. Tout droit sur … NON .La lame tranchante s’arrêta net à quelques centimètres d’Aaron. In extremis. Oh mon dieu…Le choc, la surprise, l’horreur... la lame vibra prête à reprendre sa course… avant de tomber sur le sol avec un bruit à glacer le sang. C’avait était si juste. Il aurait suffit de si peu. Si peu Aaron… pardonne moi, je ne mérite pas ta confiance. Je ne mérite pas de te paroles du tueur m’avaient sonnée. Je n’avais pu m’empêcher de croiser le regard d’Aaron. Il savait bien des choses. Il savait ce que j’avais subit, que par cela je ne sentais ni douleur ni peur… mais pas tout les crimes que j’avais commis, il ne savait pas de quoi j’étais responsable. Qu’avait-il pu lire à cet instant dans mes yeux ? Je l’ignorais moi-même. Aaron s’il te plait, crois moi. Ne l’écoute pas. Ne l’écoute pas Aaron…Dans un second temps, le geste de cet assassin. Cet homme qui avait voulu tuer Aaron. Mon ami… Ce geste avait ravivé ma colère, in extremis, et cela avait suffit. Comme un électrochoc j’avais pu me ressaisir et arrêter la lame avant qu’il ne soit trop tard. Mais il s’en était fallu de si peu. Il recommencerait. Tout ceci m’avait figé. J’étais tendue à craquer. Ses paroles avaient faillit me faire reculer sous le choc mais la colère m’avait maintenue sur place. A présent qu’Aaron est sauf, toutes les questions, les interrogations, les incompréhensions me revirent. La colère s’empara de moi. Ne jamais attaquer dans la colère. Ne jamais ce précipiter… mais c’était si tentant. J’aurais voulu lui faire payer ce qu’il venait de faire ! Mais je ne devais pas oublier ce qu’il venait de dire. La rage gonflait ma gorge alors que je serrais les dents pour ne pas crier. Je m’entendis demander de ma voix vide et qui pourtant semblait appeler le sang Qui es-tu ? Comment connais-tu mon nom ? Comment sais-tu pour Naples ? »A chacune des questions, ma voix avait augmentée de volume. Je due me taire pour ne pas crier. Je mourrais d’envie de savoir qui il était. Comment ? Pourquoi ? Qui ? Ou ? Quand ? Il n’était plus question de me calmer. Je devais savoir. Je dois savoir !!! COMMENT SAIS-TU POUR MOI !!! »La question eut des airs d’accusation. JE TE HAIS ! SIMPLEMENT PARCE QUE TU SAIS !Dernière édition par Kalhan Xénia le Mar 10 Aoû - 1835, édité 1 fois Aaron Dwayne ...ou comment être un Feu Follet sur pattes \o/ » Messages 4008Date d'inscription 07/08/2009Age 29Localisation Entre les lignes de son Histoire Feuille de personnageAge de l'humain 28 ans =PPouvoir Déclenche des Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Lun 5 Juil - 122 Une présence. Froide et brûlante à la fois. Centrée et partout à la fois. Aaron sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque et un frisson lui parcouru la colonne vertébrale. Instinctivement, il se ferma, sentant que quelque chose, ou quelqu'un, caressait du bout des doigts ses pensées, ou quelque chose approchant. Si jamais l'Ombre... Gaïa le contredit, ses yeux noirs braqués sur Kalhan. Elle n'était pas touchée et le changement d'attitude de la jeune fille lui disait qu'elle était la cause de cette impression. Aaron se détendit immédiatement et se reconcentra sur l'homme en face. L'assassin le suivait des yeux sans bouger le reste de son corps. Ces yeux gris.. il avait l'impression de voir les siens dans une glace. Mais il n'était pas l'Ombre. Gaïa lui interdit fermement de le penser. Il acquiesça mentalement et se contenta de lui rendre son regard. Narquoisement, il sentit un sourire caché rendre leur brillant naturel à ses yeux. Si ses lèvres ne bougèrent pas, l'autre le capta tout de même. Il détourna alors les yeux, un sourire énigmatique aux lèvres.* Gaïa chérie, tu peux surveiller son daemon ? Si c’est quelque chose de trop gros je me ferais un plaisir de te le tenir pendant que tu en fais ce que tu veux * * Compte sur moi Ash.. J'attend que c'te saloperie sorte de sa serrure et ce crétin arrogant va ravaler sa superbe, crois moi. * répondit Gaïa avec une rage de vaincre intense. Aaron sentit sa fierté pour elle remonter d'un cran, si c'était encore mots, des paroles, autant de lames tranchantes lancées dans les airs, fendant l'espace et le temps sans mal. Chacune visant à toucher Kalhan. A la toucher. Au cœur. Ressens absolument rien. De quoi parlait-il ? De toute évidence il ne connaissait pas Kalhan, Aaron en était persuadé. Elle était si souriante, si vive, si chiante parfois même ! Comment pouvait-elle ne rien ressentir et jouer si bien la comédie ? Il y avait dans les mots de l'Ombre une calme certitude et ses mots planaient avec la simplicité de la vérité. Mais il mentait. Aaron en était persuadé. Ses yeux. Voilà qu'il parlait de lui. Ce simple ses» dans sa bouche glaça l'âme du pion. Il parle de moi. Ce barge parlait de lui. Ça faisait froid dans le dos. Il serra plus la garde de son couteau et ses yeux dérivèrent vers Kalhan, histoire de voir quand elle éclaterait de rire pour dénier ce prétentieux. Il lui tardait de voir l'Ombre devenir blême, de voir ses poings se serrer de rage et sa mâchoire se contracter pour qu'il n'explose pas directement. Il tourna la tête. Trouva une Kalhan blême. Touchée. Ses épaules descendirent alors qu'il sentait son incompréhension monter. Quoi ? Qu'est ce qui se passe Kalhan ? C'est pas vrai ? Hein que c'est pas vrai ? Ne l'écoute pas, il ne raconte que des conneries. Je sais comment tu es, tu n'es pas ce qu'il raconte. C'est qu'un fou, un connard de timbré qu'il faut simplement interner. Ou éradiquer. Un sifflement lui fit tourner les yeux. L'acier rencontra l'acier. Le temps d'ouvrir grand les siens de surprise, la lame filait toujours vers sa gorge. On raconte que dans ces moments là, sa vie passe devant ses yeux. Mais tout ce qu'il était capable de voir c'était cette putain de lame qui viendrait se planter dans sa pomme d'Adam, le clouerait comme un insecte sur le bois de la bibliothèque. Pas le temps d'esquiver, pas le temps de tendre la main pour qu'elle vienne s'empaler dans sa paume. Il allait mourir. C'était aussi con que ça. Dans le millième de seconde qui le séparait de l'impact, il se dit que c'était impossible. Qu'il ne pouvait pas mourir aussi bêtement. Il ne pouvait pas laisser Kalhan comme ça, seule face à cette abomination de la nature. Un battement cil, un battement de cœur, un souffle qui s'échappe de ses lèvres, le cri de Gaïa. Et la yeux fermés et la main serrant aussi fort qu'il le pouvait sa lame, Aaron attendit l'impact qui ne vint jamais. Ses iris se posèrent sur la lame qui s'était arrêtée à quelques centimètres de sa gorge et qui volait paisiblement dans les airs. Il eu l'impression qu'on avait appuyé sur un bouton pause, jeta un œil à Kalhan qui avait l'air terrifiée. Aaron souffla aussi doucement qu'il le put, déglutit difficilement. La vache, c'est pas passé loin. La jeune fille, elle, avait l'air prête à exploser de rage. Littéralement. Elle venait de lui sauver la vie et, le choc passé, s'emplissait d'une colère sans fin envers l'Ombre qui avait l'air de s'amuser. Dans un bruit métallique, la lame retomba à terre. Qui es-tu ? Comment connais-tu mon nom ? Comment sais-tu pour Naples ? »Sa voix était terrifiante de vide. Si elle criait, ayant du mal à contrôler sa rage, Aaron sentait bien à quel point une noirceur s'emparait d'elle. Il ne l'avait jamais vu comme ça. Bêtement, il se demanda si il connaissait réellement Kalhan Xénia. Arrête ça Aaron ! C'est exactement ce qu'il veut ! Te faire douter ! Tu sais qui est Kalhan, c'est ton amie, pas un monstre ! » Il secoua la tête, refusa de se laisser manipuler de la sorte. Mais la jeune fille balaya les maigres certitudes qui l'avaient habité. Ainsi donc l'Ombre avait raison ? Impossible. Complètement impossible. Aaron ne put s'empêcher de crier à son tour. Non ! » il secoua la tête en fixant Kalhan. Tu n'es pas ce qu'il dit Kalhan ! Si c'est ce qu'il pense alors il ne te connait pas ! Tu aime Ashkane, tu aime cette université, tu aime ses élèves ! Tu ressens Kalhan, il est complètement fou ! Ne te laisse pas avoir par ce qu'il dit ! C'est faux, complètement faux. Pense à Lindwuën. Pense à Alec.. »Il se baissa pour ramasser la lame de l'Ombre, lança sa propre lame, l'attrapa de sa main gauche alors que la droite prenait le poignard. Se redressant vivement, une moue rageuse au visage, Aaron brandit l'arme dans la direction de l'homme pour appuyer ses paroles. Peu importe ce qu'il s'est passé à Naples, ça ne compte plus, c'est le passé Kalhan ! » il ne savait pas de quoi il parlait mais y croyait vraiment. Je ne sais pas ce qu'on a pu t'y raconter, si des hommes comme lui t'ont dit que tu n'avais aucune émotion, jusqu'à ce que tu y crois, c'est faux, ne les crois plus. Libère toi de ça Kalhan ! C'est un poids mort que tu traine depuis trop longtemps. »Qui lui collait à la peau, lui faisait faire des cauchemars, manquait de la tuer à chaque fois que son pouvoir lui échappait. Il l'avait entendue plusieurs fois crier pendant son sommeil, s'il n'était pas entré c'était parce que il savait que Ashkane veillait sur elle, mieux qu'il n'aurait pu le faire. Et qu'il aurait surement été tué par son pouvoir immense rien qu'en mettant un pied dans la pièce. Elle s'en voulait suffisamment naturellement pour qu'il ajoute sur sa conscience sa propre mort. L'OmbreMessages 36Date d'inscription 09/06/2010Feuille de personnageAge de l'humain Une trentaines d'annéesPouvoir Se désintègre en Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Sam 10 Juil - 1534 Contrôle toi. Garde le contrôle. Impassible, mystérieux, impossible à saisir, terrifiant. L'Ombre ne put cependant retenir le sourire qui lui montait irrésistiblement aux lèvres. Ni le frisson délicieux qui remonta le long de sa colonne vertébrale. Kalhan réagissait. Kalhan. Retenait sa rage. Sa propre euphorie lui sauta au visage et il s'efforça de la contenir. Le Suiveur lui lança un regard inquisiteur, intéressée par la lumière de satisfaction qui éclairait les yeux gris de son maître. Il n'avait pas bronché lorsqu'elle avait stoppé sa lame, sauvant l'homme par la même occasion. Une simple moue de déception avait fait bouger ses lèvres. Peut être avait-il une quelconque utilité dont elle ne voulait se passer ? C'était, à son avis, plus une question d'honneur. Si elle s'était mit en tête de garder l'autre en vie il était légitime qu'elle s'y tienne. Dommage, dommage.. Maintenant elle fulminait de rage. C'était jouissif. Complètement jouissif de la voir sortir de ses gonds si facilement. Il ne doutait pas que jamais elle eut craqué de la sorte, pas après sa formation plus que rigide. Qui sait, c'était peut être la première fois qu'elle ressentait la colère à ce point, et avec elle une pointe d'effroi. L'Ombre ricana intérieurement. C'était tellement facile, il était un peu déçu. Mais le combat qui avait lieu dans la tête de Kalhan était au moins aussi intéressant que celui qui aurait lieu sous peu. L'homme se mit alors à protester. L'Ombre soupira en sentant un sourire narquois lui monter aux lèvres. Quel crétin. Plus mièvre tu meurs. Il ne doutait pas que Kalhan allait l'ignorer, toute à sa colère. Se déplaçant légèrement à droite dans un geste fluide, l'homme esquissa un mouvement de la main qui chassa tous les arguments futiles de l'autre. Paisible assurance de celui qui sait. Qui croit en lui. L'assassin s'autorisa un rire bref et ses yeux étincelèrent d'amusement. Alors tu n'as vraiment rien dit ? Ces gens qui tu côtoie depuis quelques temps te connaissent encore moins que moi, c'est... dérisoire. » il lança un regard méprisant à l'humain. Ou alors sont ils assez stupide pour être aussi aveugles que celui ci ? »Le Suiveur regarda son maître s'approprier toute l'attention de la pièce, en profita pour se faufiler entre les rangées de livres épais, chuchotement sombre entre les autres. Si on l'entendait on l'associait aux vieux craquements qui habitaient les bibliothèques aussi vieilles. Elle appréciait l'odeur entêtante du papier mâché, de celui trop vieux pour être tourné sans risquer de le briser d'une infime torsion, l'odeur puissante de la reliure en cuir de certains ouvrages et la simple odeur de poussière qui appelait à un silence éternel. Vrombissant de joie, elle se coula derrière un fin rideau qui empêchait les livres de se couvrir de poussière, s'approcha plus encore de l'oiseau. Celui ci toisait d'un œil suspect la serrure de laquelle elle s'était échappée plus tôt. Un sourire narquois se dessina dans la noirceur de sa fumée, Le Suiveur se dit qu'elle était complètement aveugle et désarmée face à sa puissance. Certitude sans fin du prédateur implacable et jamais vaincu. Elle eut presque envie de se faire remarquer, juste histoire de venger son humain pour ce que le pachyderme poilu lui avait fait ressentir auparavant. Captant cette pensée, l'Ombre eut un sourire carnassier pour le Ligre, continua tranquillement. Kalhan, Kalhan.. Tu es meilleure comédienne que j'ai jamais pu l'être surement. S'intégrer si aisément à la population et les rendre aussi dépendants de ta volonté.. C'est du joli travail. » le compliment venait, non pas du coeur car il n'en avait pas à proprement parler, mais de sa raison. Il le pensait vraiment, était vaguement intéressé. Regarde le, il me ferait presque pitié si j'avais une idée de ce que ce mot signifie pour les autres. Tout ce que m'inspire cette abomination qui regorge d'émotions toutes plus sales les unes que les autres c'est du dégout. Et passablement l'envie de l'éradiquer également.. » remarqua-t-il d'une voix pensive. Des étincelles s'allumèrent dans ses yeux. Que dirais-tu de t'en charger avec moi ? Allons Kalhan, ne fais pas cette tête, nous savons tous les deux à quel point ça te manque.. Toi ! Humain.. baisse ta lame, tu pourrais te blesser.. »Tout en finissant sa phrase il se rapprocha, mi fumée mi homme, plus rapide que l'oeil humain. Il s'arrêta un quart de seconde plus tard près de l'homme, caressa du bout du doigt la lame de son poignard, presque amoureusement, et vrilla ses yeux gris dans ceux, identiques, de l'homme. Mépris. L'autre réagissant immédiatement d'un revers de lame, il devint fumée là ou il frappait, éclata d'un grand rire sincère et recula d'un pas sans se presser. Il ne l'aurait jamais de toute manière, n'aurait même pas besoin de tirer sa lame. Haha, il m'amuse vraiment celui la , c'est pour ça que tu l'as empêché de rejoindre plus vite ses ancêtres ? Dans tous les cas tu ne lui as fait gagner que quelques minutes, ma chère. » tirant sa lame, les yeux brillants, il passa sa langue sur ses lèvres sèches. Car en entrant dans cette pièce il était certain qu'il n'en ressortirait pas. Du moins, pas avec son âme. Aahh la chaleur qui s'échappe d'un corps fraichement nettoyé de la salissure de son âme, c'est un moment.. exquis. J'ai hâte de voir la tienne s'en aller à jamais. » il fit un pas brusque en avant pour effrayer l'autre, s'arrêta en levant un doigt, narquois. Ne résiste pas, ça risquerait d'être plus long et douloureux. » Kalhan Xénia Grande gueule traumatiseuse de nouveaux en chef » Messages 4011Date d'inscription 13/08/2009Age 30Feuille de personnageAge de l'humain 19 ansPouvoir Psychokinésie Peut tout faire par l'espritRelations Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Mer 21 Juil - 1233 Ashkane eut un léger sursaut quand Gaïa lui répondit. La petite daemon était en fureur et malgré sa taille son courage et sa rage était au moins aussi immense qu’Ashkane en chair et en poil. Le ligre s’en trouva ravi. Il adorait tellement Gaïa. Si jamais il lui arrivait quoi que ce soit, il serait capable de se jeter toutes griffes dehors sur l’homme, l’assassin. Qu’il ait ou non un daemon. Qu’il nous fasse mal ou non. Il serait prés à tout. Comme je serais prête à tout pour Aaron. Ça va de paires n’est ce pas ? Les sentiments des humains et ceux de leurs daemons. Pour nous c’était bien réussit. Même si pour le moment. Ashkane m’en voulait toujours…Le calme, la concentration, l’omniscience. Tout avait disparu. Disparu en une phrase, un mot. Naples. Comment… Comment. L’ombre avait parlé si simplement que ses mots étaient plus terrible encore. Si terriblement vrai. Ma fureur à coté semblait bien dérisoire. Bien inutile car l’ombre avait parlé. Il avait dit une vérité que même la meilleur comédienne ne pourrait cacher car on savait au fond de soi, au son de sa voix, que ça ne servait à rien de ce le nier. Il avait raison. J’aimerais te dire Aaron que c’est faux… Sans le vouloir, mon regard ce tourna vers lui. Avait-il comprit ? Allait-il me prendre pour un monstre ? Non, pas encore, il était concentré sur autre chose. Une certaine lame qui avait manqué de peu de lui ôter la vie. Ce que je n’avais pas permit. Mais de justesse, et cela me une part de doute c’était emparée de lui à ce moment, je venais très probablement de la renforcé en laissant ma rage se déverser dans mes paroles. Je n’avais pas totalement perdu le calme, le vide de sentiment dans lequel je m’étais réfugié. Et cela donnais un aspect plus terrible encore. J’en revenais à lui, l’Ombre ainsi qu’on le surnomme, l’assassin. Lui qui a fait tant de dégât. Lui que je hais, parce qu’il sait. J’aimerais te faire souffrir comme je ne l’ai encore jamais fait, tu vas voir ça va être d’enfer !Un cri, une voix, détourne mon attention Non ! Aaron…Mon ami semblait en proie à quelques tourments, comme une décision difficile à prendre ou plus réaliste, quelque chose qu’il ne voulait pas admettre. Tu n'es pas ce qu'il dit Kalhan ! Si c'est ce qu'il pense alors il ne te connait pas ! Tu aime Ashkane, tu aime cette université, tu aime ses élèves ! Tu ressens Kalhan, il est complètement fou ! Ne te laisse pas avoir par ce qu'il dit ! C'est faux, complètement faux. Pense à Lindwuën. Pense à Alec..[/color] »J’aime… Oui j’aime. Mais depuis quand ? 1 an à peine que je suis ici ? Ce ne serait pas suffisant pour réparer le mal que j’avais causé. J’étais arrivée, sans rien ressentir, c’est vrai. Alec… c’était lui. Lui le premier qui m’avait redonné un cœur, qui l’avait fait battre à nouveau. Aimer, détester… la compassion, la joie… Il m’avait redonné tant et peu à peu j’étais redevenu humaine, capable de ressentir. Mais deux sentiments encore m’échappaient. Peut-être les principaux ? La peur et la douleur bon on dira que Wolf a faillit crever plus tard lol. Tu ne savais que ça Aaron, que je n’avais ni peur ni mal. Mais tu ne m’avais jamais demandé pourquoi j’étais ainsi. A l’époque je n’étais pas prête à en parler. Comment dévoiler un si noir passé à quelqu’un que je connaissais à peine ? Mais à présent ? A présent tu as le droit de me connait. Il me connait et il sait ce qu’il dit. Ce n’est pas faux. C’en est même très loin. Mais lequel d’entre eux ce trompe le plus ?Le regard toujours fixé sur Aaron je le vis manier les deux lames avec une dextérité que je ne lui connaissais pas. Ainsi, je l’aurais bel et bien sous estimé. Je n’étais finalement pas la seule à ne pas tout connaître de mes amis… si maigre et si dérisoire consolation. La rage d’Aaron sembla amplifier la mienne. Il faut que je me calme, il faut que je sache. Peu importe ce qu'il s'est passé à Naples, ça ne compte plus, c'est le passé Kalhan ! Je ne sais pas ce qu'on a pu t'y raconter, si des hommes comme lui t'ont dit que tu n'avais aucune émotion, jusqu'à ce que tu y crois, c'est faux, ne les crois plus. Libère toi de ça Kalhan ! C'est un poids mort que tu traine depuis trop longtemps. »- Ce n’est pas aussi simple que ça. Ma voix, si vide, si morte me surpris moi-même. Je ne la reconnaissais pas. Les mots cassèrent à la fin de la phrase. Non ce n’était pas le moment de lui Dis-lui - Ash tais-toi ! Ne fais pas ça Ash, je sais que tu m’en veux mais ne me trahis pas. Laisse-moi décider…Notre mésentente en resta là pour l’instant, car l’Ombre avait bougé, son rire bien que très bref avait éclaté dans la grande salle sombre et poussiéreuse. Répondant aux paroles d’Aaron. Ne craque pas, ne lui fais pas ce plaisir ! Je te dirais tout mais pas maintenant, ait foi en moi s’il te plait. C’était la première fois que je demandais ainsi à quelqu’un de me faire aveuglément confiance. Mais seul mon cœur priait car les mots ne franchissaient pas mes lèvres. Les yeux de l’Ombre pétillaient. Putain ce connard s’amuse bien ! Chacun de ses gestes étaient calculé, précis, parfaitement pensé. Il n’était pas n’importe qui. Il avait confiance en lui. Et son assurance n’était pas finte. Il savait parfaitement à quoi il s’exposait car il savait tant de choses sur moi ! Il connaissait ma formation à Naples. Ce qu’on m’avait fait et ce que j’avais fait. Ce que j’étais devenue, machine de mort insensible. Il savait aussi qu’il n’aurait pas besoin de lame avec moi, il connaissait mon pouvoir. Merde mais qui est-ce ?En tant normal je me serais attendu à entendre la voix de mon ligre lancer il n’as pas de chapeau » ou il ne porte pas de lunette » jouant véritablement au qui est-ce ». Peut-être même l’aurait-il véritablement fait si nous ne nous étions pas disputés un instant plus tôt. Sa colère gonflait avec la mienne. * Tu vas lui dire ** Non pas maintenant ! *Le grand ligre, qui était en avant de moi, tourna son immense gueule dans ma direction. Ne me fais pas ça. Ne me trahis pas Ashkane… Alors tu n'as vraiment rien dit ? Ces gens qui tu côtoie depuis quelques temps te connaissent encore moins que moi, c'est... dérisoire. Ou alors sont-ils assez stupide pour être aussi aveugles que celui ci ? »Le simple fait qu’il regarde Aaron, lui accorde de l’attention, le méprise surtout, me mettais hors de moi. Si tu touche à un seul de ses cheveux… Kalhan, Kalhan.. Tu es meilleure comédienne que j'ai jamais pu l'être surement. S'intégrer si aisément à la population et les rendre aussi dépendants de ta volonté.. C'est du joli travail. » Je serrais les dents, prêtes à exploser véritablement. S’ils l’avaient pu, mes yeux auraient lancé des éclairs. Mais je veux savoir ! je veux savoir ! Ne prononce pas mon nom ! Regarde le, il me ferait presque pitié si j'avais une idée de ce que ce mot signifie pour les autres. Tout ce que m'inspire cette abomination qui regorge d'émotions toutes plus sales les unes que les autres c'est du dégout. Et passablement l'envie de l'éradiquer également.. » Je n’avais que trop souvent entendu ce discourt. Non, je ne veux pas y retourner. Pas à Naples ! Je ne veux plus y penser ! Ne me parle plus de ça ! Que dirais-tu de t'en charger avec moi ? Allons Kalhan, ne fais pas cette tête, nous savons tous les deux à quel point ça te manque.. Toi ! Humain.. baisse ta lame, tu pourrais te blesser.. »Me manquer ? Non ! Jamais plus je ne le referais, j’ai changé. J’AI CHANGE ! Ne me parle pas ! Tais-toi ! Je ne veux plus entendre parler de ça ! Tu fais parti du passé ! J’ai changé, j’ai changé…Je répétais inlassablement cette phrase dans ma tête comme pour m’en convaincre. Après tout… était-ce bien le cas ? Avais-je vraiment changé ? Oui, non ! Étais-je si différente ? Non, Oui !Je ne sais pas… peut-être au fond suis-je là même… peut-être qu’au fond c’était ça mon destin. Je me disais que je devenais celle que je j’aurais du être mais je l’étais déjà non ? Peut-être, peut-être… je suis comme ça non ? Au fond ? Est-ce que je joue la comédie ? Mes sentiments pour Aaron et tout les autres, sont-ils vrai ou est-ce un simple reflet de mes désirs. Vouloir être accepté. Oui peut-être, peut-être… les embobiner, leur faire croire… que je ne suis pas. * Kalhan ! *Je m'aperçus que j’avais soudain baissé la tête. Les épaules les bras, mon arme. Comme-ci j’avais abandonné. Abandonné avant d’avoir commencé. Quelle honte, aussi bien au présent qu’au passé. Les ordres de mon maitres battent à mes oreilles, ne jamais reculer, ne jamais hésiter. Hésiter… ne jamais se laisser le choix, ne jamais parler avec des si »… hésiter !L’Ombre n’était plus dans mon champ de vision. Il n’était plus à l’endroit où il se trouvait une fraction de seconde plus tôt. Hé bien hé bien… Non il n’était pas bien loin. Il était juste là… à coté d’Aaron. Ce nom ne me fit ni chaud ni froid. J’aurais aussi bien pu dire à coté de l’étagère ». On s’en fou. L’Ombre est là. Une telle assurance émane de lui. Comme au bon vieux temps, ah oui oui oui…et son arme qu’il caresse tendrement. Tiens c’est dommage je n’avais jamais eu d’arme à dorloter. J’étais l’arme… Les deux hommes se fixèrent, leurs yeux étrangement semblables. Tiens… Si semblables et si différents à la fois. Ah c’est beau… Une lame se leva et l’Ombre disparu en fumée là où elle aurait du entamer la chair… Très intéressant. Le rire de l’ombre me fit sourire. Je me rendis compte que j’étais restée betement plantée à quelques distances d’eux, la tête penchée sur le coté observant la scène si lointaine. Les yeux plus vides que jamais. Tiens je n’avais même pas eu à me forcer, c’est génial. J’avais l’impression de flotter. Comme si rien ne me rattachais à cette terre, pas même Ashkane bouillant de rage à mes cotés. Haha, il m'amuse vraiment celui la , c'est pour ça que tu l'as empêché de rejoindre plus vite ses ancêtres ? Dans tous les cas tu ne lui as fait gagner que quelques minutes, ma chère. »Pas de réponse. Pas besoin. L’heure viendra. Car en entrant dans cette pièce il était certain qu'il n'en ressortirait pas. Du moins, pas avec son âme. Aahh la chaleur qui s'échappe d'un corps fraichement nettoyé de la salissure de son âme, c'est un moment... exquis. J'ai hâte de voir la tienne s'en aller à jamais. » Hum… * Kalhan ! * Ne résiste pas, ça risquerait d'être plus long et douloureux. »- Attends ! Enfin, je m’anime. Telle une automate, machine, machine à tuer. Je m’approche à pas lent. Attendez, attendez-moi. - Je veux participer voyons ! Ce n’est plus la même voix qu’au début lorsque je faisais exprès de le provoquer. Non celle là a disparu. Celle-ci est vide, sans aucun ton discernable sauf peut-être du sadisme à l’état brut. La perfection sanguinaire. * Tu joue un jeu bien trop dangereux ! Arrête ça ! ** Mais je ne joue pas Ashkane ^^ ** Arrête ça ! Ne t’aventure pas dans cette voie ! ** Silence, j’aimerais travailler. *Cette dernière phrase si longtemps employé quand nous partions en mission et qu’Ashkane me cassait les pieds… le bon vieux temps… Je suis prêt d’eux maintenant, mais ce n’est pas l’Ombre que je regarde en premier. Non je m’adresse à Aaron - Tu sais bien des choses sur moi, mais tu n’as aucune idée de ce qu’on m’a fait, ni de ce que J’AI fais.* Ne fais pas ça ! **Cette fois je me tourne vers l’Ombre si proche. Si délicieusement proche. Une merveille. Et ses yeux gris si semblables à… ses yeux là…- J’aimerais que tu me dises toi, qui tu es et d’où tu me connais. Car tu connais mon passé mais rien de mon présent. Tu n’imagine pas, toi, ce que je suis devenue ici. Cette dernière phrase, ponctuée d’un sourire délicieusement sadique et mes yeux brulant d’un vide inquiétant. Je veux savoir. * Gaïa ? Tout va bien ? C’est le pied Ash ! le pied ! Aaron Dwayne ...ou comment être un Feu Follet sur pattes \o/ » Messages 4008Date d'inscription 07/08/2009Age 29Localisation Entre les lignes de son Histoire Feuille de personnageAge de l'humain 28 ans =PPouvoir Déclenche des Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Jeu 22 Juil - 2231 Ce n’est pas aussi simple que ça. »Aaron perdit son équilibre, comme si la simple phrase de Kalhan l'avait bousculé. Ses yeux gris ne lâchant pas l'Ombre des yeux, sa concentration était toute entière à Kalhan. Même s'il refusait de la regarder, comme si il pensait avoir mal entendu. Ses yeux se troublèrent légèrement et ses doigts se raffermirent autour de la garde de chaque lame. Non. Nan, c'est pas ce que tu crois, tu as mal entendu, c'est l'autre qui brouille tout autour d'elle.. Dis-lui » assena Ashkane comme un marteau sur une enclume Ash tais-toi ! »Un frisson remonta le long de la colonne vertébrale du jeune homme et ses yeux divaguèrent lentement vers l'étudiante qui le fixait. Il fronça légèrement les sourcils, lui demandant du regard qu'est ce qu'elle voulait taire. Qu'est ce que tu me cache Kalhan ? Gaïa s'agita sur son étagère, sentant que quelque chose n'allait pas. En plus du fait qu'un assassin était en passe de les tuer, certes, mais cette fois ça venait de Kalhan. Ash n'était de toute évidence pas d'accord avec elle sur un point et vu le ton sur lequel elle l'avait rabroué.. Ça ne sentait vraiment pas bon. Elle percevait de son perchoir la colère vibrante du daëmon. Sentant sa propre rage monter en elle, Gaïa la retint dans un juron et se rembrunit. Si il y avait quelque chose à détester en cet instant c'était l'Ombre, et pas sa moitié ! Puis, l'Ombre se remit à parler, balayant les grandes phrases d'Aaron avec une assurance méprisante. Le pion eut l'impression qu'il grandissait en l'écrasant par la seule force de ses mots, sentit son cœur pulser à l'intérieur de sa poitrine comme si il se recroquevillait sur lui même. Aaron serra les dents et assura de nouveau sa prise, sentant un filet de sueur froide glisser le long de sa nuque. Qu'il baisse sa lame ? Autant parcourir le Tartare avec une meute de titans déchainés à ses trousses ! L'homme lui dédia un regard brûlant de haine mais ne répondit pas. Sans pouvoir s'en empêcher, Aaron sentit ses yeux dériver du côté de Kalhan pour voir sa réaction quand il avait parlé de le tuer à deux. Bon sang ! Entendre parler de sa propre mort avec un tel détachement, comme si de toute manière il ne pourrait rien faire pour l'en empêcher. Il s'attendait à trouver une Kalhan révoltée, les yeux brillant d'une rage meurtrière, ou encore cette absence de sentiment dérangeante mais rien. Rien de tout cela. Le regard rivé au sol, la jeune fille avait baissé sa lame, baissé ses épaules. Abandon. Les pupilles d'Aaron s'agrandirent alors qu'il sentait sa propre peur prendre son envol. Merde. Merde ! Si Kalhan laissait tomber ils étaient foutus. Ressentant d'un coup une présence près de lui, l'homme tourna la tête et eut un mouvement de recul brusque, trouvant l'Ombre à un pas de lui. D'un revers de lame, il tenta de le blesser mais l'acier ne rencontra que du vide. Il avait réagit rapidement mais était sur d'avoir vu l'assassin caresser la lame bien avant qu'il ne bouge. Bon sang ! Comment pouvait-il bouger aussi vite ? Les deux regards gris s'entrecroisaient, se défiant silencieusement. Aaron sentit son sang se mettre à bourdonner à ses oreilles et évalua ses chances. D'après ce qu'il se rappelait de la position des meubles il lui restait trois ou quatre pas jusqu'à la prochaine étagère. L'Ombre sortit sa lame, recommença à cracher son venin avec amusement. Sa langue perfide passa sur ses lèvres et ses yeux brillèrent d'une joie sombre. Ne résiste pas, ça risquerait d'être plus long et douloureux. »D'un pas rapide en avant, comme s'il attaquait, l'Ombre fit reculer Aaron d'un pas instinctivement. Se maudissant pour sa bêtise, l'homme campa sur ses positions, jeta un œil à Kalhan qui observait la scène, un sourire dément aux lèvres. Aaron sentit son cœur se serrer mais il ne pouvait rien faire. Voir Kalhan comme ça, c'était ... terrifiant. Attends ! » bougeant enfin, elle se rapprocha des deux hommes, souple et féline. Prédatrice. Je veux participer voyons ! »* ASHKANE ! Ashkane, dis moi qu'elle fais semblant, dis le moi ou je te jure que je vous tue tous les deux ! * glapit Gaïa en sentant ses plumes se hérisser sur son ses yeux ébahis, elle vit son humain se décomposer. Lentement. Surement. Doucement, sa lame s'abaissa sans qu'il s'en rende compte. Kalhan... Il n'en revenait pas. Kalhan.. AARON ! AARON TA LAME ! » Mais il ne l'entendait pas. Ce n'était pas possible, pas Kalhan ! Pas sa Kalhan ! Non, c'était impossible, elle faisait semblant. Oui. C'était un piège dans lequel l'Ombre se précipiterait sans attendre, un piège si bien tendu qu'il manquait d'y tomber également. Les yeux bleus de la jeune femme vrillèrent les siens et il sentit ses espoirs se cacher derrière son cœur. Tu sais bien des choses sur moi, mais tu n’as aucune idée de ce qu’on m’a fait, ni de ce que J’AI fais. » elle se désintéressa immédiatement de lui pour en revenir à l'Ombre. Aaron entendit à peine ce qu'elle lui disait. Tout ce qu'il avait entendu c'étaient les mots qui lui étaient adressés. Ses bras s'affaissèrent lentement. Il ne pouvait pas menacer Kalhan d'une lame, pas maintenant qu'elle était à côté de l'Ombre. Du côté de l'Ombre. Brusquement, le monde s' avec lui la lumière qui avait toujours porté Aaron, plus haut, plus loin. Il réagit à peine lorsque Gaïa poussa un cri, sentant quelque chose l'attraper par derrière, réagit à peine quand ses lames glissèrent lentement d'entre ses doigts. L'OmbreMessages 36Date d'inscription 09/06/2010Feuille de personnageAge de l'humain Une trentaines d'annéesPouvoir Se désintègre en Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Ven 23 Juil - 2235 Faisant pivoter son poignet il entendit son os craquer, eut un sourire dément. L'autre n'en menait pas large, parfait. Il pouvait presque sentir sa peur, rien qu'en aspirant l'air lourd de la bibliothèque. Une autre flamme sombre attisa la folie de ses yeux gris et il eut un mouvement sec de la nuque, évoquant un rapace ayant vu une proie. Il regarda l'homme évaluer la distance qui lui restait comme retraite entre ses pieds et les étagères, une lueur d'amusement au coin des lèvres. Celui la il se ferait un plaisir de l'écorcher vif. Il avait tout l'air d'un de ces malheureux humains qui campaient sur leurs acquis, certains de leur supériorité face aux individus normaux. Dommage pour toi qu'il ait fallut que tu tombe sur un maître en la matière. Subitement, la douce voix aux accents tranchants de Kalhan retentit dans la pièce. Attends ! Je veux participer voyons ! »Sentant son sang faire un tour, l'Ombre tourna la tête vers elle, son esprit ayant totalement oublié l'homme qui lui faisait face. Son esprit seulement, car sa garde n'avait pas faiblit une seconde. Se rendant compte qu'il gardait sa lame tendue, l'Ombre ricana intérieurement et l'abaissa. Comme s'il avait besoin d'être vigilant avec un être aussi lent que celui la. Il regarda alors cette véritable merveille dressée qui s'avançait vers lui d'un pas comme accompagné de la mort même. Un frisson remonta le long de ses côtes et l'Ombre sentit un sourire carnassier lui monter délicieusement aux lèvres. Mais elle ne le regardait pas, fixait l'autre sans s'arrêter d'avancer. Tuer ? Ooh mais regarde la ma belle, elle a l'air tout à fait prête pour le faire seule, regarde moi cette merveille... elle est sublime. Un rire monta dans sa gorge quand elle rabaissa l'autre plus bas que terre mais il se tut, contenta de laisser ses yeux briller d'une avidité croissante. Ses yeux gris glissèrent sur son corps, de haut en bas alors qu'elle le dévisageait également. Féline, d'apparence si fragile pour un sale humain, mais plus forte que tous. Sauf lui, évidemment. J’aimerais que tu me dises toi, qui tu es et d’où tu me connais. Car tu connais mon passé mais rien de mon présent. Tu n’imagine pas, toi, ce que je suis devenue ici. »L'Ombre rangea sa lame d'un geste souple et l'acier frotta doucement le cuir de son fourreau. Il avait complètement oublié la présence dérangeante de l'autre. Un sifflement rauque s'échappa de ses lèvres et il passa son pouce sur celles ci, comme s'il réfléchissait. Les yeux brillants, il disparu une seconde dans un nuage de fumée et se rapprocha fébrilement de la jeune femme, se reformant à deux pas d'elle. Qui je suis ? Je suis l'Ombre et la Lumière, celui qui fait et qui défait, celui qui donne et qui enlève, qui nettoie ce qui a besoin d'être purgé. Qui je suis ? Tu le sais au fond de toi Kalhan.. » susurra-t-il, fier de son petit effet. Il haussa ses sourcils pourtant cachés par sa capuche. Raconte le moi Kalhan, qu'est tu devenue ? As tu beaucoup de ces petits hommes à tes trousses, qui croient avoir réussit à emprisonner une part de toi grâce à leur .. amour.. » le dégout avec lequel il prononça ce dernier mot montrait à quel point il en faisait fit. Ils croient avoir réussit à s'approprier le semblant de liberté qui t'anime.. mais à la vérité tu le sais autant que moi, tu n'es pas libre Kalhan. Tu as toujours été enchainée. Enchainée.. à Naples et à.. Lui. »Un grand sourire sadique étira ses lèvres alors qu'il faisait allusion à celui qui avait forgé ce que Kalhan était, au rythme de ses coups et du sang qu'il avait fait couler. Bougeant d'un coup sec ses doigts, le Suiveur passa immédiatement à l'attaque. Tel un serpent, elle ondula vivement entre les livres et se jeta sur l'oiseau, prenant au passage la forme véritable d'un reptile, crocs sortis. Ils entourèrent le pauvre petit animal coloré, le serrèrent et le Suiveur commença à tourner rapidement autour du daëmon pour lui faire perdre pied. L'oiseau cria. Le Suiveur rit joyeusement. Trop coloré. Noir maintenant. Très noir. Très peur. Oh oui, perdu ! Se parant d'un grand sourire tranchant, l'Ombre se décala de Kalhan au cas ou elle essaye de l'en empêcher. Nous avons beaucoup à nous dire ma belle.. » soupira-t-il en se mettant immédiatement en ses prunelles grises dans celles, identiques, de l'autre comme s'ils étaient deux poignards, l'Ombre imagina toute la scène dans sa tête, comme à chaque fois qu'il passait à l'action. Deux pas, élan, vitesse, surprise. Tranchant de la main sur poignet gauche, lame qui s'échappe, os brisés. Bloquer attaque bras droit bloquée de l'avant bras, repousser. Poing droit sur joue gauche, désorientation. Poing gauche sous menton, recul d'un pas. Appui sur pied gauche, monter dans airs, coup de talon au plexus solaire. Respiration bloquée, recul puissant, nuque s'écrase dans étagère, inconscience quasi instantanée. Incapacité à se relever avant plusieurs heures. Un sourire démentiel éclaira une seconde son visage et il se mit en mouvement. L'autre ne pouvait rien faire. Absolument rien faire. Aussi souple et félin qu'on puisse l'être, tout en retenant la puissance qui l'animait, l'Ombre passa à l'attaque, fulgurant et impitoyable. Les os du poignet de l'autre craquèrent et, comme il l'avait prévu, il tenta de lui planter la lame dans le cou. Mépris. L'Ombre para son coup, repoussa son bras et écrasa son poing sur la joue de l'homme. Tout n'était qu'un geste ample et maîtrisé. Continuant naturellement le mouvement, il lui décocha une gauche dans le menton, l'envoyant valser un pas plus loin. Comme il l'avait prévu. Dans la même oblique, il bondit dans les airs en tendant sa cheville gauche, détendit son pied droit qui alla s'enfoncer dans le plexus solaire de l'autre. Qui, le souffle coupé, alla s'écraser dans l'étagère derrière lui. L'homme s'effondra sur le sol avant d'avoir pu esquisser un geste et l'Ombre atterrit accroupit, son sourire disparu. Un bras tendu sur le côté, il se redressa souplement et se tourna pour être face à Kalhan. Proie.. » coula-t-il dans un sifflement. Nous avions à parler je crois. » déclara-t-il nonchalemment en effaçant d'un revers de main un pli sur sa dessus de l'armoire, le ricanement du Suiveur qui emprisonnait Gaïa raisonna dans les airs. Promesse. Kalhan Xénia Grande gueule traumatiseuse de nouveaux en chef » Messages 4011Date d'inscription 13/08/2009Age 30Feuille de personnageAge de l'humain 19 ansPouvoir Psychokinésie Peut tout faire par l'espritRelations Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Sam 24 Juil - 2215 Cette impression de sombrer inévitable. Cette impression de flotter au dessus de la vie. Ne me regarde pas comme ça Aaron, tu ne comprends pas je sais mais crois moi c’est mieux comme ça. Je ne mérite pas ton amitié, ni ta confiance, ni même que tu m’accorde un seul regard aussi inquiet, aussi surpris, déstabilisé. Je ne mérite rien de toi Aaron, parce que je ne suis rien. C’est peur dans ses yeux, au fond, tout au fond parce qu’il affiche un courage exemplaire. Cette peur là ne m’affecte pas. Plus rien ne m’affecte de lui, plus rien ne compte. J’en ai assez, j’en ai assez de mentir, de me cacher derrière de faux sentiments, derrière le masque de l’amitié. Ce n’est pas moi. Je ne suis rien, je suis à Lui. Il n’y a que lui qui puisse décider de mes actes, de mes pensées, de mon ? M’en fiche, c’est fini tout ça. Tout est noir, mon regard, mon sourire. Le sadisme, la violence, le meurtre, la haine. Tout ce mélange, tout ce confond. Mais je veux savoir, je veux comprendre. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais voilà, il faut que j’arrête l’Ombre, qu’il ne tu pas Aaron, pas encore. Pourquoi ? Mais j’en sais rien merde ! C’est comme ça c’est tout ! Je le fais et lui, semblait ravi. Intensément ravi de me voir réagir. Surtout pour renier Aaron, avec autant de facilité. Comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Peut-être allait-il enfin répondre à mes questions. Allez, dit moi ! L’Ombre et la Lumière ? J’aurais plutôt simplement dit Ombre car il n’apportait pas la lumière, seulement la mort. Au fond, j’aurais du savoir qui il était. Quelque chose me disais… que j’aurais du m’en rappeler mais je n’y arrivais pas. Tant pis. Je n’en tirerais sans doute pas plus de lui. Il ne me dirait pas s’il était devenu le nouveau joujou du maitre depuis mon départ. Ni rien. Raconte le moi Kalhan, qu'est tu devenue ? As tu beaucoup de ces petits hommes à tes trousses, qui croient avoir réussit à emprisonner une part de toi grâce à leur .. amour.. »- Un certain nombre oui… Pas un regard pour Aaron, pas la peine. Il n’est qu’un meuble dans le décor. Enchainée, enchainée à Lui, depuis toujours oui… mon maitre… Maitre vous me manquez tant…* ASHKANE ! Ashkane, dis moi qu'elle fais semblant, dis le moi ou je te jure que je vous tue tous les deux ! * * Je n’en sais rien ! Je te jure j’en sais rien ! *Ashkane lui-même aurait voulu que tout s’arrête, lui non plus ne comprends pas. Il ne comprend pas ce qu’il se passe en moi. T’es qu’un con Ashkane, t’a toujours était un con. T’as jamais rien compris. Tu as toujours fais semblant de croire, de comprendre ce que j’avais subit. Mais toi tu n’as rien eu. Tu te morfondais en pensant que c’était ta faute. E quand on m’a sorti de l’enfer pour m’entrainer, me forger, faire de moi une meurtrière, tu te disais que c’était bien après tout car nous n’avions rien en dehors et au fond tu as toujours aimé la puissance, la fierté, la force. Tu as toujours aimé impressionner les autres, quel hypocrite. T’es qu’un monstre, toujours à grandir pour être le plus grand, le plus féroce. Mais t’es qu’un con Ash. T’es qu’un con ! T’as toujours été comme ça ! Avoue-le au moins ! Tu étais heureux de savoir mon pouvoir immense, capable de tout, t’étais heureux que je ne sois qu’une machine ! Tu m’en veux à présent ? Je t’emmerde Ashkane ! Je te haï !Quelque part dans la bibliothèque sombre, l’oiseau cria. Aussitôt, Ashkane poussa un rugissement en se précipitant vers l’étagère ou Gaïa était perchée. Tu veux jouer au chevalier ? Essai toujours. Mais tu vois mon gars, tu vas apprendre qu’être un grand et féroce monstre ne sert à ligre stoppa devant l’étagère, indécis. Que devait-il faire ? A son habitude il aurait démolie le meuble et croqué la bête qui retenait Gaïa en priant pour que l’oiseau tombe dans sa crinière et ne s’écrase pas sur le sol. Mais croquer le serpent revenait à gober Gaïa dans le même temps. Et Ashkane, le grand Ashkane se retrouvait comme un con devant l’étagère sans savoir quoi faire. C’est bête hein ? Nous avons beaucoup à nous dire ma belle.. »Oui, beaucoup. Et il faudrait que j’attendre car pour l’instant l’Ombre s’occupait d’ spectacle extraordinaire ! Voir l’Ombre passer à l’attaque était grisant ! Une telle maitrise de soi, une concentration, une assurance… des gestes calculés aux millimètres, des réactions explosives, une ombre mouvante, dansant une valse infernale. Une merveille en vérité. Tout semblait inné chez lui. Comme si cela avait toujours fait parti de lui comme s’il avait su manier les armes avant même de savoir marcher, comme s’il avait su se battre avant même de savoir parler. Un ange des ténèbres. Le plus fantastique qui soit. Prince de la nuit. Aaron n’avait aucune chance, il aurait du le savoir, le comprendre ou même s’il est trop bête pour ça, son instinct aurait du lui hurler de fuir. Même si c’était inutile. Mais je ne voulais pas que l’Ombre tu Aaron. Pourquoi ? Je n’en sais toujours rien ! Mais ainsi, il aurait pu avoir une chance de rester en vie. Maintenant… il s’effondrait comme une comme le cri de Gaïa, le craquement des os d’Aaron ne me dérangea pas plus que le chant des oiseaux au matin. Comme si tout était naturel… Tel un ange en adoration, L’Ombre se releva. En fait… il est trop sex quand il attaque. Proie.. Nous avions à parler je crois. »Nonchalamment, je croisais les bras sur ma poitrine tout en déplaçant mon poids sur une seule jambe, l’autre se pliant aux genoux. Totalement détendu. Je n’ai pas peur de lui, loin de là. En fait, ça aurait été génial de ce battre contre lui, mais pas encore, pas tout de suite. Il ne faut pas sauter de chapitre, ne brulons pas les étapes et commençons par le début - Ainsi, c’est toi qu’il a envoyé ? Il me réclame ?Quelque chose au fond de moi me hurlais que ce n’était pas vrai. C’était évident d’ailleurs. Il m’avait appelé proie. Il n’avait donc qu’une seule idée de l’issue de notre histoire et ce n’était pas le retour à Naples. Le retour vers mon maitre !- Je croyais qu'il aurait compris les raisons de mon départ. ''Puisqu'il m'a trahis" ajoutais-je dans ma tête. Et parce que Ashkane était trop voyant mais ça c'était la version parler à nouveau mais Ashkane s’interposa dans mon esprit * Qu’est ce que tu fais ? Mais qu’est ce que tu fais ! Kalhan es-tu folle ? Dis-moi que tu le fais exprès ! Tu plaisante ? Tu ne vas pas laisser Gaïa… Aaron…** T’as la trouille Ash ? Hé bien regarde et éclate toi, je te laisserais ptet en bouffer un bout, tu l’as tant désiré. ** Ne dis pas ça, non tu ne… *Et soudain, sans même en avoir été avertis, je sentis la colère monter en moi comme un vent de tempête. Elle explosa comme l’éruption d’un volcan et le regard noir que je posais sur Ashkane le fit reculer de deux pas. Il avait C’est de ta faute Ashkane ! De ta faute ! Tout ce qu’on m’a fais, tout ce que j’ai fais ! Tout ce que je suis ! C’est à cause de toi ! TOUT EST DE TA FAUTE ! Alors soit heureux Ashkane car je suis comme tu l’as voulu. Tu voulais vivre et j’ai vécu pour toi. Je suis devenue une machine vivante, juste pour que toi l’âme tu puisses exister. Soit heureux Ashkane. Toi, approche un peu. Allez l’Ombre vient ! J’ai terriblement envie de jouer… Un sourire sadique, une merveille digne d’un film d’horreur. Viens mon gars, on va s’amuser…Ashkane ne sait plus quoi faire. C’est la première fois qu’il se retrouve dans cette situation. Sa taille, sa férocité ne sert plus à rien face à celle qui l’a trahi. Oui son humaine l’a trahis c’est ainsi qu’il le voit. Que doit-il faire ? Gaïa, Aaron… non, il ne les abandonnera pas lui. Même si c’est un trouillard, il l’avoue enfin, il n’abandonne pas ! Pas ceux qu’il AIME !Le grand ligre avance et passe devant moi, si bien que je ne vois plus l’Ombre. Une montagne de poil nous sépare. Putain Ash casse toi ! T’es en plein dans un duel là ! Spectateur inutile ! Dégage ! Mais le ligre n’a nullement l’intention de s’en aller. Il se plante devant l’Ombre et se dresse de toute sa hauteur, tout gonflé de fureur, ce qui n’est pas peu dire devant une bête pareille. La haine anime son regard. Il brule de colère, de vengeance. Il ferait tout. Tout pour ceux qu’il gueule monstrueuse descend lentement vers le visage encapuchonné de l’Ombre, ses crocs démesurés bien en Dis à ta bête de lâcher Gaïa ou je te jure que je te dévore. Sa voix n’évoque pas de colère, ni d’amour ni de quoi que ce soit, elle ne porte aucun sentiments. Elle est vide. Vide parce qu’il est prêt. Prêt à tout. C’est la voix de celui qui sait. Celui qui sait ce qu’il doit faire. Il a comprit. Tu as compris Ashkane, tu sais que ce n’est pas un jeu. Tu le sais enfin… Il en était capable, de toucher l’Ombre de le dévorer même ! Quitte à me faire mal à moi car je l’avais trahis. Il avait comprit et plus rien d’autre ne comptait. Il allait enfin cesse de jouer avec nos vie. Car ce n’est pas un jeu. C’est réel. Et plus rien ne la première fois que je demandais ainsi à quelqu’un de me faire aveuglément confiance... Aaron Dwayne ...ou comment être un Feu Follet sur pattes \o/ » Messages 4008Date d'inscription 07/08/2009Age 29Localisation Entre les lignes de son Histoire Feuille de personnageAge de l'humain 28 ans =PPouvoir Déclenche des Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Jeu 29 Juil - 1736 Et si, tout, depuis le début, n'avait été que mensonge et comédie. Et si, par delà les sentiments qui obstruaient notre vue, on s'était fait abuser. Et si, par simple élan d'égoïsme et par total déni de notre possible erreur, on s'était justement inspiration. Un recul de poids vers l'arrière. Le sentiment que tout est déjà joué qui monte en lui. C'est tout ce que Aaron eut le temps de ressentir et faire avant que l'Ombre se tourne vers lui et, dans un geste précis, parfaitement calculé, prolongement de ses désirs et de son talent pour la violence, se jette à sa rencontre. S'en rendant parfaitement compte, le pion fit exactement ce que l'Ombre avait décidé auparavant. Ne trouva pas d'autres moyens d'essayer vainement de contrer cette attaque foudroyante. Comme dans un rêve, il vit l'homme bouger plus vite qu'il ne le pourrait jamais, repousser ses bras, sentit son poing percuter sa joue puis son menton, se sentir partir en arrière. A moitié sonné, il eut le temps de retrouver un équilibre précaire, inspira une courte bouffée d'air et leva les yeux. Ceux ci rencontrèrent celui de l'assassin qui brillaient d'une joie féroce. Dans un sursaut d'incompréhension, Aaron se demanda, tout comme Kalhan, qui pouvait bien être ce mec. C'était la question, qui était donc capable d'autant de violence et d'horreur face à des enfants et en redemander ? Bizarrement, il se surprit à espérer que Kalhan obtienne sa réponse. Peu importait ce qu'elle choisirait de faire plus tard, si elle savait qui il était elle aurait toujours une chance de l'arrêter. L'arrêter. Quelqu'un en avait-il jamais été capable. Dans un cri sourd, Aaron s'écrasa sur l'étagère, sentit sa tête partir en arrière et rencontrer le bois. Sentit son corps s'affaler entre les livres qui lui tombaient dessus. Sentit ses yeux se fermer dès qu'il toucha violemment le sol, le souffle coupé. Peu importait qui était l'Ombre, il l'avait simplement écrasé. dans une tempête plus sombre que tout ce qu'elle avait jamais vu, Gaïa sentit son humain lâcher prise, cria encore. Comme elle avait crié dès que l'Ombre s'était mis en mouvement, comme elle avait crié quand cette chose s'était mise à lui tourner autour, impitoyable. Bien qu'elle était entièrement faite de fumée, la créature repoussait toutes ses tentatives de sorties en intensifiant son mouvement, de sorte qu'elle perde tout repère et peine déjà à tenir convenablement sur ses pattes. Elle n'arrivait pas à y croire, tout s'effondrait autour d'elle. Kalhan avait basculé, Ashkane était impuissant et Aaron.. Oh, Aaron. D'un coup, Le Suiveur cessa de tourner atour d'elle en ricanant et elle manqua de tomber du haut de l'armoire. Ses serres plantées dans le bois dur, l'oiseau essaya de respirer, se rendit compte qu'elle n'y parvenait pas car son humain non plus. Elle cria encore son prénom, ne trouva pas la force de voler jusqu'à lui, certaine qu'à son premier mouvement Le Suiveur recommencerait son manège. Gaïa ferma le bec, tangua, ferma les yeux, tangua, ferma la porte aux espoirs. Tomba lentement sur le côté, restant malgré tout sur l'étagère en allant rejoindre sa moitié. L'OmbreMessages 36Date d'inscription 09/06/2010Feuille de personnageAge de l'humain Une trentaines d'annéesPouvoir Se désintègre en Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Jeu 29 Juil - 2139 Arquant un sourcil moqueur, l'Ombre se passa la langue sur les dents, coula un regard doucereux à Kalhan. Elle était là, se bougeant d'une manière terrible, captant l'ombre et la lumière, attirant l'attention sur elle dès qu'elle pénétrait dans une pièce. Les humains sont des idiots si ils ne la voient pas comme ça.. Sans cesser de tourner autour du daëmon de l'autre, Le Suiveur eut un rire hystérique et accéléra, couvrant les cris de l'oiseau. Silence. Bientôt . Rejoindra son maître. Rejoindra, dans Limbes . Amusé, l'Ombre la caressa de l'esprit tout en restant concentré sur une Kalhan qui croisait les bras. Une pointe de surprise traversa les yeux gris de l'homme et il s'esclaffa. Lui ? Ne sois pas stupide, enfant. Crois tu qu'il te réclamerait comme un gamin réclame un jouet ? » son rire devint grinçant. S'il est sur que tes talents d'actrice t'ont servit ici, ta cervelle est toujours aussi jeune et folle que celle d'une gamine. Mais bon.. » il esquissa un geste de la main pour chasser ses paroles. Compris ? Il a surtout compris que son élève l'avait trahie.. Mais si tu veux mon avis tu le surpasse surement. Il a fait l'erreur d'essayer de mettre en cage une si farouche assassine.»Il passa sa langue sur ses lèvres avec un air gourmand, avança d'un pas, s'immobilisa car elle semblait en pleine conversation avec sa moitié. Ce pachyderme poilu, cette machine à tuer. L'Ombre grinça des dents et planta ses yeux sur le museau de l'animal, comme s'il pouvait par sa simple pensée le crocheter et le jeter à terre, l'enchainer comme la bête qu'il était. Mais de toute évidence Kalhan n'avait pas besoin de chaines ou de fouet pour faire reculer son monstre. Comme si elle avait elle même montré les crocs, l'immense Ligre recula prudemment. Le regard vissé sur le visage rageur de Kalhan, l'Ombre n'en perdait pas une miette, fasciné. Haha, regarde moi ça. Elle est parfaite . Le Suiveur siffla rageusement et, pour se venger, mordit une nouvelle fois le petit oiseau qui battait faiblement les ailes. Si elle n'était que fumée elle arrivait à lui faire assez peur pour qu'elle croie qu'elle la mordait véritablement. Chuintement feutré, l'Ombre fit un pas sur le côté, les bras croisés et le visage impassible. Cessant de fusiller son daëmon de ses yeux bleus profonds, la belle laissa glisser ses yeux jusqu'à lui, lui dédia un sourire tellement plein de sadisme qu'il sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale. Ne rêvez pas, ce n'était pas de la peur, loin de là. Un sourire mauvais montant sur ses lèvres, l'Ombre abaissa ses épaules, laissa retomber ses bras et abaissa légèrement son centre de gravité sans la lâcher des yeux. Position de défense. Une lueur veule traversa ses yeux gris. Provocation. Amène toi ma belle, je n'attends que toi.. Quelque chose lui coupa la vue brusquement et l'Ombre leva lentement ses yeux, son sourire descendant et son visage impassible aussi froid que la mort n'annonçait rien qui vaille. Dis à ta bête de lâcher Gaïa ou je te jure que je te dévore. »Se redressant lentement, l'homme se passa la langue sur les lèvres sans lâcher le regard fauve du Ligre. Intentionnellement il s'approchait plus encore des crocs de la bête. Il pencha doucement la tête sur le côté, se fendit d'un coup d'un immense sourire carnassier. D'un geste souple de la main il fit mine de saisir son poignard, ne fit que l'effleurer et la ramena devant lui, la leva vers les crocs du Ligre. Rapide. Trop rapide. Il s'arrêta comme s'il réfléchissait, quitta le Ligre des yeux un instant, cessa de sourire. Puis, narquoisement, il leva les yeux, sourit avec provocation et remua ses épaules d'une manière plus féline qu'humaine. Aahh mais tu oublies quelque chose dans tes plans mon chaton. » il s'essuya la joue de son épaule, eut un rire cynique. Se calmant, il se mit à susurrer ses paroles. As-tu déjà essayé de dévorer de la fumée ? »Le Suiveur éclata d'un rire narquois et l'Ombre bondit dans les airs, directement dans la gueule du Ligre. Quand il sentit la chaleur de cette gueule béante le caresser il se transforma, fumée impalpable.. Le Suiveur s'immobilisa, laissant l'oiseau tomber, inanimée, sur l'armoire. Se lovant comme un chat sombre contre le mur elle vrilla le Ligre de ses pupilles vides. Sortir ? Ou détruire de l'intérieur ? Découper ? Brûler, déformer, agiter, crocheter, déchirer... Stupide gros vilain chat »Se glissant entre les babines de l'animal ainsi que jusque dans ses sinus, se divisant en deux pour l'occasion, l'Ombre sortit du Ligre et vola jusqu'à son daëmon. Dans un ronronnement profond, Le Suiveur lui sauta dessus, se fondit en lui. Un rire éclata sur les murs de la bibliothèque et une colonne de fumée descendit jusqu'au sol. Apparaissant accroupit à quelques mètres derrière le daëmon, l'Ombre garda les yeux rivés au sol, le visage dissimulé par sa capuche. Dans un vrombissement d'air, un autre chat noir de fumée se frotta contre lui, cracha vers Kalhan. Il redressa la tête, un sourire retenu aux lèvres. Non, voyons, réfléchit petit animal stupide. Je n'hésiterais pas un instant à t'attaquer, je sais que Kalhan ne ressent pas la douleur. Mieux, elle l'aime, n'est ce pas Kalhan ? » en trottinant, Le Suiveur s'approcha de l'autre évanouit et le renifla avec intérêt. Lentement, l'Ombre se redressa. Imagine Kalhan, la beauté de Naples de nouveau sous tes yeux. La splendeur de ses palais sous le clair de lune ; la magnificence de ses pavés lustrés par les ans ; l'odeur de tes rues sombres qui n'attendent que de revoir l'éclat meurtrier de ta lame en action.. Non.. c'est vrai. J'oubliais. Tu n'a pas de lame. Peu importe ! Naples se languit du sang qui ne coule plus grâce à toi Kalhan. »Se transformant en une hyène complètement noire, Le Suiveur approcha ses crocs de l'homme en glapissant de joie. Rire veule. Rire hyène. Kalhan Xénia Grande gueule traumatiseuse de nouveaux en chef » Messages 4011Date d'inscription 13/08/2009Age 30Feuille de personnageAge de l'humain 19 ansPouvoir Psychokinésie Peut tout faire par l'espritRelations Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Sam 31 Juil - 1124 Sur l’étagère, Gaïa était prise au piège. La chose le daemon de l’Ombre ne lui laissait pas de répits. Pauvre Gaïa… Dommage, vraiment dommage. Tu, tu, tu… Aaron ne bougeait pas, il n’était pas mort pour autant. Mais bon, tant pis. Il se réveillerait tôt ou tard, peut-être alors priera-t-il pour que tout cela n’ais jamais existé. Son état ne me préoccupait pas pour l’instant, à vrai dire il aurait tout aussi bien pu être une table, tout comme Gaïa bien que celle –ci piaillait. Inutile, tellement inutile petite. Il ne sert jamais à rien de crier… combien de fois devrais-je le répéter ?L’Ombre, sous son air machiavélique, se mit à ricaner à mes paroles. Aurais-je due m’en vexer ? Bah, on s’en fou et puis, c’était prévu. On n’appelle pas proie quelqu’un qu’on vient chercher. J’étais limite idiote de penser qu’un individu comme lui, l’Ombre, aurait pu être un simple envoyé et même seulement travailler pour mon Maître. Trahir mon maitre… il l’avait fait le premier ! Mais c’est vrai, je m’étais enfuie. Oui je l’avais trahi. Surpasser mon maître et en quel honneur ? Non, je ne le surpasserais jamais. Sans lui je n’aurais jamais été ce que je suis à présent. Il n’a commis qu’une seule erreur, et ce n’était pas de m’enfermer. Je ne répondis rien à ses paroles. Pourquoi faire ? Il avait tout dit. Si bien qu’il m’aurait presque ennuyé et j’en haussais les sourcils en levant les yeux au ciel l’air de dire sans blague tu m’en diras tant » je ne m’étais fait aucune illusion sur sa réponse même si elle dépassait un peu ce à quoi je m’attendais. Au moins, maintenant j’étais fixé, il n’était pas là pour me ramener et selon toute évidence il comptait me ramener. Mais pourquoi était-il venu ici… quel hasard que nous nous retrouvions ! Je ne me souvenais pas de lui, mais il semblait qu’il m’avait connu à Naples et même pendant mon Son esprit est vide à lui aussi. Rien ne compte plus pour lui. Il sait… mais a-t-il vraiment compris ? Menacer l’Ombre, comme c’est pathétique, t’aurais pu trouver mieux quand même. Enfin, c’est un début. Toi qui avait toujours compté sur ton physique il va falloir compter avec ta tête maintenant et sans la mienne. Sans mon pouvoir. Gaïa, Aaron… c’est ton combat, pas le fixait l’Ombre avait autant de haine qu’il le pouvait. Mais sa colère ne viendrait pas entraver ses réflexions. Oh non… même si jusqu’alors son jugement était faussé. Il vit l’homme approcher, aucune crainte chez lui. C’en était presque frustrant. Et ce sourire. Il n’aimait pas ça. Il n’avait jamais aimé le sadisme qui émanait de Kalhan, le même que l’Ombre. Des fous, ils sont tous fou ! Quelle vie ! Un geste de lui, un seul… pour saisir son arme, et le ligre émit un grondement sourd venu du plus profond de son être. Touche-moi… allé ! » Mais l’Ombre n’avait pas l’air de le vouloir. Il fit passer sa lame meurtrière devant lui tout en l’effleurant. Merde qu’il était rapide ! Mais il ne tuerait pas Ashkane, le ligre le pensait sincèrement, ce qu’il voulait c’était Kalhan, alors il ne tuerait pas son daemon avant de s’être amusé avec elle. Un instant, très étrangement, Ashkane cru qu’il allait renoncer. Le ligre croyait encore sa victoire possible. Mais l’Ombre releva bien vite les yeux et Ashkane avait horreur qu’on l’appelle ainsi. Plus encore venant de cet être la fumée ? Oui il l’avait vu se transformer en fumée mais… Et l’Ombre disparu dans un bond, droit sur le ligre, se dissipa soudain. Son corps disparu, a la place ne restait que de la fumée… Ashkane le sentit s’insinuer en lui, s’infiltrer dans son être. Lui, cette chose immonde. Mais le ligre ne bougea pas. Il avait peur lui, peur comme jamais. L’Ombre pouvait le tuer. Si facilement, sans même qu’il puisse se défendre. Ashkane qui aimait tant se battre était au supplice. Il avait l’air si désemparé… pauvre petit ressentais moi aussi ces sensations, comme si l’Ombre avait été en moi et pas en lui. C’était quelque chose d’étrange. De presque risible.* Ne bouge pas ** Tiens donc t’aurais finalement pas envie que je disparaisse ? ** T’es vraiment con tu sais *L’Ombre fini par ressortir et s’élever vers son daemon. Les deux réunis redescendirent lentement, fumée flottante. Comment faisait-il pour rire sous cette forme ? Tant de chose était possible de toute façon…L’Homme reparu enfin, accroupit juste la derrière. Depuis le début, j’avais refusé de le regarder directement dans les yeux, mais ça viendrait. Je ne voulais y lire tout le sadisme et la maitrise de cet Ombre. Il portait vraiment bien son nom. Pas seulement parce qu’il pouvait se transformer en fumée. Mais parce qu’il était véritablement une ombre. Il savait se dissimuler et ne faire aucun bruit. C’était terrible. Terriblement merveilleux. Son daemon sembla prendre la forme d’un chat mais il restait de la fumée. Il cracha vers moi et j’en levais un sourcil. Un problème minou ?Ashkane c’était retourné pour leur faire face. Il n’aimait pas ça. Non, voyons, réfléchit petit animal stupide. Je n'hésiterais pas un instant à t'attaquer, je sais que Kalhan ne ressent pas la douleur. Mieux, elle l'aime, n'est ce pas Kalhan ? »» Qu’aurais-je du répondre ? La douleur était la seule sensation que je pouvais encore ressentir oui. Mais ce n’était même pas de la douleur, je sentais simplement un léger picotement voir de la chaleur. Un simple message dans mes nerfs. Mais cela suffisait à me combler. Car la douleur était si belle…* Ça oui, je m’en fou de te faire mal ! Lâche ! Traître ! ** Et c’est uniquement de ta faute * Et le ligre s’en trouva le souffle coupé. Son cœur à lui, que je ressentais si peu en temps normal, se serra. Oho des remords mon gros ? Parfait, parfait… nous approchions. Imagine Kalhan, la beauté de Naples de nouveau sous tes yeux. La splendeur de ses palais sous le clair de lune ; la magnificence de ses pavés lustrés par les ans ; l'odeur de tes rues sombres qui n'attendent que de revoir l'éclat meurtrier de ta lame en action.. Non.. c'est vrai. J'oubliais. Tu n'a pas de lame. Peu importe ! Naples se languit du sang qui ne coule plus grâce à toi Kalhan. »La splendeur de Naples oui. Je fermais les yeux, rejetant la tête en arrière. Un profond soupir m’échappa. Sous mes paupières closes dansaient les rues de Naples. Le jour et la nuit. Ses pavées rougit, ses odeur de mort sur les places…pendant un temps je soignais mes entrée. Une véritable mise en scène… C’était splendide. On parlait de moi. Le fléau des rues. Princesse de la mort et autres surnoms. Mais c’était loin. Et cela ne m’attirais plus. Je ne voulais plus tuer. Pourquoi le faire ? Rien ne servait à rien. - Je ne retournerais pas à Naples. Je ne reviendrais pas. C’était plus des paroles pour moi que pour l’Ombre. J’avais d’ailleurs gardé ma Tu es sans doute l’être le plus exceptionnel qu’il m’ait été donné de rencontrer. * Kal… Oh Kal… *Je rabaissais un peu la tête et cette fois, mes yeux se plantèrent dans ceux de l’Ombre. Gris. Non. Vous n’avez pas les mêmes yeux. Parce que les siens, ceux d’Aaron, sont plein de jamais l’Ombre n’aurait ce regard là. Lentement, j’écartais les bras de mon corps, les élevant doucement, les doigts écartais. M’offrant à lui. Vas y viens. Prends ! * C’n’est pas… ** N’essaie pas cette fois de me demander de vivre pour toi *Ashkane longea les étagères. Cela ne le regardait plus. Il s’approcha alors rapidement du corps d’Aaron toujours étendu et l’enjamba, se postant entre lui et le daemon de fumée. Il avait bien vu que sous cette forme, l’Ombre avait pu le toucher, lui daemon. Il devait en être de même en sens inverse. Il était hors de question que cette chose de fumée métamorphe fasse la moindre mal à l’homme. Il ne savait pas encore ce qu’il ferait, sans doute un acte désespéré qui faisait tant de bazar… l’explosion de ses siens, bien qu’il soit pété de trouille. * Aaron putain ! Gaïa ! Réveillez vous !!! * Sur mon visage aucun sentiments, pas même du sadisme. Un léger sourire aux lèvres. Comme si une décision avait été prise. Soulagement…Non, je ne suis plus à lui tu sais… tu as raison, il n’aurait pas du m’enchainer. La liberté… libre de faire ce qu’il me plait. De me donner à qui je veux car je suis le maitre de mon destin et le capitaine de mon âme. Je suis à moi seule. Alors ? Tu viens ? Prends-moi. Viens et prends. Laisse les Ashkane, la fête n'a pas encore commencé L'OmbreMessages 36Date d'inscription 09/06/2010Feuille de personnageAge de l'humain Une trentaines d'annéesPouvoir Se désintègre en Sujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Sam 31 Juil - 2208 Il la voyait déjà se parer de ce magnifique sourire plus tranchant que la gueule d'une louve, remuer ses épaules comme si elle réfléchissait, se jeter à sa tête pour tenter de le tuer. Quelle stupide erreur elle allait faire ! Mais peut importait, une fois qu'il l'aurait vaincue il irait aussi loin qu'il le pourrait, jusqu'à presque l'achever. La laisserait en vie. Prendrait soin d'elle, et il deviendrait le Maître de cette magnifique créature. Le Suiveur eut un soupir dédaigneux et il sourit en coin. Jusqu'à ce que je m'en lasse et que je la tue. C'était aussi simple que ça, il suffisait simplement qu'elle lance le processus d'attaque et elle serait à lui. Cela serait si facile ! Si facile ! Il doutait qu'elle se serve de son pouvoir, sachant parfaitement de quelles capacités son corps était doté. Mais même si elle le faisait il était presque sur qu'en se transformant en fumée il échapperait à son contrôle. Comment attraper de la fumée ? Elle leva le menton, dégageant son cou fin et délicat. L'Ombre frémit en voyant la jugulaire qui battait au rythme de son cœur. Retint un rire carnassier. Passa sa langue sur ses dents. Décala son épaule gauche en avant, étira la droite vers l'arrière en sentant son articulation craquer délicieusement. Se stabilisa, parfaite garde verrouillée, sans issue pour une Kalhan qui allait se précipiter dans ses bras sans réfléchir. Ou alors en croyant le faire alors qu'il avait déjà tout prévu. Tu ne sais pas ce qui t'attend ma belle.. Je ne retournerais pas à Naples. Je ne reviendrais pas. »Bien, bien, parfait. Attaque à présent. Place une dernière accroche, fais mine d'être désolée ou résolue, et d'un coup attaque ! Aussi vive que l'onde, que le serpent, que la foudre ou que la lumière. Dévastatrice, intemporelle et insaisissable. Jusqu'à ce que je te stoppe. Aussi facilement que l'on ferme une porte. Viens Kalhan ! Viens, je t'attends ! Tu es sans doute l’être le plus exceptionnel qu’il m’ait été donné de rencontrer. »Un compliment ? L'Ombre arqua un sourcil, se dit qu'après tout c'était une assez bonne diversion. Pourquoi pas après tout ! La preuve était que lui même laissait son esprit vagabonder légèrement. Mais il était capable de se battre en pensant à autre chose, et ça ne lui posait aucun problèmes. Les diversions ne marchaient jamais avec lui. Sortant de la torpeur dans laquelle elle s'était glissée, parlant sans se soucier du monde alentour, Kalhan riva pour la première fois ses yeux dans les siens. L'Ombre se figea, si c'était plus encore possible. Cessa de cligner des yeux. Se perdit tout entier dans les puits sans fonds qu'offraient les pupilles sombres de la jeune femme. Sentit quelque chose qu'il n'avait jamais éprouvé. Traits qui se crispent, souffle qui s'intensifie, lèvres pincées.. Seuls ses yeux restèrent de marbre. était là, aurait du avoir peur, éprouver quelque chose comme du respect, de la rage, de l'acharnement, une pointe de sadisme, un plaisir retenu avant le combat, mais rien de tout ça éclairait les traits de Kalhan en cet instant. L'Ombre sentit le coin de ses lèvres se tordre dans un rictus alors qu'il serrait les dents. Qu'est ce que.. cette horrible chose. Il sentit une rage nouvelle enflammer ses veines et inspira profondément pour calmer son souffle. Elle rayonnait tellement d'une telle paix qu'elle lui meurtrissait l'âme rien que de la regarder. Lui donnait envie de vomir. Personne n'avait le droit d'être en paix alors qu'il était dans les parages. Dans un geste gracieux, Kalhan écarta les bras, s'offrant toute entière à lui. Un rire sardonique et amer s'échappa de ses lèvres...Le Suiveur feula lorsque l'immense Ligre se plaça entre elle et sa future proie. Elle se pourlécha les babines et dans un balancement canin des épaules grandit, grandit, jusqu'à atteindre la taille du Ligre. Un rire narquois retentit dans la pièce et elle hérissa des poils de fumée sur son dos. Crachant de nouveau, elle était devenue panthère, mais ses traits bougeaient trop pour se fixer sur une seule forme. A moi. » tonna-t-elle en avançant brusquement en avant pour faire reculer le Ligre. Elle n'avança pas plus, feula encore et se fendit d'un grand sourire digne d'un chat de Cheshire. Toi croire empêcher moi avoir proie ? Niaha, stupide gros vilain chat Gris à moi ! Pas à toi ! Toi rien pouvoir faire pour sauver Gris Toi faible Toi chaton, hihi » un grondement sourd s'échappa de sa gorge. Reculer. Ou manger cœur de l'intérieur »Se campant sur ses appuis elle se préparait à se jeter à la gueule du Ligre, tête baissée, énergie amassée dans son dos puissant, lorsque son humain éclata d'un rire qu'elle ne lui connaissait pas. Elle se redressa vivement, dressa ses oreilles vers son maître en oubliant totalement la présence du daëmon et de l'autre à ses pieds. Presque inquiète, elle pencha la tête sur le côté, curieuse. Maître ? Rien ma belle, rien. Tu va t'occuper de ces deux là et moi je m'occupe d'elle. Le Suiveur frissonna de contentement et poussa un jappement qui n'avait rien de félin en grognant sur le Ligre. ..Un rire sardonique et amer s'échappa de ses lèvres. Si elle croyait qu'elle allait gagner de la sorte elle se trompait ! Qu'est ce que tu crois pouvoir faire Kalhan ?! Tu crois que je vais t'épargner simplement parce que tu refuse de te battre ? » il secoua la tête en riant de nouveau. Tu crois que te laisser tuer si stupidement effacera tes meurtres à Naples et ailleurs ? Rêve. Rêve, espère et désespère Kalhan, jamais cela ne se réalisera. Crois moi sur parole. » finit-il par cracher rapide qu'il pouvait l'être, porté par sa rage et son envie de meurtre, l'Ombre se porta en avant. Se jetant au sol il balaya sous les pieds de Kalhan, se releva sans savoir si elle avait sauté ou pas et d'une torsion du buste lança sa main tendue vers le plexus solaire de la jeune femme. Respiration coupée, cerveau mal irrigué en oxygène, perte de ses moyens et.. Contenu sponsoriséSujet Re Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Devenir une ombre parmi les ombres [L'Ombre et Aaron] Page 1 sur 1 Sujets similaires» I'm singing in the Rain Ombre» Je serai comme une ombre, à chacun de tes pas, qui frappe et qui s'en va.» Venez faire corps avec l'Ombre !» Dans un long couloir, elle aperçoit son ombre - PV» //* Aaron's Liinks •++.Permission de ce forumVous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forumLindwüen Daëmon Inside ; Du côté de l'université » + LA BIBLIOTHÈQUESauter vers
Les accords ne sont pas disponibles pour ce recueil. Strophe 1 1. C'est vers toi que je me tourne, Je veux marcher dans tes voies ; J'élève mes mains pour te rencontrer, Mon cœur désire te chanter, Pour bénir et célébrer ton saint nom, Car tu es fidèle et 1 Seigneur, ô Seigneur, Je veux te donner, Seigneur, ô Seigneur, Ma vie à 2 2. Mes yeux contemplent ta gloire, Ta vie ranime ma foi, Ta paix et ta joie inondent mon cœur, Toi seul fais tout mon bonheur. Je veux proclamer que tu es celui Qui chaque jour nous 2 Seigneur, ô Seigneur, Je veux partager, Seigneur, ô Seigneur, Ton de Leila HamratATG042. C'est vers toi que je me tourne
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Marivaux Théâtre complet. Tome premier Le Père prudent et équitable Adresse A Monsieur Rogier Seigneur du Buisson, Conseiller du Roi, Lieutenant général civil et de police en la sénéchaussée et siège présidial de Limoges. Monsieur, Le hasard m'ayant fait tomber entre les mains cette petite pièce comique, je prends la liberté de vous la présenter, dans l'espérance qu'elle pourra, pour quelques moments, vous délasser des grands soins qui vous occupent, et qui font l'avantage du public. Je pourrais ici trouver matière à un éloge sincère et sans flatterie ; mais tant d'autres l'ont déjà fait et le font encore tous les jours qu'il est inutile de mêler mes faibles expressions aux nobles et justes idées que tout le monde a de vous ; pour moi, conteny de vous admirer, je borne ma hardiesse à vous demander l'honneur de votre protection et de me dire, avec un très profond respect, Monsieur, Le très humble et très obéissant serviteur. M*** Acteurs Démocrite, père de Philine. Philine, fille de Démocrite. Toinette, servante de Philine. Cléandre, amant de Philine. Crispin, valet de Cléandre. Ariste, bourgeois campagnard. MaÃtre Jacques, paysan suivant Ariste. Le Chevalier. Le Financier. Frontin, fourbe employé par Crispin. La scène est sur une place publique, d'où l'on aperçoit la maison de Démocrite. Scène première Démocrite, Philine, Toinette Démocrite Je veux être obéi; votre jeune cervelle Pour l'utile, aujourd'hui, choisit la bagatelle. Cléandre, ce mignon, à vos yeux est charmant Mais il faut l'oublier, je vous le dis tout franc. Vous rechignez, je crois, petite créature! Ces morveuses, à peine ont-elles pris figure Qu'elles sentent déjà ce que c'est que l'amour. Eh bien donc! vous serez mariée en ce jour! Il s'offre trois partis un homme de finance, Un jeune Chevalier, le plus noble de France, Et Ariste, qui doit arriver aujourd'hui. Je le souhaiterais, que vous fussiez à lui. Il a de très grands biens, il est près du village; Il est vrai que l'on dit qu'il n'est pas de votre âge Mais qu'importe après tout? La jeune de Faubon En est-elle moins bien pour avoir un barbon? Non. Sans aller plus loin, voyez votre cousine; Avec son vieux époux sans cesse elle badine; Elle saute, elle rit, elle danse toujours. Ma fille, les voilà les plus charmants amours. Nous verrons aujourd'hui ce que c'est que cet homme. Pour les autres, je sais aussi comme on les nomme Ils doivent, sur le soir, me parler tous les deux. Ma fille, en voilà trois; choisissez l'un d'entre eux, Je le veux bien encor; mais oubliez Cléandre; C'est un colifichet qui voudrait nous surprendre, Dont les biens, embrouillés dans de très grands procès, Peut-être ne viendront qu'après votre décès. Philine Si mon coeur... Démocrite Taisez-vous, je veux qu'on m'obéisse. Vous suivez sottement votre amoureux caprice; C'est faire votre bien que de vous résister, Et je ne prétends point ici vous consulter. Scène II Philine, Toinette Philine Dis-moi, que faire après ce coup terrible? Tout autre que Cléandre à mes yeux est horrible. Quel malheur! Toinette Il est vrai. Philine Dans un tel embarras, Plutôt que de choisir, je prendrais le trépas. Scène III Philine, Toinette, Cléandre, Crispin Cléandre N'avez-vous pu, Madame, adoucir votre père? A nous unir tous deux est-il toujours contraire? Philine Oui, Cléandre. Cléandre A quoi donc vous déterminez-vous? Philine A rien. Cléandre Je l'avouerai, le compliment est doux. Vous m'aimez cependant; au péril qui nous presse, Quand je tremble d'effroi, rien ne vous intéresse. Nous sommes menacés du plus affreux malheur Sans alarme pourtant... Philine Doutez-vous que mon coeur, Cher Cléandre, avec vous ne partage vos craintes? De nos communs chagrins je ressens les atteintes; Mais quel remède, enfin, y pourrai-je apporter? Mon père me contraint, puis-je lui résister? De trois maris offerts il faut que je choisisse, Et ce choix à mon coeur est un cruel supplice. Mais à quoi me résoudre en cette extrémité, Si de ces trois partis mon père est entêté? Qu'exigez-vous de moi? Cléandre A quoi bon vous le dire, Philine, si l'amour n'a pu vous en instruire? Il est des moyens sûrs, et quand on aime bien... Philine Arrêtez, je comprends, mais je n'en ferai rien. Si mon amour m'est cher, ma vertu m'est plus chère. Non, n'attendez de moi rien qui lui soit contraire; De ces moyens si sûrs ne me parlez jamais. Cléandre Quoi! Philine Si vous m'en parlez, je vous fuis désormais. Cléandre Eh bien! fuyez, ingrate, et riez de ma perte. Votre injuste froideur est enfin découverte. N'attendez point de moi de marques de douleur; On ne perd presque rien à perdre un mauvais coeur; Et ce serait montrer une faiblesse extrême, Par de lâches transports de prouver qu'on vous aime, Vous qui n'avez pour moi qu'insensibilité. Doit-on par des soupirs payer la cruauté? C'en est fait, je vous laisse à votre indifférence; Je vais mettre à vous fuir mon unique constance; Et si vous m'accablez d'un si cruel destin, Vous ne jouirez pas du moins de mon chagrin. Philine Je ne vous retiens pas, devenez infidèle; Donnez-moi tous les noms d'ingrate et de cruelle; Je ne regrette point un amant tel que vous, Puisque de ma vertu vous n'êtes point jaloux. Cléandre Finissons là -dessus; quand on est sans tendresse On peut faire aisément des leçons de sagesse, Philine, et quand un coeur chérit comme le mien... Mais quoi! vous le vanter ne servirait de rien. Je vous ai mille fois montré toute mon âme, Et vous n'ignorez pas combien elle eut de flamme; Mon crime est d'avoir eu le coeur trop enflammé; Vous m'aimeriez encor, si j'avais moins aimé. Mais, dussé-je, Philine, être accablé de haine, Je sens que je ne puis renoncer à ma chaÃne. Adieu, Philine, adieu; vous êtes sans pitié, Et je n'exciterais que votre inimité. Rien ne vous attendrit quel coeur! qu'il est barbare! Le mien dans les soupirs s'abandonne et s'égare. Ha! qu'il m'eût été doux de conserver mes feux! Plus content mille fois... Que je suis malheureux! Adieu, chère Philine... Il s'en va et il revient. Avant que je vous quitte... De quelques feints regrets du moins plaignez ma fuite. Philine, s'en allant aussi et soupirant. Ah! Cléandre l'arrête. Mais où fuyez-vous? arrêtez donc vos pas. Je suis prêt d'obéir; et ne me fuyez pas. Toinette Votre père pourrait, Madame, vous surprendre; Vous savez qu'il n'est pas fort prudent de l'attendre; Finissez vos débats, et calmez le chagrin... Crispin Oui, croyez-en, Madame, et Toinette et Crispin; Faites la paix tous deux. Toinette Quoi! toujours triste mine! Crispin Parbleu! qu'avez-vous donc, Monsieur, qui vous chagrine? Je suis de vos amis, ouvrez-moi votre coeur A raconter sa peine on sent de la douceur. Chassez de votre esprit toute triste pensée. Votre bourse, Monsieur, serait-elle épuisée? C'est, il faut l'avouer, un destin bien fatal; Mais en revanche, aussi, c'est un destin banal. Nombre de gens, atteints de la même faiblesse, Dans leur triste gousset logent la sécheresse Mais Crispin fut toujours un généreux garçon; Je vous offre ma bourse, usez-en sans façon. Toinette Ah! que vous m'ennuyez! pour finir vos alarmes, C'est un fort bon moyen que de verser des larmes! Retournez au logis passer votre chagrin. Crispin Et retournons au nôtre y prendre un doigt de vin. Toinette Que vous êtes enfants! Crispin Leur douloureux martyre, En les faisant pleurer, me fait crever de rire. Toinette Qu'un air triste et mourant vous sied bien à tous deux! Crispin Qu'il est beau de pleurer, quand on est amoureux! Toinette Eh bien! finissez-vous? toi, Crispin, tiens ton maÃtre. Hélas! que vous avez de peine à vous connaÃtre! Crispin Ils ne se disent mot, Toinette; sifflons-les. On siffle bien aussi messieurs les perroquets. Cléandre Promettez-moi, Philine, une vive tendresse. Philine Je n'aurai pas de peine à tenir ma promesse. Crispin Quel aimable jargon! je me sens attendrir; Si vous continuez, je vais m'évanouir. Toinette Hélas! beau Cupidon! le douillet personnage! Mais, Madame, en un mot, cessez ce badinage. Votre père viendra. Cléandre Non, il ne suffit pas D'avoir pour à présent terminé nos débats. Voyons encore ici quel biais l'on pourrait prendre, Pour nous unir enfin, ce qu'on peut entreprendre. Philine, à Toinette. De mon père tu sais quelle est l'intention. Il m'offre trois partis Ariste, un vieux barbon; L'autre est un chevalier, l'autre homme de finance; Mais Ariste, ce vieux, aurait la préférence Il a de très grands biens, et mon père aujourd'hui Pourrait le préférer à tout autre parti. Il arrive en ce jour. Toinette Je le sais, mais que faire? Je ne vois rien ici qui ne vous soit contraire. Dans ta tête, Crispin, cherche, invente un moyen. Pour moi, je suis à bout, et je ne trouve rien. Remue un peu, Crispin, ton imaginative. Crispin En fait de tours d'esprit, la femelle est plus vive. Toinette Pour moi, je doute fort qu'on puisse rien trouver. Crispin, tout d'un coup en enthousiasme. Silence! par mes soins je prétends vous sauver. Toinette Dieux! quel enthousiasme! Crispin Halte là ! mon génie Va des fureurs du sort affranchir votre vie. Ne redoutez plus rien; je vais tarir vos pleurs, Et vous allez par moi voir finir vos malheurs. Oui, quoique le destin vous livre ici la guerre, Si Crispin est pour vous... Toinette Quel bruit pour ne rien faire! Crispin Osez-vous me troubler, dans l'état où je suis? Si ma main... Mais, plutôt, rappelons nos esprits. J'enfante... Toinette Un avorton. Crispin Le dessein d'une intrigue. Toinette Eh! ne dirait-on pas qu'il médite une ligue? Venons, venons au fait. Crispin Enfin je l'ai trouvé. Toinette Ha! votre enthousiasme est enfin achevé. Crispin, parlant à Philine. D'Ariste vous craignez la subite arrivée. Philine Peut-être qu'à ce vieux je me verrais livrée. Crispin, à Cléandre. Vaines terreurs, chansons. Vous, vous êtes certain De ne pouvoir jamais lui donner votre main? Cléandre Oui vraiment. Crispin Avec moi, tout ceci bagatelle. Cléandre Hé que faire? Crispin Ah! parbleu, ménagez ma cervelle. Toinette Benêt! Crispin Sans compliment c'est dans cette journée, Qu'Ariste doit venir pour tenter hyménée? Toinette Sans doute. Crispin Du voyage il perdra tous les frais. Je saurai de ces lieux l'éloigner pour jamais. Quand il sera parti, je prendrai sa figure D'un campagnard grossier imitant la posture, J'irai trouver ce père, et vous verrez enfin Et quel trésor je suis, et ce que vaut Crispin. Toinette Mais enfin, lui parti, cet homme de finance, De La Boursinière, est rival d'importance. Crispin Nous pourvoirons à tout. Toinette Ce chevalier charmant?... Crispin Ce sont de nos cadets brouillés avec l'argent Chez les vieilles beautés est leur bureau d'adresse. Qu'il y cherche fortune. Toinette Hé oui, mais le temps presse. Ne t'amuse donc pas, Crispin; il faut pourvoir A chasser tous les trois, et même dès ce soir. Ariste étant parti, dis-nous par quelle adresse, Des deux autres messieurs... Crispin J'ai des tours de souplesse Dont l'effet sera sûr... A propos, j'ai besoin De quelque habit de femme. Cléandre Hé bien! j'en aurai soin Va, je t'en donnerai. Crispin Je connais certain drôle, Que je dois employer, et qui jouera son rôle. Se tournant vers Cléandre et Philine, il dit Vous, ne paraissez pas; et vous, ne craignez rien Tout doit vous réussir, cet oracle est certain. Je ne m'éloigne pas. Avertis-moi, Toinette, Si l'un des trois arrive, afin que je l'arrête. Cléandre Adieu, chère Philine. Philine Scène IV Cléandre, Crispin Cléandre Mais dis, Crispin, Pour tromper Démocrite es-tu bien assez fin? Crispin Reposez-vous sur moi, dormez en assurance, Et méritez mes soins par votre confiance. De ce que j'entreprends je sors avec honneur, Ou j'en sors, pour le moins, toujours avec bonheur. Cléandre Que tu me rends content! Si j'épouse Philine, Je te fonde, Crispin, une sûre cuisine. Crispin Je savais autrefois quelques mots de latin Mais depuis qu'à vos pas m'attache le destin, De tous les temps, celui que garde ma mémoire. C'est le futur, soit dit sans taxer votre gloire, Vous dites au futur Ca, tu seras payé; Pour de présent, caret vous l'avez oublié. Cléandre Va, tu ne perdras rien; ne te mets point en peine. Crispin Quand vous vous marierez, j'aurai bien mon étrenne. Sortons; mais quel serait ce grand original? Ma foi, ce pourrait bien être notre animal. Allez chez vous m'attendre. Scène V Crispin, Ariste, MaÃtre Jacques, suivant Ariste. MaÃtre Jacques C'est là , monsieur Ariste Velà bian la maison, je le sens à la piste; Mais l'homme que voici nous instruira de ça. Crispin, s'entortillant le nez dans son manteau. Que cherchez-vous, Messieurs? Ariste Ne serait-ce pas là La maison d'un nommé le Seigneur Démocrite? MaÃtre Jacques Je sons partis tous deux pour lui rendre visite. Crispin Oui, que demandez-vous? Ariste J'arrive ici pour lui. MaÃtre Jacques C'est que ce Démocrite avertit celui-ci Qu'il lui baillait sa fille, et ça m'a fait envie; Je venions assister à la çarimonie. Je devons épouser la fille de Jacquet, Et je venions un peu voir comment ça se fait. Crispin Est-ce Ariste? Ariste C'est moi. MaÃtre Jacques Velà sa portraiture, Tout comme l'a bâti notre mère nature. Crispin Moi, je suis Démocrite. Ariste Ah! quel heureux hasard! Démocrite, pardon si j'arrive un peu tard. Crispin Vous vous moquez de moi. MaÃtre Jacques Velà donc le biau-père? Oh! bian, pisque c'est vous, souffrez donc sans mystère Que je vous dégauchisse un petit compliment, En vous remarcissant de votre traitement. Crispin Vous me comblez d'honneur; je voudrais que ma fille Pût, dans la suite, Ariste, unir notre famille. On nous a fait de vous un si sage récit. Ariste Je ne mérite pas tout ce qu'on en a dit. MaÃtre Jacques Palsangué! qu'ils feront tous deux un beau carrage Je ne sais pas au vrai si la fille est bian sage; Mais, margué! je m'en doute. Crispin Il ne me sied pas bien De la louer moi-même et d'en dire du bien. Vous en pourrez juger, elle est très vertueuse. MaÃtre Jacques Biau-père, dites-moi, n'est-elle pas rêveuse? Crispin Monsieur sera content s'il devient son époux. Ariste C'est, je l'ose assurer, mon souhait le plus doux; Et quoique dans ces lieux j'aie fait ma retraite... MaÃtre Jacques, vite. C'est qu'en ville autrefois sa fortune était faite. Il était emplouyé dans un très grand emploi; Mais on le rechercha de par Monsieur le Roi. Il avait un biau train; quelques farmiers venirent; Ah! les méchants bourriaux! les farmiers le forcirent A compter. Ils disiont que Monsieur avait pris Plus d'argent qu'il ne faut et qu'il n'était permis; Enfin, tout ci, tout ça, ces gens, pour son salaire, Vouliont, ce disaient-ils, lui faire pardre terre. Ceti-ci prit la mouche; il leur plantit tout là , Et de ci les valets, et les cheviaux de là ; Et Monsieur, bien fâché d'une telle avanie, S'en venit dans les champs vivre en mélancoulie. Ariste Le fait est seulement que, lassé du fracas, Le séjour du village a pour moi plus d'appas. MaÃtre Jacques, apercevant Toinette à une fenêtre. Ah! le friand minois que je vois qui regarde! Toinette, à la fenêtre. Eh! qui sont donc ces gens? MaÃtre Jacques L'agriable camarde! Biau-père, c'est l'enfant dont vous voulez parler? Crispin Il est vrai, c'est ma fille; et je vais l'appeler. Ma fille, descendez. Il fait signe à Toinette. MaÃtre Jacques Morgué, qu'elle est gentille! Scène VI Ariste, MaÃtre Jacques, Crispin, Toinette Crispin, allant au-devant de Toinette, et lui disant bas. Fais ton rôle, entends-tu? je te nomme ma fille, Et cet homme est Ariste. Approchez-vous de nous, Ma fille, et saluez votre futur époux. MaÃtre Jacques Jarnigué, la friponne! elle aurait ma tendresse. Ariste Je serais trop heureux, Monsieur, je le confesse. Madame a des appas dont on est si charmé, Qu'en la voyant d'abord on se sent enflammé. Toinette Est-il vrai, trouvez-vous que je sois bien aimable? On ne voit, me dit-on, rien de plus agréable; En gros je suis parfaite, et charmante en détail Mes yeux sont tout de feu, mes lèvres de corail, Le nez le plus friand, la taille la plus fine. Mais mon esprit encor vaut bien mieux que ma mine. Gageons que votre coeur ne tient pas d'un filet? Fripon, vous soupirez, avouez-le tout net. Il est tout interdit. Crispin Tu réponds à merveilles; Courage sur ce ton. MaÃtre Jacques Ca ravit mes oreilles. Ariste Que veut dire ceci? veut-elle badiner? Cet air et ses discours ont droit de m'étonner. Toinette Je vois que le pauvre homme a perdu la parole S'il devenait muet, papa, je deviens folle. Parlez donc, cher amant, petit mari futur; Sied-il bien aux amants d'avoir le coeur si dur? Allez, petit ingrat, vous méritez ma haine. Je ferai désormais la fière et l'inhumaine. Ariste Je n'y comprends plus rien. Toinette Tourne vers moi les yeux, Et vois combien les miens sont tendres amoureux. Ha! que pour toi déjà j'ai conçu de tendresse! O trop heureux mortel de m'avoir pour maÃtresse! Ariste Dans quel égarement... Toinette Vous ne me dites mot! Je vous croyais poli, mais vous n'êtes qu'un sot. Moi devenir sa femme! ha, ha, quelle figure! Marier un objet, chef-d'oeuvre de nature, Fi donc! avec un singe aussi vilain que lui! Ariste, bas. La guenon! Toinette Cher papa, non, j'en mourrais d'ennui. Je suis, vous le savez, sujette à la migraine; L'aspect de ce magot la rendrait quotidienne. Que je le hais déjà ! je ne le puis souffrir. S'il devient mon époux, ma vertu va finir; Je ne réponds de rien. Ariste Quelle étrange folie! Crispin Son humeur est contraire à la mélancolie. Ariste A l'autre! Crispin Expliquez-vous, ne vous plaÃt-elle pas? Ariste Sans son extravagance elle aurait des appas. Retirons-nous d'ici, laissons ces imbéciles Ils auraient de l'argent à courir dans les villes. Nous venons de bien loin pour ne voir que des fous. MaÃtre Jacques Adieu, biauté quinteuse; adieu donc, sans courroux. La peste les étouffe. Crispin Mon humeur est mutine Point de bruit, s'il vous plaÃt, ou bien sur votre échine J'apostrophe un ergo qu'on nomme in barbara. MaÃtre Jacques Ah! morgué, le biau nid que j'avions trouvé là ! Scène VII Crispin, Toinette Crispin Il est congédié. Toinette *Grâces à mon adresse. Crispin Je te trouve en effet digne de ma tendresse. Toinette Est-il vrai, sieur Crispin? ah! vous vous ravalez. Crispin Vous ne savez donc pas tout ce que vous valez? Toinette C'est trop se prodiguer. Crispin Je ne puis m'en défendre Les grands hommes souvent se plaisent à descendre. Toinette Démocrite paraÃt adieu, songe au projet. Crispin Ne t'embarrasse pas va, je sais mon sujet. Je vais me dire Ariste, et trouver Démocrite, Et je saurai chasser les autres dans la suite. Mais prends garde, l'un d'eux pourrait bien arriver Je ne m'écarte point, viens vite me trouver. Toinette Ils ne viendront qu'au soir rendre visite au père. Crispin Je pourrai donc les voir et terminer l'affaire. Scène VIII Démocrite, Toinette Démocrite Toinette! Toinette Eh bien! Monsieur? Démocrite Puisque c'est aujourd'hui Qu'Ariste doit venir, ayez soin que pour lui L'on prépare un régal ma fille est prévenue... Toinette Je sais fort bien, Monsieur, qu'elle attend sa venue; Mais, pour être sa femme, il est un peu trop vieux. Démocrite Il a plus de raison. Toinette En sera-t-elle mieux? La raison, à son âge, est, ma foi, bagatelle, Et la raison n'est pas le charme d'une belle. Démocrite Mais elle doit suffire. Toinette Oui, pour de vieux époux; Mais les jeunes, Monsieur, n'en sont pas si jaloux. Un peu moins de raison, plus de galanterie; Et voilà ce qui fait le plaisir de la vie. Démocrite C'en est fait, taisez-vous, je lui laisse le choix Qu'elle prenne celui qui lui plaira des trois. Toinette Mais... Démocrite Mais retirez-vous, et gardez le silence! Parbleu, c'est bien à vous à taxer ma prudence! Scène IX Démocrite, seul. En effet, est-il rien de plus avantageux? Quoi! je préférerais, pour je ne sais quels feux, Un jeune homme sans biens à trois partis sortables! Que faire, sans le bien, des figures aimables? S'il gagnait son procès, cet amant si chéri, En ce cas, il pourrait devenir son mari Mais vider des procès, c'est une mer à boire. Scène X Démocrite, Le Chevalier de la Minardinière Le Chevalier C'est ici. Démocrite, ne voyant pas le Chevalier. C'est moi seul, enfin, que j'en veux croire. Le Chevalier Le seigneur Démocrite est-il pas logé là ? Démocrite Voulez-vous lui parler? Le Chevalier Oui, Monsieur. Démocrite Le voilà . Le Chevalier La rencontre est heureuse, et ma joie est extrême, En arrivant d'abord, de vous trouver vous-même. Philine est le sujet qui m'amène vers vous Mon bonheur sera grand si je suis son époux. Je suis le chevalier de la Minardinière. Démocrite Ah! je comprends, Monsieur, et la chose est fort claire; Je suis instruit de tout; j'espérais de vous voir, Comme on me l'avait dit, aujourd'hui sur le soir. Le Chevalier Puis-je croire, Monsieur, que votre aimable fille Voudra bien consentir d'unir notre famille? Démocrite Je suis persuadé que vous lui plairez fort. Si vous ne lui plaisiez, elle aurait un grand tort; Mais comme vous avez pressé votre visite, Et qu'on n'espérait pas que vous vinssiez si vite, Elle est chez un parent, même assez loin d'ici. Si vous vouliez, Monsieur, revenir aujourd'hui, Vous vous verriez tous deux, et l'on prendrait mesure. Le Chevalier Vous pouvez ordonner, et c'est me faire injure Que de penser, Monsieur, que je plaignis mes pas, Et l'espoir qui me flatte a pour moi trop d'appas. Je reviens sur le soir. Scène XI Démocrite, seul. Je fais avec prudence De ne l'avoir trompé par aucune assurance. Il est bon de choisir; j'en dois voir encor deux, Et ma fille à son gré choisira l'un d'entre eux. Ariste et l'autre ici doivent bientôt se rendre, Et j'aurai dans ce jour l'un des trois pour mon gendre. Quelque mérite enfin qu'ait notre Chevalier, Il faut attendre Ariste et notre financier. L'heure approche, et bientôt... Scène XII Démocrite, Crispin, contrefaisant Ariste. Crispin Morbleu de Démocrite! Je pense qu'à mes yeux sa maison prend la fuite. Depuis longtemps ici que je la cherche en vain, J'aurais, je gage, bu dix chopines de vin. Démocrite Quel ivrogne! parlez, auriez-vous quelque affaire Avec lui? Crispin Babillard, vous plaÃt-il de vous taire? Vous interroge-t-on? Démocrite Mais c'est moi qui le suis. Crispin Ah! ah! je me reprends, si je me suis mépris. Comment vous portez-vous? Je me porte à merveille, Et je suis toujours frais, grâce au jus de la treille. Démocrite Votre nom, s'il vous plaÃt? Crispin Et mon surnom aussi. Je suis Antoine Ariste, arrivé d'aujourd'hui. Exprès pour épouser votre fille, je pense Car le doute est fondé dessus l'expérience. Démocrite Vous êtes goguenard; je suis pourtant charmé De vous voir. Crispin Dites-moi, pourrai-je en être aimé? Voyons-la. Démocrite Je le veux qu'on appelle ma fille. Crispin Je me promets de faire une grande famille; J'aime fort à peupler. Scène XIII Démocrite, Crispin, Philine Démocrite La voilà . Crispin Je la vois. Mon humeur lui plaira, j'en juge à son minois. Démocrite Ma fille, c'est Ariste. Crispin Oh! oh! que de fontange! Il faut quitter cela, ma mignonne, mon ange. Philine Eh! pourquoi les quitter? Démocrite Quelles sont vos raisons? Crispin Oui, oui, parmi les boeufs, les vaches, les dindons, Il vous fera beau voir de rubans tout ornée! Dans huit jours vous serez couleur de cheminée. Tous mes biens sont ruraux, il faut beaucoup de soin Tantôt c'est au grenier, pour descendre du foin; Veiller sur les valets, leur préparer la soupe; Filer tantôt du lin, et tantôt de l'étoupe; A faute de valets, souvent laver les plats, Eplucher la salade, et refaire les draps; Se lever avant jour, en jupe ou camisole; Pour éveiller ses gens, crier comme une folle Voilà , ma chère enfant, désormais votre emploi, Et de ce que je veux faites-vous une loi. Philine Dieux! quel original! je n'en veux point, mon père! Démocrite Ce rustique bourgeois commence à me déplaire. Crispin Ses souliers, pour les champs, sont un peu trop mignons Dans une basse-cour, des sabots seront bons. Philine Des sabots! Démocrite Des sabots! Crispin Oui, des sabots, ma fille. Sachez qu'on en porta toujours dans ma famille; Et j'ai même un cousin, à présent financier, Qui jadis, sans reproche, était un sabotier. Croyez-moi, vous serez mille fois plus charmante, Quand, au lieu de damas, habillée en servante, Et devenue enfin une grosse dondon, De ma maison des champs vous prendrez le timon. Démocrite Le prenne qui voudra mais je vous remercie. Non, je n'en vis jamais, de si sot, en ma vie. Adieu, sieur campagnard je vous donne un bonsoir. Pour ma fille, jamais n'espérez de l'avoir. Laissons-le. Crispin Dieu vous gard. Parbleu! qu'elle choisisse; Qu'elle prenne un garçon, Normand, Breton ou Suisse; Et que m'importe à moi! Scène XIV Crispin, seul. Pour la subtilité, Je pense qu'ici-bas mon pareil n'est pas né. Que d'adresse, morbleu! De Paris jusqu'à Rome On ne trouverait pas un aussi galant homme. Oui, je suis, dans mon genre, un grand original; Les autres, après moi, n'ont qu'un talent banal. En fait d'esprit, de ton, les anciens ont la gloire; Qu'ils viennent avec moi disputer la victoire. Un modèle pareil va tous les effacer. Il est vrai que de soi c'est un peu trop penser; Mais quoi! je ne mens pas, et je me rends justice; Un peu de vanité n'est pas un si grand vice. Ce n'est pourtant pas tout reste deux, et partant Il faut les écarter; le cas est important. Ces deux autres messieurs n'ont point vu Démocrite; Aucun d'eux n'est venu pour lui rendre visite. Toinette m'en assure; elle veille au logis Si quelqu'un arrivait, elle en aurait avis. Je connais nos rivaux même, par aventure, A tous les deux jadis je servis de Mercure. Je vais donc les trouver, et par de faux discours, Pour jamais dans leurs coeurs éteindre leurs amours. J'ai déjà prudemment prévenu certain drôle, Qui d'un faux financier jouera fort bien le rôle. Mais le voilà qui vient, notre vrai financier. Courage, il faut ici faire un tour du métier. Il arrive à propos. Scène XV Crispin, Le Financier Le Financier, arrivant sans voir Crispin. Oui, voilà sa demeure; Sans doute je pourrai le trouver à cette heure. Mais, est-ce toi, Crispin? Crispin C'est votre serviteur. Et quel hasard, Monsieur, ou plutôt quel bonheur Fait qu'on vous trouve ici? Le Financier J'y fais un mariage. Crispin Vous mariez quelqu'un dans ce petit village? Le Financier Connais-tu Démocrite? Crispin Hé! je loge chez lui. Le Financier Quoi! tu loges chez lui? j'y viens moi-même aussi. Crispin Hé qu'y faire? Le Financier J'y viens pour épouser sa fille. Crispin Quoi! vous vous alliez avec cette famille! Le Financier Hé, ne fais-je pas bien? Crispin Je suis de la maison, Et je ne puis parler. Le Financier Tu me donnes soupçon De grâce, explique-toi. Crispin Je n'ose vous rien dire. Le Financier Quoi! tu me cacherais?... Crispin Je n'aime point à nuire. Le Financier Crispin, encore un coup... Crispin Ah! si l'on m'entendait, Je serais mort, Monsieur, et l'on m'assommerait. Le Financier Quoi! Crispin autrefois qui fut à mon service!... Crispin Enfin, vous voulez donc, Monsieur, que je périsse? Le Financier Ne t'embarrasse pas. Crispin Gardez donc le secret. Je suis perdu, Monsieur, si vous n'êtes discret. Je tremble. Le Financier Parle donc. Crispin Eh bien donc! cette fille, Son père et ses parents et toute la famille, Tombent d'un certain mal que je n'ose nommer. Le Financier Ha Crispin, quelle horreur! tu me fais frissonner. Je venais de ce pas rendre visite au père, Et peut-être, sans toi, j'eus terminé l'affaire. A présent, c'en est fait, je ne veux plus le voir, Je m'en retourne enfin à Paris dès ce soir. Crispin Je m'enfuis, mais sur tout gardez bien le silence. Le Financier Tiens! Crispin Je n'exige pas, Monsieur, de récompense. Le Financier Tiens donc. Crispin Vous le voulez, il faut vous obéir. Adieu, Monsieur motus! Scène XVI Le Financier, seul. Qu'allais-je devenir? J'aurais, sans son avis, fait un beau mariage! Elle m'eût apporté belle dot en partage! Je serais bien fâché d'être époux à ce prix; Je ne suis point assez de ses appas épris. Retirons-nous... Pourtant un peu de bienséance, A vrai dire, n'est pas de si grande importance. Démocrite m'attend avant que de quitter, Il est bon de le voir et de me rétracter. Scène XVII Le Financier, Toinette, Démocrite Le Financier frappe. Toinette, à la porte. Que voulez-vous, Monsieur? Le Financier Le seigneur Démocrite Est-il là ? je venais pour lui rendre visite. Toinette Démocrite, à une fenêtre. Qui frappe là -bas? à qui donc en veut-on? Le Financier répond. Le seigneur Démocrite est-il en sa maison? Démocrite J'y suis et je descends. Le Financier Vous vous trompiez, la belle. Toinette D'accord. Et à part. C'est bien en vain que j'ai fait sentinelle. Tout ceci va fort mal les desseins de Crispin, Autant qu'on peut juger, n'auront pas bonne fin. Je ne m'en mêle plus. Scène XVIII Le Financier, Démocrite Le Financier J'étais dans l'espérance De pouvoir avec vous contracter alliance. Un accident, Monsieur, m'oblige de partir J'ai cru de mon devoir de vous en avertir. Démocrite Vous êtes donc Monsieur de la Boursinière? Et quel malheur, Monsieur, quelle subite affaire Peut, en si peu de temps, causer votre départ? A cet éloignement ma fille a-t-elle part? Le Financier Non, Monsieur. Démocrite Permettez pourtant que je soupçonne; Et dans l'étonnement qu'un tel départ me donne, J'entrevois que peut-être ici quelque jaloux Pourrait, en ce moment, vous éloigner de nous. Vous ne répondez rien, avouez-moi la chose; D'un changement si grand apprenez-moi la cause. J'y suis intéressé; car si des envieux Vous avaient fait, Monsieur, des rapports odieux, Je ne vous retiens pas, mais daignez m'en instruire. Il faut vous détromper. Le Financier Que pourrais-je vous dire? Démocrite Non, non, il n'est plus temps de vouloir le celer. Je vois trop ce que c'est, et vous pouvez parler. Le Financier N'avez-vous pas chez vous un valet que l'on nomme Crispin? Démocrite Moi? de ce nom je ne connais personne. Le Financier Le fourbe! il m'a trompé. Démocrite Eh bien donc? ce Crispin? Le Financier Il s'est dit de chez vous. Démocrite Il ment, c'est un coquin. Le Financier Un mal affreux, dit-il, attaquait votre fille. Il en a dit autant de toute la famille. Démocrite D'un rapport si mauvais je ne puis me fâcher. Le Financier Mais il faut le punir, et je vais le chercher. Démocrite Allez, je vous attends. Le Financier Au reste, je vous prie, Que je ne souffre point de cette calomnie. Démocrite J'ai le coeur mieux placé. Scène XIX Démocrite, Frontin arrive, contrefaisant le Financier. Démocrite, sans le voir. Quelle méchanceté! Qui peut être l'auteur de cette fausseté? Frontin, contrefaisant le Financier. Le rôle que Crispin ici me donne à faire N'est pas des plus aisés, et veut bien du mystère. Démocrite, sans le voir. Souvent, sans le savoir, on a des ennemis Cachés sous le beau nom de nos meilleurs amis. Frontin Connaissez-vous ici le seigneur Démocrite? Je viens exprès ici pour lui rendre visite. Démocrite C'est moi. Frontin J'en suis ravi ce que j'ai de crédit Est à votre service. Démocrite Eh! mais, dans quel esprit Me l'offrez-vous, à moi? votre nom, que je sache, M'est inconnu; qu'importe?... On dirait qu'il se fâche. Est-on Turc avec ceux que l'on ne connaÃt pas? Je ne suis pas de ceux qui font tant de fracas. Frontin En buvant tous les deux, nous saurons qui nous sommes. Démocrite, bas. Il est, je l'avouerai, de ridicules hommes. Frontin Je suis de vos amis, je vous dirai mon nom. Démocrite Il ne s'agit ici de nom ni de surnom. Frontin Vous êtes aujourd'hui d'une humeur chagrinante Mon amitié pourtant n'est pas indifférente. Démocrite Finissons, s'il vous plaÃt. Frontin Je le veux. Dites-moi Comment va notre enfant? Elle est belle, ma foi; Je veux dès aujourd'hui lui donner sérénade. Démocrite Qu'elle se porte bien, ou qu'elle soit malade, Que vous importe à vous? Frontin Je la connais fort bien; Elle est riche, papa mais vous n'en dites rien; Il ne tiendra qu'à vous de terminer l'affaire. Démocrite Je n'entends rien, Monsieur, à tout ce beau mystère. Frontin Vous le dites. Démocrite J'en jure. Frontin Oh! point de jurement. Je ne vous en crois pas, même à votre serment. Démocrite, entre nous, point tant de modestie. Venons au fait. Démocrite Monsieur, avez-vous fait partie De vous moquer de moi? Frontin Morbleu! point de détours. Faites venir ici l'objet de mes amours. La friponne, je crois qu'elle en sera bien aise; Et vous l'êtes aussi, papa, ne vous déplaise. J'en suis ravi de même, et nous serons tous trois. En même temps, ici, plus contents que des rois. Savez-vous qui je suis? Démocrite Il ne m'importe guère. Frontin Ah! si vous le saviez, vous diriez le contraire. Démocrite Moi! Frontin Je gage que si. Je suis, pour abréger... Démocrite Je n'y prends nulle part, et ne veux point gager. Frontin C'est qu'il a peur de perdre. Démocrite Eh bien! soit je me lasse De ce galimatias; expliquez-vous de grâce. Frontin Je suis le financier qui devait sur le soir, Pour ce que vous savez, vous parler et vous voir. Démocrite, étonné. Quelle est donc cette énigme? Frontin Un peu de patience; J'adoucirai bientôt votre aigre révérence. J'ai mille francs et plus de revenu par jour Dites, avec cela peut-on faire l'amour? Grand nombre de chevaux, de laquais, d'équipages. Quand je me marierai, ma femme aura des pages. Voyez-vous cet habit? il est beau, somptueux; Un autre avec cela ferait le glorieux Fi! c'est un guenillon que je porte en campagne Vous croiriez ma maison un pays de cocagne. Voulez-vous voir mon train? il est fort près d'ici. Démocrite Je m'y perds. Frontin Ma livrée est magnifique aussi. Papa, savez-vous bien qu'un excès de tendresse Va rendre votre enfant de tant de biens maÃtresse? Vous avez, m'a-t-on dit, en rente, vingt mil francs. Partagez-nous-en dix, et nous serons contents. Après cela, mourez pour nous laisser le reste. Dites, en vérité, puis-je être plus modeste? Démocrite Non, je n'y connais rien; Monsieur le financier, Ou qui que vous soyez, il faudrait vous lier; Je ne puis démêler si c'est la fourberie, Ou si ce n'est enfin que pure frénésie Qui vous conduit ici mais n'y revenez plus. Frontin Adieu, je mangerai tout seul mes revenus. Vinssiez-vous à présent prier pour votre fille, J'abandonne à jamais votre ingrate famille. Frontin sort en riant. Scène XX Démocrite, seul. Je ne puis débrouiller tout ce galimatias, Et tout ceci me met dans un grand embarras. Scène XXI Démocrite, Crispin, déguisé en femme. Crispin N'est-ce pas vous, Monsieur, qu'on nomme Démocrite? Démocrite Crispin Vous êtes, dit-on, un homme de mérite; Et j'espère, Monsieur, de votre probité, Que vous écouterez mon infélicité Mais puis-je dans ces lieux me découvrir sans crainte? Démocrite Ne craignez rien. Crispin O ciel! sois touché de ma plainte! Vous me voyez, Monsieur, réduite au désespoir, Causé par un ingrat qui m'a su décevoir. Démocrite Dans un malheur si grand, pourrais-je quelque chose? Crispin Oui, Monsieur, vous allez en apprendre la cause Mais la force me manque, et, dans un tel récit, Mon coeur respire à peine, et ma douleur s'aigrit. Démocrite Calmez les mouvements dont votre âme agitée... Crispin Hélas! par les sanglots ma voix est arrêtée Mais enfin, il est temps d'avouer mon malheur. Daigne le juste ciel terminer ma douleur! J'aime depuis longtemps un Chevalier parjure, Qui sut de ses serments déguiser l'imposture, Le cruel! J'eus pitié de tous ses feints tourments. Hélas! de son bonheur je hâtai les moments. Je l'épousai, Monsieur mais notre mariage, A l'insu des parents, se fit dans un village; Et croyant avoir mis ma conscience en repos, Je me livrai, Monsieur. Pour comble de tous maux, Il différa toujours de m'avouer pour femme. Je répandis des pleurs pour attendrir son âme. Hélas! épargnez-moi ce triste souvenir, Et ne remédions qu'aux maux de l'avenir. Cet ingrat chevalier épouse votre fille. Démocrite Quoi! c'est celui qui veut entrer dans ma famille? Crispin Lui-même! vous voyez la noire trahison. Démocrite Cette action est noire. Crispin Hélas! c'est un fripon. Cet ingrat m'a séduite Ha Monsieur, quel dommage De tromper lâchement une fille à mon âge! Démocrite Il vient bien à propos, nous pourrons lui parler. Crispin veut s'en aller. Non, non, je vais sortir. Démocrite Pourquoi vous en aller? Crispin Ah! c'est un furieux. Démocrite Tenez-vous donc derrière; Il ne vous verra pas. Crispin J'ai peur. Démocrite Laissez-moi faire. Scène XXII Démocrite, Le Chevalier et Crispin, qui, pendant cette scène, fait tous les signes d'un homme qui veut s'en aller. Le Chevalier Quoique j'eus résolu de ne plus vous revoir Et que je dus partir de ces lieux dès ce soir, J'ai cru devoir encor rétracter ma parole, Résolu de ne point épouser une folle. Je suis fâché, Monsieur, de vous parler si franc; Mais vous méritez bien un pareil compliment, Puisque vous me trompiez, sans un avis fidèle. Votre fille est fort riche, elle est jeune, elle est belle; Mais les fréquents accès qui troublent son esprit Ne sont pas de mon goût. Démocrite Eh! qui vous l'a donc dit Qu'elle eût de ces accès? Le Chevalier J'ai promis de me taire. Celui de qui je tiens cet avis salutaire, Je le connais fort bien, et vous le connaissez. Cet homme est de chez vous, c'est vous en dire assez. Démocrite Cet homme a déjà fait une autre menterie C'est un nommé Crispin, insigne en fourberie; Je n'en sais que le nom, il n'est point de chez moi. Mais vous, n'avez-vous point engagé votre foi? Vous êtes interdit! que prétendiez-vous faire? Vous marier deux fois? Le Chevalier Quel est donc ce mystère? Démocrite Vous devriez rougir d'une telle action C'est du ciel s'attirer la malédiction. Et ne savez-vous pas que la polygamie Est ici cas pendable et qui coûte la vie? Le Chevalier Moi, je suis marié! qui vous fait ce rapport? Démocrite Oui, voilà mon auteur, regardez si j'ai tort. Le Chevalier Eh bien? Démocrite C'est votre femme. Le Chevalier Ah! le plaisant visage, Le ragoûtant objet que j'avais en partage! Mais je crois la connaÃtre. Ah parbleu! c'est Crispin, Lui-même. Démocrite, étonné. Ce fripon, cet insigne coquin? Le Chevalier Malheureux, tu m'as dit que Philine était folle, Réponds donc! Crispin Ah, Monsieur, j'ai perdu la parole. Démocrite Arrêtons ce maraud. Crispin Oui, je suis un fripon Ayez pitié de moi. Le Chevalier Mille coups de bâton, Fourbe, vont te payer. Scène XXIII Le Financier arrive; Démocrite, Crispin, Le Chevalier Le Financier Ma peine est inutile, Je crois que notre fourbe a regagné la ville, Je n'ai pu le trouver. Démocrite Regardez ce minois; Le reconnaissez-vous? Le Financier Eh! c'est Crispin, je crois. Démocrite C'est lui-même. Le Financier Voleur! Crispin, en tremblant. Ah! je suis prêt à rendre L'argent que j'ai reçu... vous me l'avez fait prendre. Démocrite, au financier. Qui m'aurait envoyé tantôt certain fripon? Il s'est dit financier, et prenait votre nom. Le Financier Le mien? Démocrite Oui, le coquin ne disait que sottises. Le Financier, à Crispin. N'était-ce pas de toi qu'il les avait apprises? Crispin Vous l'avez dit, oui, j'ai fait tout le mal; Mais à mon crime, hélas! mon regret est égal. Le Financier Ah! monsieur l'hypocrite! Scène XXIV Le Chevalier , Le Financier, Démocrite, Crispin, Ariste, suivi de MaÃtre Jacques Ariste Il faut nous en instruire. MaÃtre Jacques Pargué, ces biaux messieurs pourront bian nous le dire. Ariste Démocrite, Messieurs, est-il connu de vous? MaÃtre Jacques C'est que j'en savons un qui s'est moqué de nous. Velà , Monsieur, Ariste. Démocrite, avec précipitation. Ariste? MaÃtre Jacques Oui, lui-même. Démocrite Mais cela ne se peut, ma surprise est extrême. Ariste C'est cependant mon nom. MaÃtre Jacques J'étions venus tantôt Pour le voir mais j'avons trouvé queuque maraud, Qui disait comme ça qu'il était Démocrite. Mais le drôle a bian mal payé notre visite. Il avait avec lui queuque friponne itou, Qui tournait son esprit tout sens dessus dessous Alle faisait la folle, et se disait la fille De ce biau Démocrite; elle était bian habile. Enfin ils ont tant fait, qu'Ariste que velà , Qui venait pour les voir, les a tous plantés là . Or j'avons vu tantôt passer ce méchant drôle; J'ons tous deux en ce temps lâché quelque parole, Montrant ce Démocrite. "Hé bon! ce n'est pas li", A dit un paysan de ce village-ci. Dame! ça nous a fait sopçonner queuque chose. Monsieur, je sons trompé, j'en avons une dose, Ai-je dit, moi. Pargué! pour être plus certain, Je venons en tout ça savoir encor la fin. Ariste La chose est comme il dit. Démocrite C'est encor ton ouvrage, Dis, coquin? Crispin Il est vrai. MaÃtre Jacques Quel est donc ce visage? C'est notre homme! Démocrite, à Ariste. C'est lui, mais le fourbe a plus fait, Il m'a trompé de même, et vous a contrefait. Crispin Hélas! Démocrite Vous étiez trois qui demandiez ma fille; Et qui vouliez, Messieurs, entrer dans ma famille, Ma fille aimait déjà , elle avait fait son choix, Et refusait toujours d'épouser l'un des trois. Je vous ménageai tous, dans la douce espérance Avec un de vous trois d'entrer en alliance; J'ignore les raisons qui poussent ce coquin. Crispin Je vais tout avouer je m'appelle Crispin, Ecoutez-moi sans bruit, quatre mots font l'affaire. Démocrite frappe. Un laquais paraÃt qui fait venir Philine. Qu'on appelle ma fille. A tout ce beau mystère A-t-elle quelque part? Crispin Vous allez le savoir Ces trois messieurs devaient vous parler sur le soir, Et l'un des trois allait devenir votre gendre. Cléandre, au désespoir, voulait aller se pendre; Il aime votre fille, il en est fort aimé. Or, étant son valet, dans cette extrémité, Je m'offris sur le champ de détourner l'orage, Et Toinette avec moi joua son personnage. De tout ce qui s'est fait, enfin, je suis l'auteur; Mais je me repens bien d'être né trop bon coeur Sans cela... Démocrite Franc coquin! Et puis à sa fille qui entre. Vous voilà donc, ma fille! En fait de tours d'esprit, vous êtes fort habile, Mais votre habileté ne servira de rien Vous n'épouserez point un jeune homme sans bien. Déterminez-vous donc. Philine Mettez-vous à ma place, Mon père, et dites-moi ce qu'il faut que je fasse. Démocrite, à Crispin. Toi, sors d'ici, maraud, et ne parais jamais. Crispin, s'en allant. Je puis dire avoir vu le bâton de bien près. Il dit le vers suivant à Cléandre qui entre. Vous venez à propos quoi! vous osez paraÃtre! Scène XXV et dernière Démocrite, Cléandre, Philine, Toinette, Crispin, Le Chevalier, Le Financier, Ariste, MaÃtre Jacques. Cléandre De mon destin, Monsieur, je viens vous rendre maÃtre; Pardonnez aux effets d'un violent amour, Et vous-même dictez notre arrêt en ce jour. Je me suis, il est vrai, servi de stratagème; Mais que ne fait-on pas, pour avoir ce qu'on aime? On m'enlevait l'objet de mes plus tendres feux, Et, pour tout avouer, nous nous aimons tous deux. Vous connaissez, Monsieur, mon sort et ma famille; Mon procès est gagné, j'adore votre fille Prononcez, et s'il faut embrasser vos genoux... Ariste De vos liens, pour moi, je ne suis point jaloux. Le Chevalier A vos désirs aussi je suis prêt à souscrire Le Financier Je me dépars de tout, je ne puis pas plus dire. Philine Mon père, faites-moi grâce, et mon coeur est tout prêt S'il faut à mon amant renoncer pour jamais. Crispin Hélas! que de douceur! Toinette Monsieur, soyez sensible. Démocrite C'en est fait, et mon coeur cesse d'être inflexible. Levez-vous, finissez tous vos remerciements Je ne sépare plus de si tendres amants. Ces messieurs resteront pour la cérémonie. Soyez contents tous deux, votre peine est finie. Crispin, à Toinette. Finis la mienne aussi, marions-nous tous deux. Je suis pressé, Toinette. Toinette Es-tu bien amoureux? Crispin Ha! l'on ne vit jamais pareille impatience, Et l'amour dans mon coeur épuise sa puissance. Viens, ne retarde point l'instant de nos plaisirs Prends ce baiser pour gage, objet de mes désirs Un seul ne suffit pas. Toinette Quelle est donc ta folie? Que fais-tu? Crispin Je pelote en attendant partie. Cléandre Puisque vous vous aimez, je veux vous marier. Crispin Le veux-tu? Toinette J'y consens. Crispin Tu te fais bien prier! L'Amour et la vérité Dialogue entre l'Amour et la Vérité Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 3 mars 1720 Dialogue entre l'Amour et la Vérité L'Amour. - Voici une dame que je prendrais pour la Vérité, si elle n'était si ajustée. La Vérité. - Si ce jeune enfant n'avait l'air un peu trop hardi, je le croirais l'Amour. L'Amour. - Elle me regarde. La Vérité. - Il m'examine. L'Amour. - Je soupçonne à peu près ce que ce peut être; mais soyons-en sûr. Madame, à ce que je vois, nous avons une curiosité mutuelle de savoir qui nous sommes; ne faisons point de façon de nous le dire. La Vérité. - J'y consens, et je commence. Ne seriez-vous pas le petit libertin d'Amour, qui depuis si longtemps tient ici-bas la place de l'Amour tendre? Enfin n'êtes-vous pas l'Amour à la mode? L'Amour. - Non, Madame, je ne suis ni libertin, ni par conséquent à la mode, et cependant je suis l'Amour. La Vérité. - Vous, l'Amour! L'Amour. - Oui, le voilà . Mais vous, Madame, ne tiendriez-vous pas lieu de la Vérité parmi les hommes? N'êtes-vous pas l'Erreur, ou la Flatterie? La Vérité. - Non, charmant Amour, je suis la Vérité même; je ne suis que cela. L'Amour. - Bon! Nous voilà deux divinités de grand crédit! Je vous demande pardon de vous avoir scandalisée, vous, dont l'honneur est de ne le pas être. La Vérité. - Ce reproche me fait rougir; mais je vous rendrai raison de l'équipage où vous me voyez, quand vous m'aurez rendu raison de l'air libertin et cavalier répandu sur vos habits et sur votre physionomie même. Qu'est devenu cet air de vivacité tendre et modeste? Que sont devenus ces yeux qui apprivoisaient la vertu même, qui ne demandaient que le coeur? Si ces yeux-là n'attendrissent point, ils débauchent. L'Amour. - Tels que vous les voyez cependant, ils ont déplu par leur sagesse; on leur en trouvait tant, qu'ils en étaient ridicules. La Vérité. - Et dans quel pays cela vous est-il arrivé? L'Amour. - Dans le pays du monde entier. Vous ne vous ressouvenez peut-être pas de l'origine de ce petit effronté d'Amour, pour qui vous m'avez pris. Hélas! C'est moi qui suis cause qu'il est né. La Vérité. - Comment cela? L'Amour. - J'eus querelle un jour avec l'Avarice et la Débauche. Vous avez combien j'ai d'aversion pour ces deux divinités; je leur donnai tant de marques de mépris, qu'elles résolurent de s'en venger. La Vérité. - Les méchantes! eh! que firent-elles? L'Amour. - Voici le tour qu'elles me jouèrent. La Débauche s'en alla chez Plutus, le dieu des richesses; le mit de bonne humeur, fit tomber la conversation sur Vénus, lui vanta ses beautés, sa blancheur, son embonpoint, etc. Plutus, à ce récit, prit un goût de conclusions, l'appétit vint au gourmand, il n'aima pas Vénus il la désira. La Vérité. - Le malhonnête. L'Amour. - Mais, comme il craignait d'être rebuté, la Débauche l'enhardit, en lui promettant son secours et celui de l'Avarice auprès de Vénus Vous êtes riche, lui dit-elle, ouvrez vos trésors à Vénus, tandis que mon amie l'Avarice appuiera vos offres auprès d'elle, et lui conseillera d'en profiter. Je vous aiderai de mon côté, moi. La Vérité. - Je commence à me remettre votre aventure. L'Amour. - Vous n'avez pas un grand génie, dit la Débauche à Plutus, mais vous êtes un gros garçon assez ragoûtant. Je ferai faire à Vénus une attention là -dessus, qui peut-être lui tiendra lieu de tendresse; vous serez magnifique, elle est femme. L'Avarice et moi, nous vous servirons bien, et il est des moments où il n'est pas besoin d'être aimé pour être heureux. La Vérité. - La plupart des amants doivent à ces moments-là toute leur fortune. L'Amour. - Après ce discours, Plutus impatient courut tenter l'aventure. Or, argent, bijoux, présents de toute sorte, soutenus de quelques bredouilleries, furent auprès de Vénus les truchements de sa belle passion. Que vous dirai-je enfin, ma chère? un moment de fragilité me donna pour frère ce vilain enfant qui m'usurpe aujourd'hui mon empire! ce petit dieu plus laid qu'un diable, et que Messieurs les hommes appellent Amour. La Vérité. - Hé bien! Est-ce en lui ressemblant que vous avez voulu vous venger de lui? L'Amour. - Laissez-moi achever; le petit fripon ne fut pas plutôt né, qu'il demanda son apanage. Cet apanage, c'était le droit d'agir sur les coeurs. Je ne daignai pas m'opposer à sa demande; je lui voyais des airs si grossiers, je lui remarquais un caractère si brutal, que je ne m'imaginai pas qu'il pût me nuire. Je comptais qu'il ferait peur en se présentant, et que ce monstre serait obligé de rabattre sur les animaux. La Vérité. - En effet, il n'était bon que pour eux. L'Amour. - Ses premiers coups d'essai ne furent pas heureux. Il insultait, bien loin de plaire; mais ma foi, le coeur de l'homme ne vaut pas grand'chose; ce maudit Amour fut insensiblement souffert; bientôt on le trouva plus badin que moi; moins gênant, moins formaliste, plus expéditif. Les goûts se partagèrent entre nous deux; il m'enleva de mes créatures. La Vérité. - Eh! que devÃntes-vous alors? L'Amour. - Quelques bonnes gens crièrent contre la corruption; mais ces bonnes gens n'étaient que des invalides, de vieux personnages, qui, disait-on, avaient leurs raisons pour haïr la réforme; gens à qui la lenteur de mes démarches convenait, et qui prêchaient le respect, faute, en le perdant, de pouvoir réparer l'injure. La Vérité. - Il en pouvait bien être quelque chose. L'Amour. - Enfin, Madame, ces tendres et tremblants aveux d'une passion, ces dépits délicats, ces transports d'amour d'après les plus innocentes faveurs, d'après mille petits riens précieux, tout cela disparut. L'un ouvrit sa bourse, l'autre gesticulait insolemment auprès d'une femme, et cela s'appelait une déclaration. La Vérité. - Ah! l'horreur! L'Amour. - A mon égard, j'ennuyais, je glaçais; on me regardait comme un innocent qui manquait d'expérience, et je ne fus plus célébré que par les poètes et les romanciers. La Vérité. - Cela vous rebuta? L'Amour. - Oui, je me retirai, ne laissant de moi que mon nom dont on abusait. Or, il y a quelque temps, que rêvant à ma triste aventure, il me vint dans l'esprit d'essayer si je pourrais me rétablir en mitigeant mon air tendre et modeste; peut-être, disais-je en moi-même, qu'à la faveur d'un air plus libre et plus hardi, plus conforme au goût où sont à présent les hommes, peut-être pourrais-je me glisser dans ces coeurs? ils ne me trouveront pas si singulier, et je détruirai mon ennemi par ses propres armes. Ce dessein pris, je partis, et je parus dans la mascarade où vous me voyez. La Vérité. - Je gage que vous n'y gagnâtes rien. L'Amour. - Ho vraiment! Je me trouvai bien loin de mon compte tout grenadier que je pensais être, dès que je me montrai, on me prit pour l'Amour le plus gothique qui ait jamais paru; je fus sifflé dans les Gaules comme une mauvaise comédie, et vous me voyez de retour de cette expédition. Voilà mon histoire. La Vérité. - Hélas! Je n'ai pas été plus heureuse que vous; on m'a chassée du monde. L'Amour. - Hé! qui? les chimistes, les devins, les faiseurs d'almanach, les philosophes? La Vérité. - Non, ces gens-là me m'ont jamais nui. On sait bien qu'ils mentent, ou qu'ils sont livrés à l'erreur, et je ne leur en veux aucun mal, car je ne suis point faite pour eux. L'Amour. - Vous avez raison. La Vérité. - Mais, que voulez-vous que les hommes fassent de moi? Le mensonge et la flatterie sont en si grand crédit parmi eux, qu'on est perdu dès qu'on se pique de m'honorer. Je ne suis bonne qu'à ruiner ceux qui me sont fidèles; par exemple, la flatterie rajeunit les vieux et les vieilles. Moi, je leur donne l'âge qu'ils ont. Cette femme dont les cheveux blanchissent à son insu, singe maladroit de l'étourderie folâtre des jeunes femmes, qui provoque la médisance par des galanteries qu'elle ne peut faire aboutir, qui se lève avec un visage de cinquante ans, et qui voudrait que ce visage n'en eût que trente, quand elle est ajustée, ira-t-on lui dire Madame, vous vous trompez dans votre calcul; votre somme est de vingt ans plus forte? non, sans doute; ses amis souscrivent à la soustraction. Telle a la physionomie d'une guenon, qui se croit du moins jolie; irez-vous mériter sa haine, en lui confiant à quoi elle ressemble pendant que, pour être un honnête homme auprès d'elle, il suffit de lui dire qu'elle est piquante? Cet homme s'imagine être un esprit supérieur; il se croit indispensablement obligé d'avoir raison partout; il décide, il redresse les autres; cependant ce n'est qu'un brouillon qui jouit d'une imagination déréglée. Ses amis feignent de l'admirer; pourquoi? Ils en attendent, ou lui doivent, leur fortune. L'Amour. - Il faut bien prendre patience. La Vérité. - Ainsi je n'ai plus que faire au monde. Cependant, comme la Flatterie est ma plus redoutable ennemie, et qu'en triomphant d'elle, je pourrais insensiblement rentrer dans tous mes honneurs, j'ai voulu m'humaniser je me suis déguisée, comme vous voyez, mais j'ai perdu mon étalage l'amour-propre des hommes est devenu d'une complexion si délicate, qu'il n'y a pas moyen de traiter avec lui; il a fallu m'en revenir encore. Pour vous, mon bel enfant, il me semble que vous aviez un asile et le mariage. L'Amour. - Le mariage! Y songez-vous? Ne savez-vous pas que le devoir des gens mariés est de s'aimer? La Vérité. - Hé bien! c'est à cause de cela que vous régnerez plus aisément parmi eux. L'Amour. - Soit; mais des gens obligés de s'aimer ne me conviennent point. Belle occupation pour un espiègle comme moi, que de faire les volontés d'un contrat; achevons de nous conter tout. Que venez-vous faire ici? La Vérité. - J'y viens exécuter un projet de vengeance; voyez-vous ce puits? Voilà le lieu de ma retraite; je vais m'enfermer dedans. L'Amour. - Ah! Ah! Le proverbe sera donc vrai, qui dit que la Vérité est au fond du puits. Et comment entendez-vous vous venger, là ? La Vérité. - Le voici. L'eau de ce puits va, par moi, recevoir une telle vertu, que quiconque en boira sera forcé de dire tout ce qu'il pense et de découvrir son coeur en toute occasion; nous sommes près de Rome, on vient souvent se promener ici; on y chasse; le chasseur se désaltère; et à succession de temps, je garnirai cette grande ville de gens naïfs, qui troubleront par leur franchise le commerce indigne de complaisance et de tromperie que la Flatterie y a introduit plus qu'ailleurs. L'Amour. - Nous allons donc être voisins; car, pendant que votre rancune s'exercera dans ce puits, la mienne agira dans cet arbre. Je vais y entrer; les fruits en sont beaux et bons, et me serviront à une petite malice qui sera tout à fait plaisante. Celui qui en mangera tombera subitement amoureux du premier objet qu'il apercevra. Que dites-vous de ce guet-apens? La Vérité. - Il est un peu fou. L'Amour. - Bon, il est digne de vous; mais adieu, je vais dans mon arbre. La Vérité. - Et moi, dans mon puits. Divertissement Ier air gracieusement. D'un doux regard elle vous jure Que vous êtes son favori, Mais c'est peut-être une imposture Puisqu'en faveur d'un autre elle a déjà souri. 2e air bourrée. Dans le même instant que son âme Dédaigneuse d'une autre flamme Semble se déclarer pour vous, Le motif de la préférence Empoisonne la jouissance D'un bien qui paraissait si doux. La coquette ne vous caresse Que pour alarmer la paresse D'un rival qui n'est point jaloux. 3e air menuet. L'amant trahi par ce qu'il aime Veut-il guérir presque en un jour? Qu'il aime ailleurs; l'amour lui-même Est le remède de l'amour. 4e air piqué. Vous qui croyez d'une inhumaine Ne vaincre jamais la rigueur, Pressez, la victoire est certaine, Vous ne connaissez pas son coeur; Il prend un masque qui le gêne; Son visage, c'est la douceur. 5e air gracieusement. Heureux, l'amant bien enflammé. Celui qui n'a jamais aimé Ne vit pas ou du moins l'ignore; Sans le plaisir d'être charmé D'un aimable objet qu'on adore S'apercevrait-on d'être né? 6e air piqué. Tel qui devant nous nous admire, S'en rit peut-être à quatre pas. Quand à son tour il nous fait rire C'est un secret qu'il ne sait pas; Oh! l'utile et charmante ruse Qui nous unit tous ici-bas; Qui de nous croit en pareil cas Etre la dupe qu'on abuse? 7e air gracieusement La raison veut que la sagesse Ait un empire sur l'amour; O vous, amants, dont la tendresse Nous attaque cent fois le jour, Quand il nous prend une faiblesse Ne pouvez-vous à votre tour Avoir un instant de sagesse? Arlequin désenchanté par la Raison chante le couplet suivant J'aimais Arlequin et ma foi, Je crois ma guérison complète; Mais, Messieurs, entre nous, j'en vois Qui peut-être, aussi bien que moi, Ont besoin d'un coup de baguette. Arlequin poli par l'Amour Acteurs de la comédie Comédie en un acte, en prose, Représentée pour la première fois par les comédiens italiens, le 17 octobre 1720 Acteurs de la comédie La Fée. Trivelin, domestique de la Fée. Arlequin, jeune homme enlevé par la Fée. Silvia, bergère, amante d'Arlequin. Un berger, amoureux de Silvia. Autre bergère, cousine de Silvia. Troupe de danseurs et chanteurs. Troupe de lutins. Scène première La Fée, Trivelin Le jardin de la Fée est représenté. Trivelin, à la Fée qui soupire. - Vous soupirez, Madame, et malheureusement pour vous, vous risquez de soupirer longtemps si votre raison n'y met ordre; me permettrez-vous de vous dire ici mon petit sentiment? La Fée. - Parle. Trivelin. - Le jeune homme que vous avez enlevé à ses parents est un beau brun, bien fait; c'est la figure la plus charmante du monde; il dormait dans un bois quand vous le vÃtes, et c'était assurément voir l'Amour endormi; je ne suis donc point surpris du penchant subit qui vous a pris pour lui. La Fée. - Est-il rien de plus naturel que d'aimer ce qui est aimable? Trivelin. - Oh sans doute; cependant avant cette aventure, vous aimiez assez le grand enchanteur Merlin. La Fée. - Eh bien, l'un me fait oublier l'autre cela est encore fort naturel. Trivelin. - C'est la pure nature; mais il reste une petite observation à faire c'est que vous enlevez le jeune homme endormi, quand peu de jours après vous allez épouser le même Merlin qui en a votre parole. Oh! cela devient sérieux; et entre nous, c'est prendre la nature un peu trop à la lettre; cependant passe encore; le pis qu'il en pouvait arriver, c'était d'être infidèle; cela serait très vilain dans un homme, mais dans une femme, cela est plus supportable quand une femme est fidèle, on l'admire; mais il y a des femmes modestes qui n'ont pas la vanité de vouloir être admirées; vous êtes de celles-là , moins de gloire, et plus de plaisir, à la bonne heure. La Fée. - De la gloire à la place où je suis, je serais une grande dupe de me gêner pour si peu de chose. Trivelin. - C'est bien dit, poursuivons vous portez le jeune homme endormi dans votre palais, et vous voilà à guetter le moment de son réveil; vous êtes en habit de conquête, et dans un attirail digne du mépris généreux que vous avez pour la gloire, vous vous attendiez de la part du beau garçon à la surprise la plus amoureuse; il s'éveille, et vous salue du regard le plus imbécile que jamais nigaud ait porté vous vous approchez, il bâille deux ou trois fois de toutes ses forces, s'allonge, se retourne et se rendort voilà l'histoire curieuse d'un réveil qui promettait une scène si intéressante. Vous sortez en soupirant de dépit, et peut-être chassée par un ronflement de basse-taille, aussi nourri qu'il en soit; une heure se passe, il se réveille encore, et ne voyant personne auprès de lui, il crie Eh! A ce cri galant, vous rentrez; l'Amour se frottait les yeux Que voulez-vous, beau jeune homme, lui dites-vous? Je veux goûter, moi, répond-il. Mais n'êtes-vous point surpris de me voir, ajoutez-vous? Eh! mais oui, repart-il. Depuis quinze jours qu'il est ici, sa conversation a toujours été de la même force; cependant vous l'aimez, et qui pis est, vous laissez penser à Merlin qu'il va vous épouser, et votre dessein, m'avez-vous dit, est, s'il est possible, d'épouser le jeune homme; franchement, si vous les prenez tous deux, suivant toutes les règles, le second mari doit gâter le premier. La Fée. - Je vais te répondre en deux mots la figure du jeune homme en question m'enchante; j'ignorais qu'il eût si peu d'esprit quand je l'ai enlevé. Pour moi, sa bêtise ne me rebute point j'aime, avec les grâces qu'il a déjà , celles que lui prêtera l'esprit quand il en aura. Quelle volupté de voir un homme aussi charmant me dire à mes pieds Je vous aime! Il est déjà le plus beau brun du monde mais sa bouche, ses yeux, tous ses traits seront adorables, quand un peu d'amour les aura retouchés; mes soins réussiront peut-être à lui en inspirer. Souvent il me regarde; et tous les jours je touche au moment où il peut me sentir et se sentir lui-même si cela lui arrive, sur-le-champ j'en fais mon mari; cette qualité le mettra alors à l'abri des fureurs de Merlin; mais avant cela, je n'ose mécontenter cet enchanteur, aussi puissant que moi, et avec qui je différerai le plus longtemps que je pourrai. Trivelin. - Mais si le jeune homme n'est jamais, ni plus amoureux, ni plus spirituel, si l'éducation que vous tâchez de lui donner ne réussit pas, vous épouserez donc Merlin? La Fée. - Non; car en l'épousant même je ne pourrais me déterminer à perdre de vue l'autre et si jamais il venait à m'aimer, toute mariée que je serais, je veux bien te l'avouer, je ne me fierais pas à moi. Trivelin. - Oh je m'en serais bien douté, sans que vous me l'eussiez dit Femme tentée, et femme vaincue, c'est tout un. Mais je vois notre bel imbécile qui vient avec son maÃtre à danser. Scène II Arlequin entre, la tête dans l'estomac, ou de la façon niaise dont il voudra, son maÃtre à danser, la Fée, Trivelin La Fée. - Eh bien, aimable enfant, vous me paraissez triste y a-t-il quelque chose ici qui vous déplaise? Arlequin. - Moi, je n'en sais rien. Trivelin rit. La Fée, à Trivelin. - Oh! je vous prie, ne riez pas, cela me fait injure, je l'aime, cela vous suffit pour le respecter. Pendant ce temps Arlequin prend des mouches, la Fée continuant à parler à Arlequin. Voulez-vous bien prendre votre leçon, mon cher enfant? Arlequin, comme n'ayant pas entendu. - Hem. La Fée. - Voulez-vous prendre votre leçon, pour l'amour de moi? Arlequin. - Non. La Fée. - Quoi! vous me refusez si peu de chose, à moi qui vous aime? Alors Arlequin lui voit une grosse bague au doigt, il lui va prendre la main, regarde la bague, et lève la tête en se mettant à rire niaisement. La Fée. - Voulez-vous que je vous la donne? Arlequin. - Oui-dà . La Fée tire la bague de son doigt, et lui présente. Comme il la prend grossièrement, elle lui dit. - Mon cher Arlequin, un beau garçon comme vous, quand une dame lui présente quelque chose, doit baiser la main en le recevant. Arlequin alors prend goulûment la main de la Fée qu'il baise. La Fée dit. - Il ne m'entend pas, mais du moins sa méprise m'a fait plaisir. Elle ajoute Baisez la vôtre à présent. Arlequin alors baise le dessus de sa main; la Fée soupire, et lui donnant sa bague, lui dit La voilà , en revanche, recevez votre leçon. Alors le maÃtre à danser apprend à Arlequin à faire la révérence. Arlequin égaie cette scène de tout ce que son génie peut lui fournir de propre au sujet. Arlequin. - Je m'ennuie. La Fée. - En voilà donc assez nous allons tâcher de vous divertir. Arlequin alors saute de joie du divertissement proposé, et dit en riant. - Divertir, divertir. Scène III La Fée, Arlequin, Trivelin Une troupe de chanteurs et danseurs. La Fée fait asseoir Arlequin alors auprès d'elle sur un banc de gazon qui sera auprès de la grille du théâtre. Pendant qu'on danse, Arlequin siffle. Un Chanteur, à Arlequin. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, à ce vers, se lève niaisement et dit. - Je ne l'entends pas, où est-il? Il l'appelle Hé! hé! Le Chanteur continue. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, en se rasseyant, dit. - Qu'il crie donc plus haut. Le Chanteur continue en lui montrant la Fée. Voyez-vous cet objet charmant, Ces yeux dont l'ardeur étincelle, Vous répètent à tout moment Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, alors en regardant les yeux de la Fée, dit. - Dame, cela est drôle! Une Chanteuse bergère vient, et dit à Arlequin. Aimez, aimez, rien n'est si doux. Arlequin, là -dessus, répond. - Apprenez, apprenez-moi cela. La Chanteuse continue en le regardant. Ah! que je plains votre ignorance. Quel bonheur pour moi, quand j'y pense, Elle montre le chanteur. Qu'Atys en sache plus que vous! La Fée, alors en se levant, dit à Arlequin. - Cher Arlequin, ces tendres chansons ne vous inspirent-elles rien? Que sentez-vous? Arlequin. - Je sens un grand appétit. Trivelin. - C'est-à -dire qu'il soupire après sa collation; mais voici un paysan qui veut vous donner le plaisir d'une danse de village, après quoi nous irons manger. Un paysan danse. La Fée se rassied, et fait asseoir Arlequin qui s'endort. Quand la danse finit, la Fée le tire par le bras, et lui dit en se levant. - Vous vous endormez, que faut-il donc faire pour vous amuser? Arlequin, en se réveillant, pleure. - Hi, hi, hi, mon père, eh! je ne vois point ma mère! La Fée, à Trivelin. - Emmenez-le, il se distraira peut-être, en mangeant, du chagrin qui le prend; je sors d'ici pour quelques moments; quand il aura fait collation, laissez-le se promener où il voudra. Ils sortent tous. Scène IV Silvia, Le Berger La scène change et représente au loin quelques moutons qui paissent. Silvia entre sur la scène en habit de bergère, une houlette à la main, un berger la suit. Le Vous me fuyez, belle Silvia? Silvia. - Que voulez-vous que je fasse, vous m'entretenez d'une chose qui m'ennuie, vous me parlez toujours d'amour. Le Berger. - Je vous parle de ce que je sens. Silvia. - Oui, mais je ne sens rien, moi. Le Berger. - Voilà ce qui me désespère. Silvia. - Ce n'est pas ma faute, je sais bien que toutes nos bergères ont chacune un berger qui ne les quitte point; elles me disent qu'elles aiment, qu'elles soupirent; elles y trouvent leur plaisir. Pour moi, je suis bien malheureuse depuis que vous dites que vous soupirez pour moi, j'ai fait ce que j'ai pu pour soupirer aussi, car j'aimerais autant qu'une autre à être bien aise; s'il y avait quelque secret pour cela, tenez, je vous rendrais heureux tout d'un coup, car je suis naturellement bonne. Le Berger. - Hélas! pour de secret, je n'en sais point d'autre que celui de vous aimer moi-même. Silvia. - Apparemment que ce secret-là ne vaut rien; car je ne vous aime point encore, et j'en suis bien fâchée; comment avez-vous fait pour m'aimer, vous? Le Berger. - Moi, je vous ai vue voilà tout. Silvia. - Voyez quelle différence; et moi, plus je vous vois et moins je vous aime. N'importe, allez, allez, cela viendra peut-être, mais ne me gênez point. Par exemple, à présent, je vous haïrais si vous restiez ici. Le Berger. - Je me retirerai donc, puisque c'est vous plaire, mais pour me consoler, donnez-moi votre main, que je la baise. Silvia. - Oh non! on dit que c'est une faveur, et qu'il n'est pas honnête d'en faire, et cela est vrai, car je sais bien que les bergères se cachent de cela. Le Berger. - Personne ne nous voit. Silvia. - Oui; mais puisque c'est une faute, je ne veux point la faire qu'elle ne me donne du plaisir comme aux autres. Le Berger. - Adieu donc, belle Silvia, songez quelquefois à moi. Silvia. - Oui, oui. Scène V Silvia, Arlequin, mais il ne vient qu'un moment après que Silvia a été seule. Silvia. - Que ce berger me déplaÃt avec son amour! Toutes les fois qu'il me parle, je suis toute de méchante humeur. Et puis voyant Arlequin. Mais qui est-ce qui vient là ? Ah mon Dieu le beau garçon! Arlequin entre en jouant au volant, il vient de cette façon jusqu'aux pieds de Silvia, là il laisse en jouant tomber le volant, et, en se baissant pour le ramasser, il voit Silvia; il demeure étonné et courbé; petit à petit et par secousses il se redresse le corps quand il s'est entièrement redressé, il la regarde, elle, honteuse, feint de se retirer dans son embarras, il l'arrête, et dit. - Vous êtes bien pressée? Silvia. - Je me retire, car je ne vous connais pas. Arlequin. - Vous ne me connaissez pas? tant pis; faisons connaissance, voulez-vous? Silvia, encore honteuse. - Je le veux bien. Arlequin, alors s'approche d'elle et lui marque sa joie par de petits ris, et dit. - Que vous êtes jolie! Silvia. - Vous êtes bien obligeant. Arlequin. - Oh point, je dis la vérité. Silvia, en riant un peu à son tour. - Vous êtes bien joli aussi, vous. Arlequin. - Tant mieux où demeurez-vous? je vous irai voir. Silvia. - Je demeure tout près; mais il ne faut pas venir; il vaut mieux nous voir toujours ici, parce qu'il y a un berger qui m'aime; il serait jaloux, et il nous suivrait. Arlequin. - Ce berger-là vous aime? Silvia. - Oui. Arlequin. - Voyez donc cet impertinent! je ne le veux pas, moi. Est-ce que vous l'aimez, vous? Silvia. - Non, je n'en ai jamais pu venir à bout. Arlequin. - C'est bien fait, il faut n'aimer personne que nous deux; voyez si vous le pouvez? Silvia. - Oh! de reste, je ne trouve rien de si aisé. Arlequin. - Tout de bon? Silvia. - Oh! je ne mens jamais, mais où demeurez-vous aussi? Arlequin, lui montrant du doigt. - Dans cette grande maison. Silvia. - Quoi! chez la fée? Arlequin. - Oui. Silvia, tristement. - J'ai toujours eu du malheur. Arlequin, tristement aussi. - Qu'est-ce que vous avez, ma chère amie? Silvia. - C'est que cette fée est plus belle que moi, et j'ai peur que notre amitié ne tienne pas. Arlequin, impatiemment. - J'aimerais mieux mourir. Et puis tendrement. Allez, ne vous affligez pas, mon petit coeur. Silvia. - Vous m'aimerez donc toujours? Arlequin. - Tant que je serai en vie. Silvia. - Ce serait bien dommage de me tromper, car je suis si simple. Mais mes moutons s'écartent, on me gronderait s'il s'en perdait quelqu'un il faut que je m'en aille. Quand reviendrez-vous? Arlequin, avec chagrin. - Oh! que ces moutons me fâchent! Silvia. - Et moi aussi, mais que faire? Serez-vous ici sur le soir? Arlequin. - Sans faute. En disant cela il lui prend la main et il ajoute Oh les jolis petits doigts! Il lui baise la main et dit Je n'ai jamais eu de bonbon si bon que cela. Silvia rit et dit. - Adieu donc. Et puis à part. Voilà que je soupire, et je n'ai point eu de secret pour cela. Elle laisse tomber son mouchoir en s'en allant. Arlequin le ramasse et la rappelle pour lui donner. Arlequin. - Mon amie! Silvia. - Que voulez-vous, mon amant?. Et puis voyant son mouchoir entre les mains d'Arlequin. Ah! c'est mon mouchoir, donnez. Arlequin le tend, et puis retire la main; il hésite, et enfin il le garde, et dit - Non, je veux le garder, il me tiendra compagnie qu'est-ce que vous en faites? Silvia. - Je me lave quelquefois le visage, et je m'essuie avec. Arlequin, en le déployant. - Et par où vous sert-il, afin que je le baise par là ? Silvia, en s'en allant. - Partout, mais j'ai hâte, je ne vois plus mes moutons; adieu, jusqu'à tantôt. Arlequin la salue en faisant des singeries, et se retire aussi. Scène VI La fée, Trivelin La scène change, et représente le jardin de la Fée. La Fée. - Eh bien! notre jeune homme, a-t-il goûté? Trivelin. - Oui, goûté comme quatre il excelle en fait d'appétit. La Fée. - Où est-il à présent? Trivelin. - Je crois qu'il joue au volant dans les prairies; mais j'ai une nouvelle à vous apprendre. La Fée. - Quoi, qu'est-ce que c'est? Trivelin. - Merlin est venu pour vous voir. La Fée. - Je suis ravie de ne m'y être point rencontrée; car c'est une grande peine que de feindre de l'amour pour qui l'on n'en sent plus. Trivelin. - En vérité, Madame, c'est bien dommage que ce petit innocent l'ait chassé de votre coeur! Merlin est au comble de la joie, il croit vous épouser incessamment. Imagines-tu quelque chose d'aussi beau qu'elle? me disait-il tantôt, en regardant votre portrait. Ah! Trivelin, que de plaisirs m'attendent! Mais je vois bien que de ces plaisirs-là il n'en tâtera qu'en idée, et cela est d'une triste ressource, quand on s'en est promis la belle et bonne réalité. Il reviendra, comment vous tirerez-vous d'affaire avec lui? La Fée. - Jusqu'ici je n'ai point encore d'autre parti à prendre que de le tromper. Trivelin. - Eh! n'en sentez-vous pas quelque remords de conscience? La Fée. - Oh! j'ai bien d'autres choses en tête, qu'à m'amuser à consulter ma conscience sur une bagatelle. Trivelin, à part. - Voilà ce qui s'appelle un coeur de femme complet. La Fée. - Je m'ennuie de ne point voir Arlequin; je vais le chercher; mais le voilà qui vient à nous qu'en dis-tu, Trivelin? il me semble qu'il se tient mieux qu'à l'ordinaire? Scène VII La Fée, Trivelin, Arlequin Arlequin arrive tenant en main le mouchoir de Silvia qu'il regarde, et dont il se frotte tout doucement le visage. La Fée, continuant de parler à Trivelin. - Je suis curieuse de voir ce qu'il fera tout seul, mets-toi à côté de moi, je vais tourner mon anneau qui nous rendra invisibles. Arlequin arrive au bord du théâtre, et il saute en tenant le mouchoir de Silvia, il le met dans son sein, il se couche et se roule dessus; et tout cela gaiement. La Fée, à Trivelin. - Qu'est-ce que cela veut dire? Cela me paraÃt singulier. Où a-t-il pris ce mouchoir? Ne serait-ce pas un des miens qu'il aurait trouvé? Ah! si cela était, Trivelin, toutes ces postures-là seraient peut-être de bon augure. Trivelin. - Je gagerais moi que c'est un linge qui sent le musc. La Fée. - Oh non! Je veux lui parler, mais éloignons-nous un peu pour feindre que nous arrivons. Elle s'éloigne de quelques pas, pendant qu'Arlequin se promène en long en chantant Ter li ta ta li ta. La Fée. - Bonjour, Arlequin. Arlequin, en tirant le pied, et mettant le mouchoir sous son bras. - Je suis votre très humble serviteur. La Fée, à part à Trivelin. - Comment! voilà des manières! il ne m'en a jamais tant dit depuis qu'il est ici. Arlequin, à la Fée. - Madame, voulez-vous avoir la bonté de vouloir bien me dire comment on est quand on aime bien une personne? La Fée, charmée à Trivelin. - Trivelin, entends-tu? Et puis à Arlequin. Quand on aime, mon cher enfant, on souhaite toujours de voir les gens, on ne peut se séparer d'eux, on les perd de vue avec chagrin enfin on sent des transports, des impatiences et souvent des désirs. Arlequin, en sautant d'aise et comme à part. - M'y voilà . La Fée. - Est-ce que vous sentez tout ce que je dis là ? Arlequin, d'un air indifférent. - Non, c'est une curiosité que j'ai. Trivelin. - Il jase vraiment! La Fée. - Il jase, il est vrai, mais sa réponse ne me plaÃt pas mon cher Arlequin, ce n'est donc pas de moi que vous parlez? Arlequin. - Oh! je ne suis pas un niais, je ne dis pas ce que je pense. La Fée, avec feu, et d'un ton brusque. - Qu'est-ce que cela signifie? Où avez-vous pris ce mouchoir? Arlequin, la regardant avec crainte. - Je l'ai pris à terre. La Fée. - A qui est-il? Arlequin. - Il est à ... Et puis s'arrêtant. Je n'en sais rien. La Fée. - Il y a quelque mystère désolant là -dessous! Donnez-moi ce mouchoir! Elle lui arrache, et après l'avoir regardé avec chagrin, et à part. Il n'est pas à moi et il le baisait; n'importe, cachons-lui mes soupçons, et ne l'intimidons pas; car il ne me découvrirait rien. Arlequin, alors va, le chapeau bas et humblement, lui redemander le mouchoir. - Ayez la charité de me rendre le mouchoir. La Fée, en soupirant en secret. - Tenez, Arlequin, je ne veux pas vous l'ôter, puisqu'il vous fait plaisir. Arlequin en le recevant baise la main, la salue, et s'en va. La Fée, le regardant. - Vous me quittez; où allez-vous? Arlequin. - Dormir sous un arbre. La Fée, doucement. - Allez, allez. Scène VIII La Fée, Trivelin La Fée. - Ah! Trivelin, je suis perdue. Trivelin. - Je vous avoue, Madame, que voici une aventure où je ne comprends rien, que serait-il donc arrivé à ce petit peste-là ? La Fée, au désespoir et avec feu. - Il a de l'esprit, Trivelin, il en a, et je n'en suis pas mieux, je suis plus folle que jamais. Ah! quel coup pour moi, que le petit ingrat vient de me paraÃtre aimable! As-tu vu comme il est changé? As-tu remarqué de quel air il me parlait? combien sa physionomie était devenue fine? Et ce n'est pas de moi qu'il tient toutes ces grâces-là ! Il a déjà de la délicatesse de sentiment, il s'est retenu, il n'ose me dire à qui appartient le mouchoir, il devine que j'en serais jalouse; ah! qu'il faut qu'il ait pris d'amour pour avoir déjà tant d'esprit! Que je suis malheureuse! Une autre lui entendra dire ce je vous aime que j'ai tant désiré, et je sens qu'il méritera d'être adoré; je suis au désespoir. Sortons, Trivelin; il s'agit ici de découvrir ma rivale, je vais le suivre et parcourir tous les lieux où ils pourront se voir. Cherche de ton côté, va vite, je me meurs. Scène IX Silvia, une de ses cousines La scène change et représente une prairie où de loin paissent des moutons. Silvia. - Arrête-toi un moment, ma cousine; je t'aurai bientôt conté mon histoire, et tu me donneras quelque avis. Tiens, j'étais ici quand il est venu; dès qu'il s'est approché, le coeur m'a dit que je l'aimais; cela est admirable! Il s'est approché aussi, il m'a parlé; sais-tu ce qu'il m'a dit? Qu'il m'aimait aussi. J'étais plus contente que si on m'avait donné tous les moutons du hameau vraiment je ne m'étonne pas si toutes nos bergères sont si aises d'aimer; je voudrais n'avoir fait que cela depuis que je suis au monde, tant je le trouve charmant; mais ce n'est pas tout, il doit revenir ici bientôt; il m'a déjà baisé la main, et je vois bien qu'il voudra me la baiser encore. Donne-moi conseil, toi qui as eu tant d'amants; dois-je le laisser faire? La Cousine. - Garde-t'en bien, ma cousine, sois bien sévère, cela entretient l'amour d'un amant. Silvia. - Quoi, il n'y a point de moyen plus aisé que cela pour l'entretenir? La Cousine. - Non; il ne faut point aussi lui dire tant que tu l'aimes. Silvia. - Eh! comment s'en empêcher? Je suis encore trop jeune pour pouvoir me gêner. La Cousine. - Fais comme tu pourras, mais on m'attend, je ne puis rester plus longtemps, adieu, ma cousine. Scène X Silvia, un moment après. - Que je suis inquiète! j'aimerais autant ne point aimer que d'être obligée d'être sévère; cependant elle dit que cela entretient l'amour, voilà qui est étrange; on devrait bien changer une manière si incommode; ceux qui l'on inventée n'aimaient pas tant que moi. Scène XI Silvia, Arlequin Arlequin arrive. Silvia, en le voyant. - Voici mon amant; que j'aurai de peine à me retenir! Dès qu'Arlequin l'aperçoit, il vient à elle en sautant de joie; il lui fait des caresses avec son chapeau, auquel il a attaché le mouchoir, il tourne autour de Silvia, tantôt il baise le mouchoir, tantôt il caresse Silvia. Arlequin. - Vous voilà donc, mon petit coeur? Silvia, en riant. - Oui, mon amant. Arlequin. - Etes-vous bien aise de me voir? Silvia. - Assez. Arlequin, en répétant ce mot. - Assez, ce n'est pas assez. Silvia. - Oh si fait, il n'en faut pas davantage. Arlequin ici lui prend la main, Silvia paraÃt embarrassé. Arlequin, en la tenant, dit. - Et moi, je ne veux pas que vous disiez comme cela. Il veut alors lui baiser la main, en disant ces derniers mots. Silvia, retirant sa main. - Ne me baisez pas la main au moins. Arlequin, fâché. - Ne voilà -t-il pas encore? Allez, vous êtes une trompeuse. Il pleure. Silvia, tendrement, en lui prenant le menton. - Hélas! mon petit amant, ne pleurez pas. Arlequin, continuant de gémir. - Vous m'aviez promis votre amitié. Silvia. - Eh! je vous l'ai donnée. Arlequin. - Non quand on aime les gens, on ne les empêche pas de baiser sa main. En lui offrant la sienne. Tenez, voilà la mienne; voyez si je ferai comme vous. Silvia, en se ressouvenant des conseils de sa cousine. - Oh! ma cousine dira ce qu'elle voudra, mais je ne puis y tenir. Là , là , consolez-vous, mon amant, et baisez ma main puisque vous en avez envie; baisez, mais écoutez, n'allez pas me demander combien je vous aime, car je vous en dirais toujours la moitié moins qu'il n'y en a. Cela n'empêchera pas que, dans le fond, je ne vous aime de tout mon coeur; mais vous ne devez pas le savoir, parce que cela vous ôterait votre amitié, on me l'a dit. Arlequin, d'une voix plaintive. - Tous ceux qui vous ont dit cela ont fait un mensonge ce sont des causeurs qui n'entendent rien à notre affaire. Le coeur me bat quand je baise votre main et que vous dites que vous m'aimez, et c'est marque que ces choses-là sont bonnes à mon amitié. Silvia. - Cela se peut bien, car la mienne en va de mieux en mieux aussi; mais n'importe, puisqu'on dit que cela ne vaut rien, faisons un marché de peur d'accident toutes les fois que vous me demanderez si j'ai beaucoup d'amitié pour vous, je vous répondrai que je n'en ai guère, et cela ne sera pourtant pas vrai; et quand vous voudrez me baiser la main, je ne le voudrai pas, et pourtant j'en aurai envie. Arlequin, en riant. - Eh! eh! cela sera drôle! je le veux bien; mais avant ce marché-là , laissez-moi baiser votre main à mon aise, cela ne sera pas du jeu. Silvia. - Baisez, cela est juste. Arlequin lui baise et rebaise la main, et après, faisant réflexion au plaisir qu'il vient d'avoir, il dit. - Oh! mais, mon amie, peut-être que le marché nous fâchera tous deux. Silvia. - Eh! quand cela nous fâchera tout de bon, ne sommes-nous pas les maÃtres? Arlequin. - Il est vrai, mon amie; cela est donc arrêté? Silvia. - Oui. Arlequin. - Cela sera tout divertissant voyons pour voir. Arlequin ici badine, et l'interroge pour rire. M'aimez-vous beaucoup? Silvia. - Pas beaucoup. Arlequin, sérieusement. - Ce n'est que pour rire au moins, autrement... Silvia, riant. - Eh! sans doute. Arlequin, poursuivant toujours la badinerie, et riant. - Ah! ah! ah! Et puis pour badiner encore. Donnez-moi votre main, ma mignonne. Silvia. - Je ne le veux pas. Arlequin, souriant. - Je sais pourtant que vous le voudriez bien. Silvia. - Plus que vous; mais je ne veux pas le dire. Arlequin, souriant encore ici, et puis changeant de façon, et tristement. - Je veux la baiser, ou je serai fâché. Silvia. - Vous badinez, mon amant? Arlequin, comme tristement toujours. - Non. Silvia. - Quoi! c'est tout de bon? Arlequin. - Tout de bon. Silvia, en lui tendant la main. - Tenez donc. Scène XII La Fée, Arlequin, Silvia Ici la Fée qui les cherchait arrive, et dit à part en retournant son anneau. - Ah! je vois mon malheur! Arlequin, après avoir baisé la main de Silvia. - Dame! je badinais. Silvia. - Je vois bien que vous m'avez attrapée, mais j'en profite aussi. Arlequin, qui lui tient toujours la main. - Voilà un petit mot qui me plaÃt comme tout. La Fée, à part. - Ah! juste ciel, quel langage! Paraissons. Elle retourne son anneau. Silvia, effrayée de la voir, fait un cri. - Ah! Arlequin, de son côté. - Ouf! La Fée, à Arlequin avec altération. - Vous en savez déjà beaucoup! Arlequin, embarrassé. - Eh! eh! je ne savais pourtant pas que vous étiez là . La Fée, en le regardant fixement. - Ingrat! Et puis le touchant de sa baguette. Suivez-moi. Après ce dernier mot, elle touche aussi Silvia sans lui rien dire. Silvia, touchée, dit. - Miséricorde! La Fée alors part avec Arlequin, qui marche devant en silence et comme par compas. Scène XIII Silvia, seule, tremblante, et sans bouger. - Ah! la méchante femme, je tremble encore de peur. Hélas! peut-être qu'elle va tuer mon amant, elle ne lui pardonnera jamais de m'aimer, mais je sais bien comment je ferai; je m'en vais assembler tous les bergers du hameau, et les mener chez elle allons. Silvia là -dessus veut marcher, mais elle ne peut avancer un pas, elle dit Qu'est-ce que j'ai donc? Je ne puis me remuer. Elle fait des efforts et ajoute Ah! cette magicienne m'a jeté un sortilège aux jambes. A ces mots, deux ou trois Lutins viennent pour l'enlever. Silvia, tremblante. - Ahi! Ahi! Messieurs, ayez pitié de moi, au secours, au secours! Un des Lutins. - Suivez-nous, suivez-nous. Silvia. - Je ne veux pas, je veux retourner au logis. Un autre Lutin. - Marchons. Ils l'enlèvent en criant. Scène XIV La scène change et représente le jardin de la Fée. La Fée paraÃt avec Arlequin, qui marche devant elle dans la même posture qu'il a fait ci-devant, et la tête baissée. - Fourbe que tu es! je n'ai pu paraÃtre aimable à tes yeux, je n'ai pu t'inspirer le moindre sentiment, malgré tous les soins et toute la tendresse que tu m'as vue; et ton changement est l'ouvrage d'une misérable bergère! Réponds, ingrat, que lui trouves-tu de si charmant? Parle. Arlequin, feignant d'être retombé dans sa bêtise. - Qu'est-ce que vous voulez? La Fée. - Je ne te conseille pas d'affecter une stupidité que tu n'as plus, et si tu ne te montres tel que tu es, tu vas me voir poignarder l'indigne objet de ton choix. Arlequin, vite et avec crainte. - Eh! non, non; je vous promets que j'aurai de l'esprit autant que vous le voudrez. La Fée. - Tu trembles pour elle. Arlequin. - C'est que je n'aime à voir mourir personne. La Fée. - Tu me verras mourir, moi, si tu ne m'aimes. Arlequin, en la flattant. - Ne soyez donc point en colère contre nous. La Fée, en s'attendrissant. - Ah! mon cher Arlequin, regarde-moi, repens-toi de m'avoir désespérée, j'oublierai de quelle part t'est venu ton esprit; mais puisque tu en as, qu'il te serve à connaÃtre les avantages que je t'offre. Arlequin. - Tenez, dans le fond, je vois bien que j'ai tort; vous êtes belle et brave cent fois plus que l'autre, mais j'enrage. La Fée. - Eh! de quoi? Arlequin. - C'est que j'ai laissé prendre mon coeur par cette petite friponne qui est plus laide que vous. La Fée soupire en secret et dit. - Arlequin, voudrais-tu aimer une personne qui te trompe, qui a voulu badiner avec toi, et qui ne t'aime pas? Arlequin. - Oh! pour cela si fait, elle m'aime à la folie. La Fée. - Elle t'abusait, je le sais bien, puisqu'elle doit épouser un berger du village qui est son amant si tu veux, je m'en vais l'envoyer chercher, et elle te le dira elle-même. Arlequin, en se mettant la main sur la poitrine ou sur son coeur. - Tic, tac, tic, tac, ouf voilà des paroles qui me rendent malade. Et puis vite. Allons, allons, je veux savoir cela; car si elle me trompe, jarni, je vous caresserai, je vous épouserai devant ses deux yeux pour la punir. La Fée. - Eh bien! je vais donc l'envoyer chercher. Arlequin, encore ému. - Oui; mais vous êtes bien fine, si vous êtes là quand elle me parlera, vous lui ferez la grimace, elle vous craindra, et elle n'osera me dire rondement sa pensée. La Fée. - Je me retirerai. Arlequin. - La peste! vous êtes une sorcière, vous nous jouerez un tour comme tantôt, et elle s'en doutera vous êtes au milieu du monde, et on ne voit rien. Oh! je ne veux point que vous trichiez; faites un serment que vous n'y serez pas en cachette. La Fée. - Je te le jure, foi de fée. Arlequin. - Je ne sais point si ce juron-là est bon; mais je me souviens à cette heure, quand on me lisait des histoires, d'avoir vu qu'on jurait par le six, le tix, oui, le Styx. La Fée. - C'est la même chose. Arlequin. - N'importe, jurez toujours; dame, puisque vous craignez, c'est que c'est le meilleur. La Fée, après avoir rêvé. - Eh bien! je n'y serai point, je t'en jure par le Styx, et je vais donner ordre qu'on l'amène ici. Arlequin. - Et moi en attendant je m'en vais gémir en me promenant. Il sort. Scène XV La Fée, seule. - Mon serment me lie, mais je n'en sais pas moins le moyen d'épouvanter la bergère sans être présente, et il me reste une ressource; je donnerai mon anneau à Trivelin qui les écoutera invisible, et qui me rapportera ce qu'ils auront dit Appelons-le Trivelin! Trivelin! Scène XVI La Fée, Trivelin Trivelin vient. - Que voulez-vous, Madame? La Fée. - Faites venir ici cette bergère, je veux lui parler; et vous, prenez cette bague. Quand j'aurai quitté cette fille, vous avertirez Arlequin de lui venir parler, et vous le suivrez sans qu'il le sache pour venir écouter leur entretien, avec la précaution de retourner la bague, pour n'être point vu d'eux; après quoi, vous me redirez leur discours entendez-vous? Soyez exact, je vous prie. Trivelin. - Oui, Madame. Il sort pour aller chercher Silvia. Scène XVII La Fée, Silvia La Fée, un moment seule. - Est-il d'aventure plus triste que la mienne? Je n'ai lieu d'aimer plus que je n'aimais, que pour en souffrir davantage; cependant il me reste encore quelque espérance; mais voici ma rivale. Silvia entre. La Fée en colère. Approchez, approchez. Silvia. - Madame, est-ce que vous voulez toujours me retenir de force ici? Si ce beau garçon m'aime, est-ce ma faute? Il dit que je suis belle, dame, je ne puis pas m'empêcher de l'être. La Fée, avec un sentiment de fureur. - Oh! si je ne craignais de tout perdre, je la déchirerais. Haut. Ecoutez-moi, petite fille, mille tourments vous sont préparés, si vous ne m'obéissez. Silvia, en tremblant. - Hélas! vous n'avez qu'à dire. La Fée. - Arlequin va paraÃtre ici je vous ordonne de lui dire que vous n'avez voulu que vous divertir avec lui, que vous ne l'aimez point, et qu'on va vous marier avec un berger du village; je ne paraÃtrai point dans votre conversation, mais je serai à vos côtés sans que vous me voyiez, et si vous n'observez mes ordres avec la dernière rigueur, s'il vous échappe le moindre mot qui lui fasse deviner que je vous aie forcée à lui parler comme je le veux, tout est prêt pour votre supplice. Silvia. - Moi, lui dire que j'ai voulu me moquer de lui? Cela est-il raisonnable? Il se mettra à pleurer, et je me mettrai à pleurer aussi vous savez bien que cela est immanquable. La Fée, en colère. - Vous osez me résister! Paraissez, esprits infernaux, enchaÃnez-la, et n'oubliez rien pour la tourmenter. Des esprit entrent. Silvia, pleurant, dit. - N'avez-vous pas de conscience de me demander une chose impossible? La Fée, aux esprits. - Ce n'est pas tout; allez prendre l'ingrat qu'elle aime, et donnez-lui la mort à ses yeux. Silvia, avec exclamation. - La mort! Ah! Madame la Fée, vous n'avez qu'à le faire venir; je m'en vais lui dire que je le hais, et je vous promets de ne point pleurer du tout; je l'aime trop pour cela. La Fée. - Si vous versez une larme, si vous ne paraissez tranquille, il est perdu, et vous aussi. Aux esprits. Otez-lui ses fers. A Silvia. Quand vous lui aurez parlé, je vous ferai reconduire chez vous, si j'ai lieu d'être contente il va venir, attendez ici. La Fée sort et les diables aussi. Scène XVIII Silvia, Arlequin, Trivelin Silvia, un moment seule. - Achevons vite de pleurer, afin que mon amant ne croie pas que je l'aime, le pauvre enfant, ce serait le tuer moi-même. Ah! maudite fée! Mais essuyons mes yeux, le voilà qui vient. Arlequin entre alors triste et la tête penchée, il ne dit mot jusqu'auprès de Silvia, il se présente à elle, la regarde un moment sans parler; et après, Trivelin invisible entre. Arlequin. - Mon amie! Silvia, d'un air libre. - Eh bien? Arlequin. - Regardez-moi. Silvia, embarrassée. - A quoi sert tout cela? On m'a fait venir ici pour vous parler; j'ai hâte, qu'est-ce que vous voulez? Arlequin, tendrement. - Est-ce vrai que vous m'avez fourbé? Silvia. - Oui, tout ce que j'ai fait, ce n'était que pour me donner du plaisir. Arlequin s'approche d'elle tendrement et lui dit. - Mon amie, dites franchement, cette coquine de fée n'est point ici, car elle en a juré. Et puis en flattant Silvia. Là , là , remettez-vous, mon petit coeur dites, êtes-vous une perfide? Allez-vous être la femme d'un vilain berger? Silvia. - Oui, encore une fois, tout cela est vrai. Arlequin, là -dessus, pleure de toute sa force. - Hi, hi, hi. Silvia, à part. - Le courage me manque. Arlequin, en pleurant sans rien dire, cherche dans ses poches; il en tire un petit couteau qu'il aiguise sur sa manche. Silvia, le voyant faire. - Qu'allez-vous donc faire? Alors Arlequin sans répondre allonge le bras comme pour prendre sa secousse, et ouvre un peu son estomac. Silvia, effrayée. - Ah! il va se tuer; arrêtez-vous, mon amant! j'ai été obligée de vous dire des menteries Et puis en parlant à la Fée qu'elle croit à côté d'elle. Madame la Fée, pardonnez-moi en quelque endroit que vous soyez ici, vous voyez bien ce qui en est. Arlequin, à ces mots cessant son désespoir, lui prend vite la main et dit. - Ah! quel plaisir! soutenez-moi, m'amour, je m'évanouis d'aise. Silvia le soutient. Trivelin, alors, paraÃt tout d'un coup à leurs yeux. Silvia, dans la surprise, dit. - Ah! voilà la Fée. Trivelin. - Non, mes enfants, ce n'est pas la Fée; mais elle m'a donné son anneau, afin que je vous écoutasse sans être vu. Ce serait bien dommage d'abandonner de si tendres amants à sa fureur aussi bien ne mérite-t-elle pas qu'on la serve, puisqu'elle est infidèle au plus généreux magicien du monde, à qui je suis dévoué soyez en repos, je vais vous donner un moyen d'assurer votre bonheur. Il faut qu'Arlequin paraisse mécontent de vous, Silvia; et que de votre côté vous feigniez de le quitter en le raillant. Je vais chercher la Fée qui m'attend, à qui je dirai que vous vous êtes parfaitement acquittée de ce qu'elle vous avait ordonné elle sera témoin de votre retraite. Pour vous, Arlequin, quand Silvia sera sortie, vous resterez avec la Fée, et alors en l'assurant que vous ne songez plus à Silvia infidèle, vous jurerez de vous attacher à elle, et tâcherez par quelque tour d'adresse, et comme en badinant, de lui prendre sa baguette; je vous avertis que dès qu'elle sera dans vos mains, la Fée n'aura plus aucun pouvoir sur vous deux; et qu'en la touchant elle-même d'un coup de la baguette, vous en serez absolument le maÃtre. Pour lors, vous pourrez sortir d'ici et vous faire telle destinée qu'il vous plaira. Silvia. - Je prie le ciel qu'il vous récompense. Arlequin. - Oh! quel honnête homme! Quand j'aurai la baguette, je vous donnerai votre plein chapeau de liards. Trivelin. - Préparez-vous, je vais amener ici la Fée. Scène XIX Arlequin, Silvia Arlequin. - Ma chère amie, la joie me court dans le corps; il faut que je vous baise, nous avons bien le temps de cela. Silvia, en l'arrêtant. - Taisez-vous donc, mon ami, ne nous caressons pas à cette heure, afin de pouvoir nous caresser toujours on vient, dites-moi bien des injures, pour avoir la baguette. La Fée entre. Arlequin, comme en colère. - Allons, petite coquine. Scène XX La Fée, Trivelin, Silvia, Arlequin Trivelin, à la Fée en entrant. - Je crois, Madame, que vous aurez lieu d'être contente. Arlequin, continuant à gronder Silvia. - Sortez d'ici, friponne; voyez cette petite effrontée! sortez d'ici, mort de ma vie! Silvia, se retirant en riant. - Ah! ah! qu'il est drôle! Adieu, adieu, je m'en vais épouser mon amant une autre fois ne croyez pas tout ce qu'on vous dit, petit garçon. Et puis Silvia dit à la Fée Madame, voulez-vous que je m'en aille? La Fée, à Trivelin. - Faites-la sortir, Trivelin. Elle sort avec Trivelin. Scène XXI La Fée, Arlequin La Fée. - Je vous avais dit la vérité, comme vous voyez Arlequin, comme indifférent. - Oh! je me soucie bien de cela c'est une petite laide qui ne vous vaut pas. Allez, allez, à présent je vois bien que vous êtes une bonne personne. Fi! que j'étais sot; laissez faire, nous l'attraperons bien, quand nous serons mari et femme. La Fée. - Quoi! mon cher Arlequin, vous m'aimerez donc? Arlequin. - Eh qui donc? J'avais assurément la vue trouble. Tenez, cela m'avait fâché d'abord, mais à présent je donnerais toutes les bergères des champs pour une mauvaise épingle. Et puis doucement. Mais vous n'avez peut-être plus envie de moi, à cause que j'ai été si bête? La Fée, charmée. - Mon cher Arlequin, je te fais mon maÃtre, mon mari; oui, je t'épouse; je te donne mon coeur, mes richesses, ma puissance. Es-tu content? Arlequin, en la regardant sur cela tendrement. - Ah! ma mie, que vous me plaisez! Et lui prenant la main. Moi, je vous donne ma personne, et puis cela encore. C'est son chapeau. Et puis encore cela. C'est son épée. Là -dessus, en badinant, il lui met son épée au côté, et dit en lui prenant sa baguette Et je m'en vais mettre ce bâton à mon côté. Quand il tient la baguette, La Fée, inquiète, lui dit Donnez, donnez-moi cette baguette, mon fils; vous la casserez. Arlequin, se reculant aux approches de la Fée, tournant autour du théâtre, et d'une façon reposée. - Tout doucement, tout doucement! La Fée, encore plus alarmée. - Donnez donc vite, j'en ai besoin. Arlequin, alors, la touche de la baguette adroitement et lui dit. - Tout beau, asseyez-vous là ; et soyez sage. La Fée tombe sur le siège de gazon mis auprès de la grille du théâtre et dit. - Ah! je suis perdue, je suis trahie. Arlequin, en riant. - Et moi, je suis on ne peut pas mieux. Oh! oh! vous me grondiez tantôt parce que je n'avais pas d'esprit; j'en ai pourtant plus que vous. Arlequin alors fait des sauts de joie; il rit, il danse, il siffle, et de temps en temps va autour de la Fée, et lui montrant la baguette. Soyez bien sage, madame la sorcière, car voyez bien cela! Alors il appelle tout le monde. Allons, qu'on m'apporte ici mon petit coeur. Trivelin où sont mes valets et tous les diables aussi? Vite, j'ordonne, je commande, ou par la sambleu... Tout accourt à sa voix. Scène dernière Silvia conduite par Trivelin, les Danseurs, Les Chanteurs et Les Esprits Arlequin, courant au-devant de Silvia, et lui montrant la baguette. - Ma chère amie, voilà la machine; je suis sorcier à cette heure; tenez, prenez, prenez; il faut que vous soyez sorcière aussi. Il lui donne la baguette. Silvia prend la baguette en sautant d'aise et dit. - Oh! mon amant, nous n'aurons plus d'envieux. A peine Silvia a-t-elle dit ces mots, que quelques esprits s'avancent, et l'un d'eux dit Vous êtes notre maÃtresse, que voulez-vous de nous? Silvia, surprise de leur approche, se retire et a peur, et dit. - Voilà encore ces vilains hommes qui me font peur. Arlequin, fâché. - Jarni, je vous apprendrai à vivre. A Silvia. Donnez-moi ce bâton, afin que je les rosse. Il prend la baguette, et ensuite bat les esprits avec son épée; il bat après les danseurs, les chanteurs, et jusqu'à Trivelin même. Silvia, lui dit, en l'arrêtant. - En voilà assez, mon ami. Arlequin menace toujours tout le monde, et va à la Fée qui est sur le banc, et la menace aussi. Silvia, alors, s'approche à son tour de la Fée et lui dit en la saluant. - Bonjour, Madame, comment vous portez-vous? Vous n'êtes donc plus si méchante? La Fée retourne la tête en jetant des regards de fureur sur eux. Silvia. - Oh! qu'elle est en colère. Arlequin, alors à la Fée. - Tout doux, je suis le maÃtre; allons, qu'on nous regarde tout à l'heure agréablement. Silvia. - Laissons-la, mon ami, soyons généreux la compassion est une belle chose. Arlequin. - Je lui pardonne, mais je veux qu'on chante, qu'on danse, et puis après nous irons nous faire roi quelque part. Annibal Acteurs Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 3 mars 1720 Acteurs Laodice, fille de Prusias. Flaminius, ambassadeur romain. Hiéron, confident de Prusias. Amilcar, confident d'Annibal. Flavius, confident de Flaminius. Egine, confidente de Laodice. La scène est dans le palais de Prusias. Acte premier Scène première Laodice, Egine Egine Je ne puis plus longtemps vous taire mes alarmes, Madame; de vos yeux j'ai vu couler des larmes. Quel important sujet a pu donc aujourd'hui Verser dans votre coeur la tristesse et l'ennui? Laodice Sais-tu quel est celui que Rome nous envoie? Egine Laodice Pourquoi faut-il que je le voie? Sans lui j'allais, sans trouble, épouser Annibal. O Rome! que ton choix à mon coeur est fatal! Ecoute, je veux bien t'apprendre, chère Egine, Des pleurs que je versais la secrète origine Trois ans se sont passés, depuis qu'en ces Etats Le même ambassadeur vint trouver Prusias. Je n'avais jamais vu de Romain chez mon père; Je pensais que d'un roi l'auguste caractère L'élevait au-dessus du reste des humains Mais je vis qu'il fallait excepter les Romains. Je vis du moins mon père, orné du diadème, Honorer ce Romain, le respecter lui-même; Et, s'il te faut ici dire la vérité, Ce Romain n'en parut ni surpris, ni flatté. Cependant ces respects et cette déférence Blessèrent en secret l'orgueil de ma naissance. J'eus peine à voir un roi qui me donna le jour, Dépouillé de ses droits, courtisan dans sa cour, Et d'un front couronné perdant toute l'audace, Devant Flaminius n'oser prendre sa place. J'en rougis, et jetai sur ce hardi Romain Des regards qui marquaient un généreux dédain. Mais du destin sans doute un injuste caprice Veut devant les Romains que tout orgueil fléchisse Mes dédaigneux regards rencontrèrent les siens, Et les siens, sans effort, confondirent les miens. Jusques au fond du coeur je me sentis émue; Je ne pouvais ni fuir, ni soutenir sa vue. Je perdis sans regret un impuissant courroux; Mon propre abaissement, Egine, me fut doux. J'oubliai ces respects qui m'avaient offensée; Mon père même alors sortit de ma pensée Je m'oubliai moi-même, et ne m'occupai plus Qu'à voir et n'oser voir le seul Flaminius. Egine, ce récit, que j'ai honte de faire, De tous mes mouvements t'explique le mystère. Egine De ce Romain si fier, qui fut votre vainqueur. Sans doute, à votre tour, vous surprÃtes le coeur. Laodice J'ignore jusqu'ici si je touchai son âme J'examinai pourtant s'il partageait ma flamme; J'observai si ses yeux ne m'en apprendraient rien Mais je le voulais trop pour m'en instruire bien. Je le crus cependant, et si sur l'apparence Il est permis de prendre un peu de confiance, Egine, il me sembla que, pendant son séjour, Dans son silence même éclatait son amour. Mille indices pressants me le faisaient comprendre Quand je te les dirais, tu ne pourrais m'entendre; Moi-même, que l'amour sut peut-être tromper, Je les sens, et ne puis te les développer. Flaminius partit, Egine, et je veux croire Qu'il ignora toujours ma honte et sa victoire. Hélas! pour revenir à ma tranquillité, Que de maux à mon coeur n'en a-t-il pas coûté! J'appelai vainement la raison à mon aide Elle irrite l'amour, loin d'y porter remède. Quand sur ma folle ardeur elle m'ouvrait les yeux, En rougissant d'aimer, je n'en aimais que mieux. Je ne me servis plus d'un secours inutile; J'attendis que le temps vÃnt me rendre tranquille Je le devins, Egine, et j'ai cru l'être enfin, Quand j'ai su le retour de ce même Romain. Que ferai-je, dis-moi, si ce retour funeste D'un malheureux amour trouve en moi quelque reste? Quoi! j'aimerais encore! Ah! puisque je le crains, Pourrais-je me flatter que mes feux sont éteints? D'où naÃtraient dans mon coeur de si promptes alarmes? Et si je n'aime plus, pourquoi verser des larmes? Cependant, chère Egine, Annibal a ma foi, Et je suis destinée à vivre sous sa loi. Sans amour, il est vrai, j'allais être asservie; Mais j'allais partager la gloire de sa vie. Mon âme, que flattait un partage si grand, Se disait qu'un héros valait bien un amant. Hélas! si dans ce jour mon amour se ranime, Je deviendrai bien moins épouse que victime. N'importe, quelque sort qui m'attende aujourd'hui, J'achèverai l'hymen qui doit m'unir à lui, Et dût mon coeur brûler d'une ardeur éternelle, Egine, il a ma foi; je lui serai fidèle. Egine Madame, le voici. Scène II Laodice, Annibal, Egine, Amilcar Annibal Puis-je, sans me flatter, Espérer qu'un moment vous voudrez m'écouter? Je ne viens point, trop fier de l'espoir qui m'engage, De mes tristes soupirs vous présenter l'hommage C'est un secret qu'il faut renfermer dans son coeur, Quand on n'a plus de grâce à vanter son ardeur. Un soin qui me sied mieux, mais moins cher à mon âme, M'invite en ce moment à vous parler, Madame. On attend dans ces lieux un agent des Romains, Et le roi votre père ignore ses desseins; Mais je crois les savoir. Rome me persécute. Par moi, Rome autrefois se vit près de sa chute; Ce qu'elle en ressentit et de trouble et d'effroi Dure encore, et lui tient les yeux ouverts sur moi. Son pouvoir est peu sûr tant qu'il respire un homme Qui peut apprendre aux rois à marcher jusqu'à Rome. A peine ils m'ont reçu, que sa juste frayeur M'en écarte aussitôt par un ambassadeur; Je puis porter trop loin le succès de leurs armes, Voilà ce qui nourrit ses prudentes alarmes Et de l'ambassadeur, peut-être, tout l'emploi Est de n'oublier rien pour m'éloigner du roi. Il va même essayer l'impérieux langage Dont à ses envoyés Rome prescrit l'usage; Et ce piège grossier, que tend sa vanité, Souvent de plus d'un roi surprit la fermeté. Quoi qu'il en soit, enfin, trop aimable Princesse, Vous possédez du roi l'estime et la tendresse Et moi, qui vous connais, je puis avec honneur En demander ici l'usage en ma faveur. Se soustraire au bienfait d'une âme vertueuse, C'est soi-même souvent l'avoir peu généreuse. Annibal, destiné pour être votre époux, N'aura point à rougir d'avoir compté sur vous Et votre coeur, enfin, est assez grand pour croire Qu'il est de son devoir d'avoir soin de ma gloire. Laodice Oui, je la soutiendrai; n'en doutez point, Seigneur, L'espoir que vous formez rend justice à mon coeur. L'inviolable foi que je vous ai donnée M'associe aux hasards de votre destinée. Mais aujourd'hui, Seigneur, je n'en ferais pas moins, Quand vous n'auriez point droit de demander mes soins. Croyez à votre tour que j'ai l'âme trop fière Pour qu'Annibal en vain m'eût fait une prière. Mais, Seigneur, Prusias, dont vous vous défiez, Sera plus vertueux que vous ne le croyez Et puisque avec ma foi vous reçûtes la sienne, Vos intérêts n'ont pas besoin qu'on les soutienne. Annibal Non, je m'occupe ici de plus nobles projets, Et ne vous parle point de mes seuls intérêts. Mon nom m'honore assez, Madame, et j'ose dire Qu'au plus avide orgueil ma gloire peut suffire. Tout vaincu que je suis, je suis craint du vainqueur Le triomphe n'est pas plus beau que mon malheur. Quand je serais réduit au plus obscur asile, J'y serais respectable, et j'y vivrais tranquille, Si d'un roi généreux les soins et l'amitié, Le noeud dont avec vous je dois être lié, N'avaient rempli mon coeur de la douce espérance Que ce bras fera foi de ma reconnaissance; Et que l'heureux époux dont vous avez fait choix, Sur de nouveaux sujets établissant vos lois, Justifiera l'honneur que me fait Laodice, En souffrant que ma main à la sienne s'unisse. Oui, je voudrais encor par des faits éclatants Réparer entre nous la distance des ans, Et de tant de lauriers orner cette vieillesse, Qu'elle effaçât l'éclat que donne la jeunesse. Mais mon courage en vain médite ces desseins, Madame, si le roi ne résiste aux Romains Je ne vous dirai point que le Sénat, peut-être, Deviendra par degrés son tyran et son maÃtre; Et que, si votre père obéit aujourd'hui, Ce maÃtre ordonnera de vous comme de lui; Qu'on verra quelque jour sa politique injuste Disposer de la main d'une princesse auguste, L'accorder quelquefois, la refuser après, Au gré de son caprice ou de ses intérêts, Et d'un lâche allié trop payer le service, En lui livrant enfin la main de Laodice. Laodice Seigneur, quand Annibal arriva dans ces lieux, Mon père le reçut comme un présent, des dieux, Et sans doute il connut quel était l'avantage De pouvoir acquérir des droits sur son courage, De se l'approprier en se liant à vous, En vous donnant enfin le nom de mon époux. Sans la guerre, il aurait conclu notre hyménée; Mais il n'est pas moins sûr, et j'y suis destinée. Qu'Annibal juge donc, sur les desseins du roi, Si jamais les Romains disposeront de moi; Si jamais leur Sénat peut à présent s'attendre Que de son fier pouvoir le roi veuille dépendre. Mais je vous laisse. Il vient. Vous pourrez avec lui Juger si vous aurez besoin de mon appui. Scène III Prusias, Annibal, Amilcar Prusias Enfin, Flaminius va bientôt nous instruire Des motifs importants qui peuvent le conduire. Avant la fin du jour, Seigneur, nous l'allons voir, Et déjà je m'apprête à l'aller recevoir. Annibal Qu'entends-je? vous, Seigneur! Prusias D'où vient cette surprise? Je lui fais un honneur que l'usage autorise J'imite mes pareils. Annibal Et n'êtes-vous pas roi? Prusias Seigneur, ceux dont je parle ont même rang que moi. Annibal Eh quoi! pour vos pareils voulez-vous reconnaÃtre Des hommes, par abus appelés rois sans l'être; Des esclaves de Rome, et dont la dignité Est l'ouvrage insolent de son autorité; Qui, du trône héritiers, n'osent y prendre place, Si Rome auparavant n'en a permis l'audace; Qui, sur ce trône assis, et le sceptre à la main, S'abaissent à l'aspect d'un citoyen romain; Des rois qui, soupçonnés de désobéissance, Prouvent à force d'or leur honteuse innocence, Et que d'un fier Sénat l'ordre souvent fatal Expose en criminels devant son tribunal; Méprisés des Romains autant que méprisables? Voilà ceux qu'un monarque appelle ses semblables! Ces rois dont le Sénat, sans armer de soldats, A de vils concurrents adjuge les Etats; Ces clients, en un mot, qu'il punit et protège, Peuvent de ses agents augmenter le cortège. Mais vous, examinez, en voyant ce qu'ils sont, Si vous devez encor imiter ce qu'ils font. Prusias Si ceux dont nous parlons vivent dans l'infamie, S'ils livrent aux Romains et leur sceptre et leur vie, Ce lâche oubli du rang qu'ils ont reçu des dieux, Autant qu'à vous, Seigneur, me paraÃt odieux Mais donner au Sénat quelque marque d'estime, Rendre à ses envoyés un honneur légitime, Je l'avouerai, Seigneur, j'aurais peine à penser Qu'à de honteux égards ce fût se rabaisser; Je crois pouvoir enfin les imiter moi-même, Et n'en garder pas moins les droits du rang suprême. Annibal Quoi! Seigneur, votre rang n'est pas sacrifié, En courant au-devant des pas d'un envoyé! C'est montrer votre estime, en produire des marques Que vous ne croyez pas indignes des monarques! L'ai-je bien entendu? De quel oeil, dites-moi, Voyez-vous le Sénat? et qu'est-ce donc qu'un roi? Quel discours! juste ciel! de quelle fantaisie L'âme aujourd'hui des rois est-elle donc saisie? Et quel est donc enfin le charme ou le poison Dont Rome semble avoir altéré leur raison? Cet orgueil, que leur coeur respire sur le trône, Au seul nom de Romain, fuit et les abandonne; Et d'un commun accord, ces maÃtres des humains, Sans s'en apercevoir, respectent les Romains! O rois! et ce respect, vous l'appelez estime! Je ne m'étonne plus si Rome vous opprime. Seigneur, connaissez-vous; rompez l'enchantement Qui vous fait un devoir de votre abaissement. Vous régnez, et ce n'est qu'un agent qui s'avance. Au trône, votre place, attendez sa présence. Sans vous embarrasser s'il est Scythe ou Romain, Laissez-le jusqu'à vous poursuivre son chemin. De quel droit le Sénat pourrait-il donc prétendre Des respects qu'à vous-même il ne voudrait pas rendre? Mais que vous dis-je? à Rome, à peine un sénateur Daignerait d'un regard vous accorder l'honneur, Et vous apercevant dans une foule obscure, Vous ferait un accueil plus choquant qu'une injure. De combien cependant êtes-vous au-dessus De chaque sénateur!... Prusias Seigneur, n'en parlons plus. J'avais cru faire un pas d'une moindre importance Mais pendant qu'en ces lieux l'ambassadeur s'avance, Souffrez que je vous quitte, et qu'au moins aujourd'hui Des soins moins éclatants m'excusent envers lui. Scène IV Annibal, Amilcar Amilcar Seigneur, nous sommes seuls oserais-je vous dire Ce que le ciel peut-être en ce moment m'inspire? Je connais peu le roi; mais sa timidité Semble vous présager quelque infidélité. Non qu'à présent son coeur manque pour vous de zèle; Sans doute il a dessein de vous être fidèle Mais un prince à qui Rome imprime du respect, De peu de fermeté doit vous être suspect. Ces timides égards vous annoncent un homme Assez faible, Seigneur, pour vous livrer à Rome. Qui sait si l'envoyé qu'on attend aujourd'hui Ne vient pas, de sa part, vous demander à lui? Pendant que de ces lieux la retraite est facile, M'en croirez-vous? fuyez un dangereux asile; Et sans attendre ici... Annibal Nomme-moi des Etats Plus sûrs pour Annibal que ceux de Prusias. Enseigne-moi des rois qui ne soient point timides; Je les ai trouvés tous ou lâches ou perfides. Amilcar Il en serait peut-être encor de généreux Mais une autre raison fait vos dégoûts pour eux Et si vous n'espériez d'épouser Laodice, Peut-être à quelqu'un d'eux rendriez-vous justice. Vous voudrez bien, Seigneur, excuser un discours Que me dicte mon zèle et le soin de vos jours. Annibal Crois-tu que l'intérêt d'une amoureuse, flamme Dans cet égarement pût entraÃner mon âme? Penses-tu que ce soit seulement de ce jour Que mon coeur ait appris à surmonter l'amour? De ses emportements j'ai sauvé ma jeunesse; J'en pourrai bien encor défendre ma vieillesse. Nous tenterions en vain d'empêcher que nos coeurs D'un amour imprévu ne sentent les douceurs. Ce sont là des hasards à qui l'âme est soumise, Et dont on peut sans honte éprouver la surprise Mais, quel qu'en soit l'attrait, ces douceurs ne sont rien, Et ne font de progrès qu'autant qu'on le veut bien. Ce feu, dont on nous dit la violence extrême, Ne brûle que le coeur qui l'allume lui-même. Laodice est aimable, et je ne pense pas Qu'avec indifférence on pût voir ses appas. L'hymen doit me donner une épouse si belle; Mais la gloire, Amilcar, est plus aimable qu'elle Et jamais Annibal ne pourra s'égarer Jusqu'au trouble honteux d'oser les comparer. Mais je suis las d'aller mendier un asile, D'affliger mon orgueil d'un opprobre stérile. Où conduire mes pas? Va, crois-moi, mon destin Doit changer dans ces lieux ou doit y prendre fin. Prusias ne peut plus m'abandonner sans crime Il est faible, il est vrai; mais il veut qu'on l'estime. Je feins qu'il le mérite; et malgré sa frayeur, Sa vanité du moins lui tiendra lieu d'honneur. S'il en croit les Romains, si le Ciel veut qu'il cède, Des crimes de son coeur le mien sait le remède. Soit tranquille, Amilcar, et ne crains rien pour moi. Mais sortons. Hâtons-nous de rejoindre le roi; Ne l'abandonnons point; il faut même sans cesse, Par de nouveaux efforts, combattre sa faiblesse, L'irriter contre Rome; et mon unique soin Est de me rendre ici son assidu témoin. Acte II Scène première Flavius, Flaminius Flavius Le roi ne paraÃt point, et j'ai peine à comprendre, Seigneur, comment ce prince ose se faire attendre. Et depuis quand les rois font-ils si peu d'état Des ministres chargés des ordres du Sénat? Malgré la dignité dont Rome vous honore, Prusias à vos yeux ne s'offre point encore? Flaminius N'accuse point le roi de ce superbe accueil; Un roi n'en peut avoir imaginé l'orgueil. J'y reconnais l'audace et les conseils d'un homme Ennemi déclaré des respects dus à Rome. Le roi de son devoir ne serait point sorti; C'est du seul Annibal que ce trait est parti. Prusias, sur la foi des leçons qu'on lui donne, Ne croit plus le respect d'usage sur le trône. Annibal, de son rang exagérant l'honneur, Sème avec la fierté la révolte en son coeur. Quel que soit le succès qu'Annibal en attende, Les rois résistent peu quand le Sénat commande. Déjà ce fugitif a dû s'apercevoir. Combien ses volontés ont sur eux de pouvoir. Flavius Seigneur, à ce discours souffrez que je comprenne. Que vous ne venez pas pour le seul Artamène, Et que la guerre enfin que lui fait Prusias Est le moindre intérêt qui guide ici vos pas. En vous suivant, j'en ai soupçonné le mystère; Mais, Seigneur, jusqu'ici j'ai cru devoir me taire. Flaminius Déjà mon amitié te l'eût développé, Sans les soins inquiets dont je suis occupé. Je t'apprends donc qu'à Rome Annibal doit me suivre, Et qu'en mes mains il faut que Prusias le livre. Voilà quel est ici mon véritable emploi, Sans d'autres intérêts qui ne touchent que moi. Flavius Quoi! vous? Flaminius Nous sommes seuls, nous pouvons ne rien feindre. Annibal n'a que trop montré qu'il est à craindre. Il fuit, il est vaincu, mais vaincu par des coups Que nous devons encor plus au hasard qu'à nous. Et s'il n'eût, autrefois, ralenti son courage, Rome était en danger d'obéir à Carthage. Quoique vaincu, les rois dont il cherche l'appui Pourraient bien essayer de se servir de lui; Et sur ce qu'il a fait fondant leur espérance Avec moins de frayeur tenter l'indépendance Et Rome à les punir aurait un embarras Qu'il serait imprudent de ne s'épargner pas. Nos aigles, en un mot, trop fréquemment défaites Par ce même ennemi qui trouve des retraites, Qui n'a jamais craint Rome, et qui même la voit Seulement ce qu'elle est et non ce qu'on la croit; Son audace, son nom et sa haine implacable, Tout, jusqu'à sa défaite, est en lui formidable, Et depuis quelque temps un bruit court parmi nous Qu'il va de Laodice être bientôt l'époux. Ce coup est important Rome en est alarmée. Pour le rompre elle a fait avancer son armée; Elle exige Annibal, et malgré le mépris Que pour les rois tu sais que le Sénat a pris, Son orgueil inquiet en fait un sacrifice, Et livre à mon espoir la main de Laodice. Le roi, flatté par là , peut en oublier mieux La valeur d'un dépôt trop suspect en ces lieux. Pour effacer l'affront d'un pareil hyménée, Si contraire à la loi que Rome s'est donnée, Et je te l'avouerai, d'un hymen dont mon coeur N'aurait peut-être pu sentir le déshonneur, Cette Rome facile accorde à la princesse Le titre qui pouvait excuser ma tendresse, La fait Romaine enfin. Cependant ne crois pas Qu'en faveur de mes feux j'épargne Prusias. Rome emprunte ma voix, et m'ordonne elle-même D'user ici pour lui d'une rigueur extrême. Il le faut en effet. Flavius Mais depuis quand, Seigneur, Brûlez-vous en secret d'une si tendre ardeur? L'aimable Laodice a-t-elle fait connaÃtre Qu'elle-même à son tour... Flaminius Prusias va paraÃtre; Cessons; mais souviens-toi que l'on doit ignorer Ce que ma confiance ose te déclarer. Scène II Prusias, Annibal, Flaminius, Flavius, suite du roi. Flaminius Rome, qui vous observe, et de qui la clémence Vous a fait jusqu'ici grâce de sa vengeance, A commandé, Seigneur, que je vinsse vers vous Vous dire le danger où vous met son courroux. Vos armes chaque jour, et sur mer et sur terre, Entre Artamène et vous renouvellent la guerre. Rome la désapprouve, et déjà le Sénat Vous en avait, Seigneur, averti sans éclat. Un Romain, de sa part, a dû vous faire entendre Quel parti là -dessus vous feriez bien de prendre; Qu'il souhaitait enfin qu'on eût, en pareil cas, Recours à sa justice, et non à des combats. Cet auguste Sénat, qui peut parler en maÃtre, Mais qui donne à regret des preuves qu'il peut l'être, Crut que, vous épargnant des ordres rigoureux, Vous n'attendriez pas qu'il vous dÃt je le veux. Il le dit aujourd'hui; c'est moi qui vous l'annonce. Vous allez vous juger en me faisant réponse. Ainsi, quand le pardon vous est encore offert, N'oubliez pas qu'un mot vous absout ou vous perd. Pour écarter de vous tout dessein téméraire, Empruntez le secours d'un effroi salutaire Voyez en quel état Rome a mis tous ces rois Qui d'un coupable orgueil ont écouté la voix. Présentez à vos yeux cette foule de princes, Dont les uns vagabonds, chassés de leurs provinces, Les autres gémissants; abandonnés aux fers, De son devoir, Seigneur, instruisent l'univers. Voilà , pour imposer silence à votre audace, Le spectacle qu'il faut que votre esprit se fasse. Vous vaincrez Artamène, et vos heureux destins Vont mettre, je le veux, son sceptre dans vos mains. Mais quand vous le tiendrez, ce sceptre qui vous tente, Qu'en ferez-vous, Seigneur, si Rome est mécontente? Que ferez-vous du vôtre, et qui vous sauvera Des traits vengeurs dont Rome alors vous poursuivra? Restez en paix, régnez, gardez votre couronne Le Sénat vous la laisse, ou plutôt vous la donne. Obtenez sa faveur, faites ce qu'il lui plaÃt; Je ne vous connais point de plus grand intérêt. Consultez nos amis ce qu'ils ont de puissance N'est que le prix heureux de leur obéissance. Quoi qu'il en soit, enfin, que votre ambition Respecte un roi qui vit sous sa protection. Prusias Seigneur, quand le Sénat s'abstiendrait d'un langage Qui fait à tous les rois un si sensible outrage; Que, sans me conseiller le secours de l'effroi, Il dirait simplement ce qu'il attend de moi; Quand le Sénat, enfin, honorerait lui-même Ce front, qu'avec éclat distingue un diadème, Croyez-moi, le Sénat et son ambassadeur N'en parleraient tous deux qu'avec plus de grandeur. Vous ne m'étonnez point, Seigneur, et la menace Fait rarement trembler ceux qui sont à ma place. Un roi, sans s'alarmer d'un procédé si haut, Refuse s'il le peut, accorde s'il le faut. C'est de ses actions la raison qui décide, Et l'outrage jamais ne le rend plus timide. Artamène avec moi, Seigneur, fit un traité Qui de sa part encore n'est pas exécuté Et quand je l'en pressais, j'appris que son armée Pour venir me surprendre était déjà formée. Son perfide dessein alors m'étant connu, J'ai rassemblé la mienne, et je l'ai prévenu. Le Sénat pourrait-il approuver l'injustice, Et d'une lâcheté veut-il être complice? Son pouvoir n'est-il pas guidé par la raison? Vos alliés ont-ils le droit de trahison? Et lorsque je suis prêt d'en être la victime, M'en défendre, Seigneur, est-ce commettre un crime? Flaminius Pourquoi nous déguiser ce que vous avez fait? A ce traité vous-même avez-vous satisfait? Et pourquoi d'Artamène accuser la conduite, Seigneur, si de la vôtre elle n'est que la suite? Vous aviez fait la paix pourquoi dans vos Etats Avez-vous conservé, même accru vos soldats? Prétendiez-vous, malgré cette paix solennelle, Lui laisser soupçonner qu'elle était infidèle, Et l'engager à prendre une précaution Qui servÃt de prétexte à votre ambition? Mais le Sénat a vu votre coupable ruse, Et ne recevra point une frivole excuse. Quels que soient vos motifs, je ne viens en ces lieux Que pour vous avertir qu'ils lui sont odieux. Songez-y; mais surtout tâchez de vous défendre Du poison des conseils dont on veut vous surprendre. Annibal S'il écoute les miens, ou s'il prend les meilleurs, Rome ira proposer son esclavage ailleurs. Prusias indigné poursuivra la conquête Qu'à lui livrer bientôt la victoire s'apprête. Ces conseils ne sont pas plus dangereux pour lui Que pour ce fier Sénat qui l'insulte aujourd'hui. Si le roi contre lui veut en faire l'épreuve, Moi, qui vous parle, moi, je m'engage à la preuve. Flaminius Le projet est hardi. Cependant votre état Promet déjà beaucoup en faveur du Sénat; Et votre orgueil, réduit à chercher un asile, Fournit à Prusias un espoir bien fragile. Annibal Non, non, Flaminius, vous vous entendez mal A vanter le Sénat aux dépens d'Annibal. Cet état où je suis rappelle une matière Dont votre Rome aurait à rougir la première. Ne vous souvient-il plus du temps où dans mes mains La victoire avait mis le destin des Romains? Retracez-vous ce temps où par moi l'Italie D'épouvante, d'horreur et de sang fut remplie. Laissons de vains discours, dont le faste menteur De ma chute aux Romains semble donner l'honneur. Dites, Flaminius, quelle fut leur ressource? Parlez, quelqu'un de vous arrêta-t-il ma course? Sans l'imprudent repos que mon bras s'est permis, Romains, vous n'auriez plus d'amis ni d'ennemis. De ce peuple insolent, qui veut qu'on obéisse, Le fer et l'esclavage allaient faire justice; Et les rois, que soumet sa superbe amitié, En verraient à présent le reste avec pitié. O Rome! tes destins ont pris une autre face. Ma lenteur, ou plutôt mon mépris te fit grâce Négligeant des progrès qui me semblaient trop sûrs, Je laissai respirer ton peuple dans tes murs. Il échappa depuis, et ma seule imprudence Des Romains abattus releva l'espérance. Mais ces fiers citoyens, que je n'accablai pas, Ne sont point assez vains pour mépriser mon bras; Et si Flaminius voulait parler sans feindre, Il dirait qu'on m'honore encor jusqu'à me craindre. En effet, si le roi profite du séjour Que les dieux ont permis que je fisse en sa cour, S'il ose pour lui-même employer mon courage, Je n'en demande pas à ces dieux davantage. Le Sénat, qui d'un autre est aujourd'hui l'appui, Pourra voir arriver le danger jusqu'à lui. Je sais me corriger; il sera difficile De me réduire alors à chercher un asile. Flaminius Ce qu'Annibal appelle imprudence et lenteur, S'appellerait effroi, s'il nous ouvrait son coeur. Du moins, cette lenteur et cette négligence Eurent avec l'effroi beaucoup de ressemblance; Et l'aspect de nos murs si remplis de héros Put bien vous conseiller le parti du repos. Vous vous corrigerez? Et pourquoi dans l'Afrique N'avez-vous donc pas mis tout votre art en pratique? Serait-ce qu'il manquait à votre instruction La honte d'être encor vaincu par Scipion? Rome, il est vrai, vous vit gagner quelque victoire, Et vous avez raison quand vous en faites gloire. Mais ce sont vos exploits qui doivent effrayer Tous les rois dont l'audace osera s'y fier. Rome, vous le savez, en cent lieux de la terre Avait à soutenir le fardeau de la guerre. L'univers attentif crut la voir en danger, Douta que ses efforts pussent l'en dégager. L'univers se trompait. Le ciel, pour le convaincre Qu'on ne devait jamais espérer de la vaincre, Voulut jusqu'à ses murs vous ouvrir un chemin, Pour qu'on la crût encor plus proche de sa fin, Et que la terre après, détrompée et surprise, ApprÃt à l'avenir à nous être soumise. Annibal A tant de vains discours, je vois votre embarras; Et si vous m'en croyez, vous ne poursuivrez pas. Rome allait succomber son vainqueur la néglige; Elle en a profité; voilà tout le prodige. Tout le reste est chimère ou pure vanité, Qui déshonore Rome et toute sa fierté. Flaminius Rome de vos mépris aurait tort de se plaindre Tout est indifférent de qui n'est plus à craindre. Annibal Arrêtez, et cessez d'insulter au malheur D'un homme qu'autrefois Rome a vu son vainqueur; Et quoique sa fortune ait surmonté la mienne, Les grands coups qu'Annibal a portés à la sienne Doivent du moins apprendre aux Romains généreux Qu'il a bien mérité d'être respecté d'eux. Je sors; je ne pourrais m'empêcher de répondre A des discours qu'il est trop aisé de confondre. Scène III Prusias, Flaminius, Hiéron Flaminius Seigneur, il me paraÃt qu'il n'était pas besoin Que de notre entretien Annibal fût témoin, Et vous pouviez, sans lui, faire votre réponse Aux ordres que par moi le Sénat vous annonce. J'en ai qui de si près touchent cet ennemi, Que je n'ai pu, Seigneur, m'expliquer qu'à demi. Prusias Lui! vous me surprenez, Seigneur de quelle crainte Rome, qui vous envoie, est-elle donc atteinte? Flaminius Rome ne le craint point, Seigneur; mais sa pitié Travaille à vous sauver de son inimitié. Rome ne le craint point, vous dis-je; mais l'audace Ne lui plaÃt point dans ceux qui tiennent votre place. Elle veut que les rois soient soumis au devoir Que leur a dès longtemps imposé son pouvoir. Ce devoir est, Seigneur, de n'oser entreprendre Ce qu'ils n'ignorent pas qu'elle pourrait défendre; De n'oublier jamais que ses intentions Doivent à la rigueur régler leurs actions; Et de se regarder comme dépositaires D'un pouvoir qu'ils n'ont plus dès qu'ils sont téméraires. Voilà votre devoir, et vous l'observez mal, Quand vous osez chez vous recevoir Annibal. Rome, qui tient ici ce sévère langage, N'a point dessein, Seigneur, de vous faire un outrage; Et si les fiers avis offensent votre coeur, Vous pouvez lui répondre avec plus de hauteur. Cette Rome s'explique en maÃtresse du monde. Si sur un titre égal votre audace se fonde, Si vous êtes enfin à l'abri de ses coups, Vous pouvez lui parler comme elle parle à vous. Mais s'il est vrai, Seigneur, que vous dépendiez d'elle, Si, lorsqu'elle voudra, votre trône chancelle, Et pour dire encor plus, si ce que Rome veut, Cette Rome absolue en même temps le peut, Que son droit soit injuste ou qu'il soit équitable, Qu'importe? c'est aux dieux que Rome en est comptable. Le faible, s'il était le juge du plus fort, Aurait toujours raison, et l'autre toujours tort. Annibal est chez vous, Rome en est courroucée Pouvez-vous là -dessus ignorer sa pensée? Est-ce donc imprudence, ou n'avez-vous point su Ce qu'elle envoya dire aux rois qui l'ont reçu? Prusias Seigneur, de vos discours l'excessive licence Semble vouloir ici tenter ma patience. Je sens des mouvements qui vous sont des conseils De ne jamais chez eux mépriser mes pareils. Les rois, dans le haut rang où le ciel les fait naÃtre, Ont souvent des vainqueurs et n'ont jamais de maÃtre; Et sans en appeler à l'équité des dieux, Leur courroux peut juger de vos droits odieux. J'honore le Sénat; mais, malgré sa menace, Je me dispenserai d'excuser mon audace. Je crois pouvoir enfin recevoir qui me plaÃt, Et pouvoir ignorer quel est votre intérêt. J'avouerai cependant, puisque Rome est puissante, Qu'il est avantageux de la rendre contente. Expliquez-vous, Seigneur, et voyons si je puis Faire ce qu'elle exige, étant ce que je suis. Mais retranchez ces mots d'ordre, de dépendance, Qui ne m'invitent pas à plus d'obéissance. Flaminius Eh bien! daignez souffrir un avis important Je demande Annibal, et le Sénat l'attend. Prusias Annibal? Flaminius Oui, ma charge est de vous en instruire; Mais, Seigneur, écoutez ce qui me reste à dire. Rome pour Laodice a fait choix d'un époux, Et c'est un choix, Seigneur, avantageux pour vous. Prusias Lui nommer un époux! Je puis l'avoir promise. Flaminius En ce cas, du Sénat avouez l'entremise. Après un tel aveu, je pense qu'aucun roi Ne vous reprochera d'avoir manqué de foi. Mais agréez, Seigneur, que l'aimable princesse Sache par moi que Rome à son sort s'intéresse, Que sur ce même choix interrogeant son coeur, Moi-même... Prusias Vous pouvez l'en avertir, Seigneur, J'admire ici les soins que Rome prend pour elle, Et de son amitié l'entreprise est nouvelle; Ma fille en peut résoudre, et je vais consulter Ce que pour Annibal je dois exécuter. Scène IV Prusias, Hiéron Hiéron Rome de vos desseins est sans doute informée? Prusias Et tu peux ajouter qu'elle en est alarmée. Hiéron Observez donc aussi, Seigneur, que son courroux En est en même temps plus terrible pour vous. Prusias Mais as-tu bien conçu quelle est la perfidie Dont cette Rome veut que je souille ma vie? Ce guerrier, qu'il faudrait lui livrer en ce jour, Ne souhaitait de moi qu'un asile en ma cour. Ces serments que j'ai faits de lui donner ma fille, De rendre sa valeur l'appui de ma famille, De confondre à jamais son sort avec le mien, Je suis l'auteur de tout, il ne demandait rien. Ce héros, qui se fie à ces marques d'estime, S'attend-il que mon coeur achève par un crime? Le Sénat qui travaille à séduire ce coeur, En profitant du coup, il en aurait horreur. Hiéron Non de trop de vertu votre esprit le soupçonne, Et ce n'est pas ainsi que ce Sénat raisonne. Ne vous y trompez pas sa superbe fierté Vous presse d'un devoir, non d'une lâcheté. Vous vous croiriez perfide; il vous croirait fidèle, Puisque lui résister c'est se montrer rebelle. D'ailleurs, cette action dont vous avez horreur, Le péril du refus en ôte la noirceur. Pensez-vous, en effet, que vous devez en croire Les dangereux conseils d'une fatale gloire? Et ces princes, Seigneur, sont-ils donc généreux, Qui le sont en risquant tout un peuple avec eux? Qui, sacrifiant tout à l'affreuse faiblesse D'accomplir sans égard une injuste promesse, Egorgent par scrupule un monde de sujets, Et ne gardent leur foi qu'à force de forfaits? Prusias Ah! lorsqu'à ce héros j'ai promis Laodice, J'ai cru qu'à mes sujets c'était rendre un service. Tu sais que souvent Rome a contraint nos Etats De servir ses desseins, de fournir des soldats J'ai donc cru qu'en donnant retraite à ce grand homme, Sa valeur gênerait l'insolence de Rome; Que ce guerrier chez moi pourrait l'épouvanter, Que ce qu'elle en connaÃt m'en ferait respecter; Je me trompais; et c'est son épouvante même Qui me plonge aujourd'hui dans un péril extrême. Mais n'importe, Hiéron Rome a beau menacer, A rompre mes serments rien ne doit me forcer; Et du moins essayons ce qu'en cette occurrence Peut produire pour moi la ferme résistance. La menace n'est rien, ce n'est pas ce qui nuit; Mais pour prendre un parti, voyons ce qui la suit. Acte III Scène première aodice, Egine Laodice Oui, ce Flaminius dont je crus être aimée, Et dont je me repens d'avoir été charmée, Egine, il doit me voir pour me faire accepter Je ne sais quel époux qu'il vient me présenter. L'ingrat! je le craignais; à présent, quand j'y pense, Je ne sais point encor si c'est indifférence; Mais enfin, le penchant qui me surprit pour lui Me semble, grâce au ciel, expirer aujourd'hui. Egine Quand il vous aimerait, eh! quel espoir, Madame, Oserait en ce jour se permettre votre âme? Il faudrait l'oublier. Laodice Hélas! depuis le jour Que pour Flaminius je sentis de l'amour, Mon coeur tâcha du moins de se rendre le maÃtre De cet amour qu'il plut au sort d'y faire naÃtre. Mais d'un tel ennemi penses-tu que le coeur Puisse avec fermeté vouloir être vainqueur? Il croit qu'autant qu'il peut il combat, il s'efforce Mais il a peur de vaincre, et veut manquer de force; Et souvent sa défaite a pour lui tant d'appas, Que, pour aimer sans trouble, il feint de n'aimer pas. Ce coeur, à la faveur de sa propre imposture, Se délivre du soin de guérir sa blessure. C'est ainsi que le mien nourrissait un amour Qui s'accrut sur la foi d'un apparent retour. Oh! d'un retour trompeur apparence flatteuse! Ce fut toi qui nourris une flamme honteuse. Mais que dis-je? ah! plutôt ne la rappelons plus Sans crainte et sans espoir voyons Flaminius. Egine Contraignez-vous il vient. Scène II Laodice, Flaminius, Egine Flaminius, à part. Quelle grâce nouvelle A mes regards surpris la rend encor plus belle! Madame, le Sénat, en m'envoyant au roi, N'a point à lui parler limité mon emploi. Rome, à qui la vertu fut toujours respectable, Envers vous aujourd'hui croit la sienne comptable D'un témoignage ardent dont l'éclat mette au jour Ce qu'elle a pour la vôtre et d'estime et d'amour. Je n'ose ici mêler mes respects ni mon zèle Avec les sentiments que j'explique pour elle. Non, c'est Rome qui parle, et malgré la grandeur Que me prête le nom de son ambassadeur, Quoique enfin le Sénat n'ait consacré ce titre Qu'à s'annoncer des rois et le juge et l'arbitre, Il a cru que le soin d'honorer la vertu Ornait la dignité dont il m'a revêtu. Madame, en sa faveur, que votre âme indulgente Fasse grâce à l'époux que sa main vous présente. Celui qu'il a choisi... Laodice Non, n'allez pas plus loin; Ne dites pas son nom il n'en est pas besoin. Je dois beaucoup aux soins où le Sénat s'engage; Mais je n'ai pas, Seigneur, dessein d'en faire usage. Cependant vous dirai-je ici mon sentiment Sur l'estime de Rome et son empressement? Par où, s'il ne s'y mêle un peu de politique, Ai-je l'honneur de plaire à votre république? Mes paisibles vertus ne valent pas, Seigneur, Que le Sénat s'emporte à cet excès d'honneur. Je n'aurais jamais cru qu'il vÃt comme un prodige Des vertus où mon rang, où mon sexe m'oblige. Quoi! le ciel, de ses dons prodigue aux seuls Romains, En prive-t-il le coeur du reste des humains? Et nous a-t-il fait naÃtre avec tant d'infortune, Qu'il faille nous louer d'une vertu commune? Si tel est notre sort, du moins épargnez-nous L'honneur humiliant d'être admirés de vous. Quoi qu'il en soit enfin, dans la peur d'être ingrate, Je rends grâce au Sénat, et son zèle me flatte! Bien plus, Seigneur, je vois d'un oeil reconnaissant Le choix de cet époux dont il me fait présent. C'est en dire beaucoup une telle entreprise De trop de liberté pourrait être reprise; Mais je me rends justice, et ne puis soupçonner Qu'il ait de mon destin cru pouvoir ordonner. Non, son zèle a tout fait, et ce zèle l'excuse; Mais, Seigneur, il en prend un espoir qui l'abuse; Et c'est trop, entre nous, présumer des effets Que produiront sur moi ses soins et ses bienfaits, S'il pense que mon coeur, par un excès de joie, Va se sacrifier aux honneurs qu'il m'envoie. Non, aux droits de mon rang ce coeur accoutumé Est trop fait aux honneurs pour en être charmé. D'ailleurs, je deviendrais le partage d'un homme Qui va, pour m'obtenir, me demander à Rome; Ou qui, choisi par elle, a le coeur assez bas Pour n'oser déclarer qu'il ne me choisit pas; Qui n'a ni mon aveu ni celui de mon père! Non il est, quel qu'il soit, indigne de me plaire. Flaminius Qui n'a point votre aveu, Madame! Ah! cet époux Vous aime, et ne veut être agréé que de vous. Quand les dieux, le Sénat, et le roi votre père, Hâteraient en ce jour une union si chère, Si vous ne confirmiez leurs favorables voeux, Il vous aimerait trop pour vouloir être heureux. Un feu moins généreux serait-il votre ouvrage? Pensez-vous qu'un amant que Laodice engage Pût à tant de révolte encourager son coeur, Qu'il voulût malgré vous usurper son bonheur? Ah! dans celui que Rome aujourd'hui vous présente, Ne voyez qu'une ardeur timide, obéissante, Fidèle, et qui, bravant l'injure des refus, Durera, mais, s'il faut, ne se produira plus. Perdez donc les soupçons qui vous avaient aigrie. Arbitre de l'amant dont vous êtes chérie, Que le courroux du moins n'ait, dans ce même instant, Nulle part dangereuse à l'arrêt qu'il attend. Je vous ai tu son nom; mais mon récit peut-être, Et le vif intérêt que j'ai laissé paraÃtre, Sans en expliquer plus, vous instruisent assez. Laodice Quoi! Seigneur, vous seriez... Mais que dis-je? cessez, Et n'éclaircissez point ce que j'ignore encore. J'entends qu'on me recherche, et que Rome m'honore. Le reste est un secret où je ne dois rien voir. Flaminius Vous m'entendez assez pour m'ôter tout espoir; Il faut vous l'avouer je vous ai trop aimée, Et pour dire encore plus, toujours trop estimée, Pour me laisser surprendre à la crédule erreur De supposer quelqu'un digne de votre coeur. Il est vrai qu'à nos voeux le ciel souvent propice Pouvait en ma faveur disposer Laodice Mais après vos refus, qui ne m'ont point surpris, Je ne m'attendais pas encor à des mépris, Ni que vous feignissiez de ne point reconnaÃtre L'infortuné penchant que vous avez vu naÃtre. Laodice Un pareil entretien a duré trop longtemps, Seigneur; je plains des feux si tendres, si constants; Je voudrais que pour eux le sort plus favorable Eût destiné mon coeur à leur être équitable. Mais je ne puis, Seigneur; et des liens si doux, Quand je les aimerais, ne sont point faits pour nous. Oubliez-vous quel rang nous tenons l'un et l'autre? Vous rougiriez du mien, je rougirais du vôtre. Flaminius Qu'entends-je! moi, Madame, oser m'estimer plus! N'êtes-vous pas Romaine avec tant de vertus? Ah! pourvu que ce coeur partageât ma tendresse... Laodice Non, Seigneur; c'est en vain que le vôtre m'en presse; Et quand même l'amour nous unirait tous deux... Flaminius Achevez; qui pourrait m'empêcher d'être heureux? Vous aurait-on promise? et le roi votre père Aurait-il?... Laodice N'accusez nulle cause étrangère. Je ne puis vous aimer, Seigneur, et vos soupçons Ne doivent point ailleurs en chercher des raisons. Scène III Flaminius, seul. Enfin, elle me fuit, et Rome méprisée A permettre mes feux s'est en vain abaissée. Et moi, je l'aime encore, après tant de refus, Ou plutôt je sens bien que je l'aime encor plus. Mais cependant, pourquoi s'est-elle interrompue? Quel secret allait-elle exposer à ma vue? Et quand un même amour nous unirait tous deux... Où tendait ce discours qu'elle a laissé douteux? Aurait-on fait à Rome un rapport trop fidèle? Serait-ce qu'Annibal est destiné pour elle, Et que, sans cet hymen, je pourrais espérer...? Mais à quel piège ici vais-je encor me livrer? N'importe, instruisons-nous; le coeur plein de tendresse, M'appartient-il d'oser combattre une faiblesse? Le roi vient; et je vois Annibal avec lui. Sachons ce que je puis en attendre aujourd'hui. Scène IV Prusias, Annibal, Flaminius Prusias J'ignorais qu'en ces lieux... Flaminius Non avant que j'écoute, Répondez-moi, de grâce, et tirez-moi d'un doute. L'hymen de votre fille est aujourd'hui certain. A quel heureux époux destinez-vous sa main? Prusias Que dites-vous, Seigneur? Flaminius Est-ce donc un mystère? Prusias Ce que vous exigez ne regarde qu'un père. Flaminius Rome y prend intérêt, je vous l'ai déjà dit; Et je crois qu'avec vous cet intérêt suffit. Prusias Quelque intérêt, Seigneur, que votre Rome y prenne, Est-il juste, après tout, que sa bonté me gêne? Flaminius Abrégeons ces discours. Répondez, Prusias Quel est donc cet époux que vous ne nommez pas? Prusias Plus d'un prince, Seigneur, demande Laodice; Mais qu'importe au Sénat que je l'en avertisse, Puisque avec aucun d'eux je ne suis engagé? Annibal De qui dépendez-vous, pour être interrogé? Flaminius Et vous qui répondez, instruisez-moi, de grâce Est-ce à vous qu'on m'envoie? Est-ce ici votre place? Qu'y faites-vous enfin? Annibal J'y viens défendre un roi Dont le coeur généreux s'est signalé pour moi; D'un roi dont Annibal embrasse la fortune, Et qu'avec trop d'excès votre orgueil importune. Je blesse ici vos yeux, dites-vous je le croi; Mais j'y suis à bon titre, et comme ami du roi. Si ce n'est pas assez pour y pouvoir paraÃtre, Je suis donc son ministre, et je le fais mon maÃtre. Flaminius Dût-il de votre fille être bientôt l'époux, Pourrait-il de son sort se montrer plus jaloux? Qu'en dites-vous, Seigneur? Prusias Il me marque son zèle, Et vous dit ce qu'inspire une amitié fidèle. Annibal Instruisez le Sénat, rendez-lui la frayeur Que son agent voudrait jeter dans votre coeur Déclarez avec qui votre foi vous engage J'en réponds, cet aveu vaudra bien un outrage. Flaminius Qui doit donc épouser Laodice? Annibal C'est moi. Flaminius Annibal? Annibal Oui, c'est lui qui défendra le roi; Et puisque sa bonté m'accorde Laodice, Puisque de sa révolte Annibal est complice, Le parti le meilleur pour Rome est désormais De laisser ce rebelle et son complice en paix. A Prusias. Seigneur, vous avez vu qu'il était nécessaire De finir par l'aveu que je viens de lui faire, Et vous devez juger, par son empressement, Que Rome a des soupçons de notre engagement. J'ose dire encor plus l'intérêt d'Artamène Ne sert que de prétexte au motif qui l'amène; Et sans m'estimer trop, j'assurerai, Seigneur, Que vous n'eussiez point vu sans moi d'ambassadeur; Que Rome craint de voir conclure un hyménée Qui m'attache à jamais à votre destinée, Qui me remet encor les armes à la main, Qui de Rome peut-être expose le destin, Qui contre elle du moins fait revivre un courage Dont jamais son orgueil n'oubliera le ravage. Cette Rome, il est vrai, ne parle point de moi; Mais ses précautions trahissent son effroi. Oui, les soins qu'elle prend du sort de Laodice D'un orgueil alarmé vous montrent l'artifice. Son Sénat en bienfaits serait moins libéral, S'il ne s'agissait pas d'écarter Annibal. En vous développant sa timide prudence, Ce n'est pas que, saisi de quelque défiance, Je veuille encourager votre honneur étonné A confirmer l'espoir que vous m'avez donné. Non, je mériterais une amitié parjure, Si j'osais un moment vous faire cette injure. Et que pourriez-vous craindre en gardant votre foi? Est-ce d'être vaincu, de cesser d'être roi? Si vous n'exercez pas les droits du rang suprême, Si vous portez des fers avec un diadème, Et si de vos enfants vous ne disposez pas, Vous ne pouvez rien perdre en perdant vos Etats. Mais vous les défendrez et j'ose encor vous dire Qu'un prince à qui le ciel a commis un empire, Pour qui cent mille bras peuvent se réunir, Doit braver les Romains, les vaincre et les punir. Flaminius Annibal est vaincu; je laisse à sa colère Le faible amusement d'une vaine chimère. Epuisez votre adresse à tromper Prusias; Pressez; Rome commande et ne dispute pas; Et ce n'est qu'en faisant éclater sa vengeance, Qu'il lui sied de donner des preuves de puissance. Le refus d'obéir à ses augustes lois N'intéresse point Rome, et n'est fatal qu'aux rois. C'est donc à Prusias à qui seul il importe De se rendre docile aux ordres que j'apporte. Poursuivez vos discours, je n'y répondrai rien; Mais laissez-nous après un moment d'entretien. Je vous cède l'honneur d'une vaine querelle, Et je dois de mon temps un compte plus fidèle. Annibal Oui, je vais m'éloigner mais prouvez-lui, Seigneur, Qu'il ne rend pas ici justice à votre coeur. Scène V Flaminius, Prusias Flaminius Gardez-vous d'écouter une audace frivole, Par qui son désespoir follement se console. Ne vous y trompez pas, Seigneur; Rome aujourd'hui Vous demande Annibal, sans en vouloir à lui. Elle avait défendu qu'on lui donnât retraite; Non qu'elle eût, comme il dit, une frayeur secrète Mais il ne convient pas qu'aucun roi parmi vous Fasse grâce aux vaincus que proscrit son courroux. Apaisez-la, Seigneur une nombreuse armée Pour venir vous surprendre a dû s'être formée; Elle attend vos refus pour fondre en vos Etats; L'orgueilleux Annibal ne les sauvera pas. Vous, de son désespoir instrument et ministre, Qui n'en pénétrez pas le mystère sinistre, Vous, qu'il abuse enfin, vous par qui son orgueil Se cherche, en vous perdant, un éclatant écueil, Vous périrez, Seigneur; et bientôt Artamène, Aidé de son côté des troupes qu'on lui mène, Dépouillera ce front de ce bandeau royal, Confié sans prudence aux fureurs d'Annibal. Annonçant du Sénat la volonté suprême, J'ai parlé jusqu'ici comme il parle lui-même; J'ai dû de son langage observer la rigueur Je l'ai fait; mais jugez s'il en coûte à mon coeur. Connaissez-le, Seigneur Laodice m'est chère; Il doit m'être bien dur de menacer son père. Oui, vous voyez l'époux proposé dans ce jour, Et dont Rome n'a pas désapprouvé l'amour. Je ne vous dirai point ce que pourrait attendre Un roi qui choisirait Flaminius pour gendre. Pensez-y, mon amour ne vous fait point de loi, Et vous ne risquez rien ne refusant que moi. Mon âme à vous servir n'en sera pas moins prête; Mais, par reconnaissance, épargnez votre tête. Oui, malgré vos refus et malgré ma douleur, Je vous promets des soins d'une éternelle ardeur. A présent trop frappé des malheurs que j'annonce, Peut-être auriez-vous peine à me faire réponse; Songez-y; mais sachez qu'après cet entretien, Je pars, si dans ce jour vous ne résolvez rien. Scène VI Prusias, seul. Il aime Laodice! Imprudente promesse, Ah! sans toi, quel appui m'assurait sa tendresse! Dois-je vous immoler le sang de mes sujets, Serments qui l'exposez, et que l'orgueil a faits? Toi, dont j'admirai trop la fortune passée, Sauras-tu vaincre mieux ceux qui l'ont renversée? Abattu sous le faix de l'âge et du malheur, Quel fruit espères-tu d'une infirme valeur? Tristes réflexions, qu'il n'est plus temps de faire! Quand je me suis perdu, la sagesse m'éclaire Sa lumière importune, en ce fatal moment, N'est plus une ressource, et n'est qu'un châtiment. En vain s'ouvre à mes yeux un affreux précipice; Si je ne suis un traÃtre, il faut que j'y périsse. Oui, deux partis encore à mon choix sont offerts Je puis vivre en infâme, ou mourir dans les fers. Choisis, mon coeur. Mais quoi! tu crains la servitude? Tu n'es déjà qu'un lâche à ton incertitude! Mais ne puis-je, après tout, balancer sur le choix? Impitoyable honneur, examinons tes droits. Annibal a ma foi; faut-il que je la tienne, Assuré de ma perte, et certain de la sienne? Quel projet insensé! La raison et les dieux Me font-ils un devoir d'un transport furieux? O ciel! j'aurais peut-être, au gré d'une chimère Sacrifié mon peuple et conclu sa misère. Non, ridicule honneur, tu m'as en vain pressé Non, ce peuple t'échappe, et ton charme a cessé. Le parti que je prends, dût-il même être infâme, Sujets, pour vous sauver j'en accepte le blâme. Il faudra donc, grands dieux! que mes serments soient vains, Et je vais donc livrer Annibal aux Romains, L'exposer aux affronts que Rome lui destine! Ah! ne vaut-il pas mieux résoudre ma ruine? Que dis-je? mon malheur est-il donc sans retour? Non, de Flaminius sollicitons l'amour. Mais Annibal revient, et son âme inquiète Peut-être a pressenti ce que Rome projette. Scène VII Prusias, Annibal Annibal J'ai vu sortir l'ambassadeur. De quels ordres encor s'agissait-il, Seigneur? Sans doute il aura fait des menaces nouvelles? Son Sénat... Prusias Il voulait terminer vos querelles Mais il ne m'a tenu que les mêmes discours, Dont vos longs différends interrompaient le cours. Il demande la paix, et m'a parlé sans cesse De l'intérêt que Rome a pris à la princesse. Il la verra peut-être, et je vais, de ce pas, D'un pareil entretien prévenir l'embarras. Scène VIII Annibal, seul. Il fuit; je l'ai surpris dans une inquiétude Dont il ne me dit rien, qu'il cache avec étude. Observons tout la mort n'est pas ce que je crains; Mais j'avais espéré de punir les Romains. Le succès était sûr, si ce prince timide Prend mon expérience ou ma haine pour guide. Rome, quoi qu'il en soit, j'attendrai que les dieux Sur ton sort et le mien s'expliquent encor mieux. Acte IV Scène première aodice, seule. Quel agréable espoir vient me luire en ce jour! Le roi de mon amant approuve donc l'amour! Auteur de mes serments, il les romprait lui-même, Et je pourrais sans crime épouser ce que j'aime. Sans crime! Ah! c'en est un, que d'avoir souhaité Que mon père m'ordonne une infidélité. Abjure tes souhaits, mon coeur; qu'il te souvienne Que c'est faire des voeux pour sa honte et la mienne. Mais que vois-je? Annibal! Scène II Laodice, Annibal Annibal Enfin voici l'instant Où tout semble annoncer qu'un outrage m'attend. Un outrage, grands dieux! A ce seul mot, Madame, Souffrez qu'un juste orgueil s'empare de mon âme. Dans un pareil danger, il doit m'être permis, Sans craindre d'être vain, d'exposer qui je suis. J'ai besoin, en un mot, qu'ici votre mémoire D'un malheureux guerrier se rappelle la gloire; Et qu'à ce souvenir votre coeur excité, Redouble encor pour moi sa générosité. Je ne vous dirai plus de presser votre père De tenir les serments qu'il a voulu me faire. Ces serments me flattaient du bonheur d'être à vous; Voilà ce que mon coeur y trouvait de plus doux. Je vois que c'en est fait, et que Rome l'emporte; Mais j'ignore où s'étend le coup qu'elle me porte. Instruisez Annibal; il n'a que vous ici. Par qui de ses projets il puisse être éclairci. Des devoirs où pour moi votre foi vous oblige, Un aveu qui me sauve est tout ce que j'exige. Songez que votre coeur est pour moi dans ces lieux L'incorruptible ami que me laissent les dieux. On vous offre un époux, sans doute; mais j'ignore Tout ce qu'à Prusias Rome demande encore. Il craint de me parler, et je vois aujourd'hui Que la foi qui le lie est un fardeau pour lui, Et je vous l'avouerai, mon courage s'étonne Des desseins où l'effroi peut-être l'abandonne. Sans quelque tendre espoir qui retarde ma main, Sans Rome que je hais, j'assurais mon destin. Parlez, ne craignez point que ma bouche trahisse La faveur que ma gloire attend de Laodice. Quel est donc cet époux que l'on vient vous offrir? Puis-je vivre, ou faut-il me hâter de mourir? Laodice Vivez, Seigneur, vivez; j'estime trop moi-même Et la gloire et le coeur de ce héros qui m'aime Pour ne l'instruire pas, si jamais dans ces lieux Quelqu'un lui réservait un sort injurieux. Oui, puisque c'est à moi que ce héros se livre, Et qu'enfin c'est pour lui que j'ai juré de vivre, Vous devez être sûr qu'un coeur tel que le mien Prendra les sentiments qui conviennent au sien; Et que, me conformant à votre grand courage, Si vous deviez, Seigneur, essuyer un outrage, Et que la seule mort pût vous en garantir, Mes larmes couleraient pour vous en avertir. Mais votre honneur ici n'aura pas besoin d'elles Les dieux m'épargneront des larmes si cruelles; Mon père est vertueux; et si le sort jaloux S'opposait aux desseins qu'il a formés pour nous, Si par de fiers tyrans sa vertu traversée A faillir envers vous est aujourd'hui forcée, Gardez-vous cependant de penser que son coeur Pût d'une trahison méditer la noirceur. Annibal Je vous entends la main qui me fut accordée, Pour un nouvel époux Rome l'a demandée, Voilà quel est le soin que Rome prend de vous. Mais, dites-moi, de grâce, aimez-vous cet époux? Vous faites-vous pour moi la moindre violence? Madame, honorez-moi de cette confidence. Parlez-moi sans détour content d'être estimé, Je me connais trop bien pour vouloir être aimé. Laodice C'est à vous cependant que je dois ma tendresse. Annibal Et moi, je la refuse, adorable Princesse, Et je n'exige point qu'un coeur si vertueux S'immole en remplissant un devoir rigoureux; Que d'un si noble effort le prix soit un supplice. Non, non, je vous dégage, et je me fais justice; Et je rends à ce coeur, dont l'amour me fut dû, Le pénible présent que me fait sa vertu. Ce coeur est prévenu, je m'aperçois qu'il aime. Qu'il suive son penchant, qu'il se donne lui-même. Si je le méritais, et que l'offre du mien Pût plaire à Laodice et me valoir le sien, Je n'aurais consacré mon courage et ma vie Qu'à m'acquérir ce bien que je lui sacrifie. Il n'est plus temps, Madame, et dans ce triste jour, Je serais un ingrat d'en croire mon amour. Je verrai Prusias, résolu de lui dire Qu'aux désirs du Sénat son effroi peut souscrire, Et je vais le presser d'éclaircir un soupçon Que mon âme inquiète a pris avec raison. Peut-être cependant ma crainte est-elle vaine; Peut-être notre hymen est tout ce qui le gêne Quoi qu'il en soit enfin, je remets en vos mains Un sort livré peut-être aux fureurs des Romains. Quand même je fuirais, la retraite est peu sûre. Fuir, c'est en pareil cas donner jour à l'injure; C'est enhardir le crime; et pour l'épouvanter, Le parti le plus sûr c'est de m'y présenter. Il ne m'importe plus d'être informé, Madame, Du reste des secrets que j'ai lus dans votre âme; Et ce serait ici fatiguer votre coeur Que de lui demander le nom de son vainqueur. Non, vous m'avez tout dit en gardant le silence, Et je n'ai pas besoin de cette confidence. Je sors si dans ces lieux on n'en veut qu'à mes jours, Laissez mes ennemis en terminer le cours. Ce malheur ne vaut pas que vous veniez me faire Un trop pénible aveu des faiblesses d'un père. S'il ne faut que mourir, il vaut mieux que mon bras Cède à mes ennemis le soin de mon trépas, Et que, de leur effroi victime glorieuse, J'en assure, en mourant, la mémoire honteuse, Et qu'on sache à jamais que Rome et son Sénat Ont porté cet effroi jusqu'à l'assassinat. Mais je vous quitte, on vient. Laodice Seigneur, le temps me presse. Mais, quoique vous ayez pénétré ma faiblesse, Vous m'estimez assez pour ne présumer pas Qu'on puisse m'obtenir après votre trépas. Scène III Laodice, Flaminius Laodice J'ai cru trouver en vous une âme bienfaisante; De mon estime ici remplirez-vous l'attente? Flaminius Oui, commandez, Madame. Oserais-je douter De l'équité des lois que vous m'allez dicter? Laodice On vous a dit à qui ma main fut destinée? Flaminius Ah! de ce triste coup ma tendresse étonnée... Laodice Eh bien! le roi, jaloux de ramener la paix Dont trop longtemps la guerre a privé ses sujets, En faveur de son peuple a bien voulu se rendre Aux désirs que par vous Rome lui fait entendre. Notre hymen est rompu. Flaminius Ah! je rends grâce aux dieux, Qui détournent le roi d'un dessein odieux. Annibal me suivra sans doute? Mais, Madame, Le roi ne fait-il rien en faveur de ma flamme? Laodice Oui, Seigneur, vous serez content à votre tour, Si vous ne trahissez vous-même votre amour. Flaminius Moi, le trahir! ô ciel! Laodice Ecoutez ce qui reste. Votre emploi dans ces lieux à ma gloire est funeste. Ce héros qu'aujourd'hui vous demandez au roi, Songez, Flaminius, songez qu'il eut ma foi; Que de sa sûreté cette foi fut le gage; Que vous m'insulteriez en lui faisant outrage. Les droits qu'il eut sur moi sont transportés à vous; Mais enfin ce guerrier dut être mon époux. Il porte un caractère à mes yeux respectable, Dont je lui vois toujours la marque ineffaçable. Sauvez donc ce héros ma main est à ce prix. Flaminius Mais, songez-vous, Madame, à l'emploi que j'ai pris? Pourquoi proposez-vous un crime à ma tendresse? Est-ce de votre haine une fatale adresse? Cherchez-vous un refus, et votre cruauté Veut-elle ici m'en faire une nécessité? Votre main est pour moi d'un prix inestimable, Et vous me la donnez si je deviens coupable! Ah! vous ne m'offrez rien. Laodice Vous vous trompez, Seigneur; Et j'en ai cru le don plus cher à votre coeur. Mais à me refuser quel motif vous engage? Flaminius Mon devoir. Laodice Suivez-vous un devoir si sauvage Qui vous inspire ici des sentiments outrés, Qu'un tyrannique orgueil ose rendre sacrés? Annibal, chargé d'ans, va terminer sa vie. S'il ne meurt outragé, Rome est-elle trahie? Quel devoir! Flaminius Vous savez la grandeur des Romains, Et jusqu'où sont portés leurs augustes destins. De l'univers entier et la crainte et l'hommage Sont moins de leur valeur le formidable ouvrage Qu'un effet glorieux de l'amour du devoir, Qui sur Flaminius borne votre pouvoir. Je pourrais tromper Rome; un rapport peu sincère En surprendrait sans doute un ordre moins sévère Mais je lui ravirais, si j'osais la trahir, L'avantage important de se faire obéir. Lui déguiser des rois et l'audace et l'offense, C'est conjurer sa perte et saper sa puissance. Rome doit sa durée aux châtiments vengeurs Des crimes révélés par ses ambassadeurs; Et par là nos avis sont la source féconde De l'effroi que sa foudre entretient dans le monde; Et lorsqu'elle poursuit sur un roi révolté Le mépris imprudent de son autorité, La valeur seulement achève la victoire Dont un rapport fidèle a ménagé la gloire. Nos austères vertus ont mérité des dieux... Laodice Ah! les consultez-vous, Romains ambitieux? Ces dieux, Flaminius, auraient cessé de l'être S'ils voulaient ce que veut le Sénat, votre maÃtre. Son orgueil, ses succès sur de malheureux rois, Voilà les dieux dont Rome emprunte tous ses droits; Voilà les dieux cruels à qui ce coeur austère Immole son amour, un héros et mon père, Et pour qui l'on répond que l'offre de ma main N'est pas un bien que puisse accepter un Romain. Cependant cet hymen que votre coeur rejette, Méritez-vous, ingrat, que le mien le regrette? Vous ne répondez rien? Flaminius C'est avec désespoir Que je vais m'acquitter de mon triste devoir. Né Romain, je gémis de ce noble avantage, Qui force à des vertus d'un si cruel usage. Voyez l'égarement où m'emportent mes feux; Je gémis d'être né pour être vertueux. Je n'en suis point confus ce que je sacrifie Excuse mes regrets, ou plutôt les expie; Et ce serait peut-être une férocité Que d'oser aspirer à plus de fermeté. Mais enfin, pardonnez à ce coeur qui vous aime Des refus dont il est si déchiré lui-même. Ne rougiriez-vous pas de régner sur un coeur Qui vous aimerait plus que sa foi, son honneur? Laodice Ah! Seigneur, oubliez cet honneur chimérique, Crime que d'un beau nom couvre la politique. Songez qu'un sentiment et plus juste et plus doux D'un lien éternel va m'attacher à vous. Ce n'est pas tout encor songez que votre amante Va trouver avec vous cette union charmante, Et que je souhaitais de vous avoir donné Cet amour dont le mien vous avait soupçonné. Vous devez aujourd'hui l'aveu de ma tendresse Aux périls du héros pour qui je m'intéresse Mais, Seigneur, qu'avec vous mon coeur s'est écarté Des bornes de l'aveu qu'il avait projeté! N'importe; plus je cède à l'amour qui m'inspire, Et plus sur vous peut-être obtiendrai-je d'empire. Me trompé-je, Seigneur? Ai-je trop présumé? Et vous aurais-je en vain si tendrement aimé? Vous soupirez! Grands dieux! c'est vous qui dans nos âmes Voulûtes allumer de mutuelles flammes; Contre mon propre amour en vain j'ai combattu; Justes dieux! dans mon coeur vous l'avez défendu. Qu'il soit donc un bienfait et non pas un supplice. Oui, Seigneur, qu'avec soin votre âme y réfléchisse. Vous ne prévoyez pas, si vous me refusez, Jusqu'où vont les tourments où vous vous exposez. Vous ne sentez encor que la perte éternelle Du bonheur où l'amour aujourd'hui nous appelle; Mais l'état douloureux où vous laissez mon coeur, Vous n'en connaissez pas le souvenir vengeur. Flaminius Quelle épreuve! Laodice Ah! Seigneur, ma tendresse l'emporte! Flaminius Dieux! que ne peut-elle être aujourd'hui la plus forte! Mais Rome... Laodice Ingrat! cessez d'excuser vos refus Mon coeur vous garde un prix digne de vos vertus. Scène IV Flaminius, seul. Elle fuit; je soupire, et mon âme abattue A presque perdu Rome et son devoir de vue. Vil Romain, homme né pour les soins amoureux, Rome est donc le jouet de tes transports honteux! Scène V Prusias, Flaminius Flaminius Prince, vous seriez-vous flatté de l'espérance De pouvoir par l'amour vaincre ma résistance? Quand vous la combattez par des efforts si vains, Savez-vous bien quel sang anime les Romains? Savez-vous que ce sang instruit ceux qu'il anime, Non à fuir, c'est trop peu, mais à haïr le crime; Qu'à l'honneur de ce sang je n'ai point satisfait, S'il s'est joint un soupir au refus que j'ai fait? Ce sont là nos devoirs avec nous, dans la suite, Sur ces instructions réglez votre conduite. A quoi donc à présent êtes-vous résolu? J'ai donné tout le temps que vous avez voulu Pour juger du parti que vous aviez à prendre... Mais quoi! sans Annibal ne pouvez-vous m'entendre? Scène VI Prusias, Annibal, Flaminius Annibal J'interromps vos secrets; mais ne vous troublez pas Je sors, et n'ai qu'un mot à dire à Prusias. Restez, de grâce; il m'est d'une importance extrême Que ce qu'il répondra vous l'entendiez vous-même. A Prusias. Laodice est à moi, si vous êtes jaloux De tenir le serment que j'ai reçu de vous. Mais enfin ce serment pèse à votre courage, Et je vois qu'il est temps que je vous en dégage. Jamais je n'exigeai de vous cette faveur, Et si vous aviez su connaÃtre votre coeur, Sans doute vous n'auriez osé me la promettre Et ne rougiriez pas de vous la voir remettre. Mais il vous reste encore un autre engagement, Qui doit m'importer plus que ce premier serment. Vous jurâtes alors d'avoir soin de ma gloire, Et quelque juste orgueil m'aida même à vous croire, Puisque après tout, Seigneur, pour tenir votre foi, Je vis que vous n'aviez qu'à vous servir de moi. Comment penser, d'ailleurs, que vous seriez parjure! Vous, qu'Annibal pouvait payer avec usure; Vous qui, si le sort même eût trahi votre appui, Vous assuriez l'honneur de tomber avec lui? Vous me fuyez pourtant; le Sénat vous menace, Et de vos procédés la raison m'embarrasse. Seigneur, je suis chez vous y suis-je en sûreté? Ou bien y dois-je craindre une infidélité? Prusias Ici? n'y craignez rien, Seigneur. Annibal Je me retire. C'en est assez; voilà ce que j'avais à dire. Scène VII Flaminius, Prusias Flaminius Ce que dans ce moment vous avez répondu, M'apprend trop qu'il est temps... Prusias J'ai dit ce que j'ai dû... Arrêtez. Le Sénat n'aura point à se plaindre. Flaminius Eh! comment Annibal n'a-t-il plus rien à craindre? Que pensez-vous? Prusias Seigneur, je ne m'explique pas; Mais vous serez bientôt content de Prusias. Vous devrez l'être, au moins. Scène VIII Flaminius, seul. Quel est donc ce mystère Dont à m'instruire ici sa prudence diffère? Quoi qu'il en soit, ô Rome! approuve que mon coeur Souhaite que ce prince échappe à son malheur. Acte V Scène première Prusias, Hiéron Prusias Je vais donc rétracter la foi que j'ai donnée, Peut-être d'Annibal trancher la destinée. Dieux! quel coup va frapper ce héros malheureux! Hiéron Non, Seigneur, Annibal a le coeur généreux. Du courroux du Sénat la nouvelle est semée; On sait que l'ennemi forme une double armée. Le peuple épouvanté murmure, et ce héros Doit, en se retirant, faire notre repos; Et vous verrez, Seigneur, Flaminius souscrire Aux doux tempéraments que le ciel vous inspire. Prusias Mais si l'ambassadeur le poursuit, Hiéron? Hiéron Eh! Seigneur, éloignez ce scrupuleux soupçon Des fautes du hasard êtes-vous responsable? Mais le voici. Prusias Grands dieux! sa présence m'accable. Je me sens pénétré de honte et de douleur. Hiéron C'est la faute du sort, et non de votre coeur. Scène II Prusias, Annibal, Hiéron Prusias Enfin voici le temps de rompre le silence Qui porte votre esprit à tant de méfiance? Depuis que dans ces lieux vous êtes arrivé, Seigneur, tous mes serments vous ont assez prouvé L'amitié dont pour vous mon âme était remplie, Et que je garderai le reste de ma vie. Mais un coup imprévu retarde les effets De ces mêmes serments que mon coeur vous a faits. De toutes parts sur moi mes ennemis vont fondre; Le sort même avec eux travaille à me confondre, Et semble leur avoir indiqué le moment Où leurs armes pourront triompher sûrement. Artamène est vaincu, sa défaite est entière; Mais la gloire, Seigneur, en est si meurtrière, Tant de sang fut versé dans nos derniers combats, Que la victoire même affaiblit mes Etats. A mes propres malheurs je serais peu sensible; Mais de mon peuple entier la perte est infaillible Je suis son roi; les dieux qui me l'ont confié Veulent qu'à ses périls cède notre amitié. De ces périls, Seigneur, vous seul êtes la cause. Je ne vous dirai point ce que Rome propose. Mon coeur en a frémi d'horreur et de courroux; Mais enfin nos tyrans sont plus puissants que nous. Fuyez pour quelque temps, et conjurons l'orage Essayons ce moyen pour ralentir leur rage Attendons que le ciel, plus propice à nos voeux, Nous mette en liberté de nous revoir tous deux. Sans doute qu'à vous yeux Prusias excusable N'aura point... Annibal Oui, Seigneur, vous êtes pardonnable. Pour surmonter l'effroi dont il est abattu, Sans doute votre coeur a fait ce qu'il a pu. Si, malgré ses efforts, tant d'épouvante y règne, C'est de moi, non de vous, qu'il faut que je me plaigne. J'ai tort, et j'aurais dû prévoir que mon destin Dépendrait avec vous de l'aspect d'un Romain. Mais je suis libre encor, et ma folle espérance N'avait pas mérité de vous tant d'indulgence. Prusias Seigneur, je le vois bien, trop coupable à vos yeux... Annibal Voilà ce que je puis vous répondre de mieux Mais voulez-vous m'en croire? oublions l'un et l'autre Ces serments que mon coeur dut refuser du vôtre, Je me suis cru prudent; vous présumiez de vous, Et ces mêmes serments déposent contre nous. Ainsi n'y pensons plus. Si Rome vous menace, Je pars, et ma retraite obtiendra votre grâce. En violant les droits de l'hospitalité, Vous allez du Sénat rappeler la bonté. Prusias Que sur nos ennemis votre âme, moins émue, Avec attention daigne jeter la vue. Annibal Je changerai beaucoup, si quelque légion, Qui loin d'ici s'assemble avec confusion, Si quelques escadrons déjà mis en déroute Me paraissent jamais dignes qu'on les redoute. Mais, Seigneur, finissons cet entretien fâcheux, Nous voyons ces objets différemment tous deux. Je pars; pour quelque temps cachez-en la nouvelle. Prusias Oui, Seigneur; mais un jour vous connaÃtrez mon zèle. Scène III Annibal, seul. Ton zèle! homme sans coeur, esclave couronné! A quels rois l'univers est-il abandonné! Tu les charges de fers, ô Rome! et, je l'avoue, Leur bassesse en effet mérite qu'on t'en loue. Mais tu pars, Annibal. Imprudent! où vas-tu? Cet infidèle roi ne t'a-t-il pas vendu? Il n'en faut point douter, il médite ce crime; Mais le lâche, qui craint les yeux de sa victime, Qui n'ose s'exposer à mes regards vengeurs, M'écarte avec dessein de me livrer ailleurs. Mais qui vient? Scène IV Laodice, avec un mouchoir dont elle essuie ses pleurs, Annibal Annibal Ah! c'est vous, généreuse Princesse. Vous pleurez votre coeur accomplit sa promesse. Les voilà donc ces pleurs, mon unique secours, Qui devaient m'avertir du péril que je cours! Laodice Oui, je vous rends enfin ce funeste service; Mais de la trahison le roi n'est point complice. Fidèle à votre gloire, il veut la garantir Et cependant, Seigneur, gardez-vous de partir. Quelques avis certains m'ont découvert qu'un traÃtre Qui pense qu'un forfait obligera son maÃtre, Qu'Hiéron en secret informe les Romains; Qu'en un mot vous risquez de tomber en leurs mains. Annibal Je dois beaucoup aux dieux ils m'ont comblé de gloire, Et j'en laisse après moi l'éclatante mémoire. Mais de tous leurs bienfaits, le plus grand, le plus doux, C'est ce dernier secours qu'ils me laissaient en vous. Je vous aimais, Madame, et je vous aime encore, Et je fais vanité d'un aveu qui m'honore. Je ne pouvais jamais espérer de retour, Mais votre coeur me donne autant que son amour. Eh! que dis-je? l'amour vaut-il donc mon partage? Non, ce coeur généreux m'a donné davantage J'ai pour moi sa vertu, dont la fidélité Voulut même immoler le feu qui l'a flatté. Eh quoi! vous gémissez, vous répandez des larmes! Ah! que pour mon orgueil vos regrets ont de charmes! Que d'estime pour moi me découvrent vos pleurs! Est-il pour Annibal de plus dignes faveurs? Cessez pourtant, cessez d'en verser, Laodice; Que l'amour de ma gloire à présent les tarisse. Puisque la mort m'arrache aux injures du sort, Puisque vous m'estimez, ne pleurez pas ma mort. Laodice Ah! Seigneur, cet aveu me glace d'épouvante. Ne me présentez point cette image sanglante. Sans doute que le ciel m'a dérobé l'horreur De ce funeste soin que vous devait mon coeur. Si le terrible effet en eût frappé ma vue, Ah! jamais jusqu'ici je ne serais venue. Annibal Non, je vous connais mieux, et vous vous faites tort. Laodice Mais, Seigneur, permettez que je fasse un effort, Qu'auprès du roi... Annibal Madame, il serait inutile; Les moments me sont chers, je cours à mon asile. Laodice A votre asile! ô ciel! Seigneur où courez-vous? Annibal Mériter tous vos soins. Laodice Quelle honte pour nous! Annibal Je ne vous dis plus rien; la vertu, quand on l'aime, Porte de nos bienfaits le salaire elle-même. Mon admiration, mon respect, mon amour, Voilà ce que je puis vous offrir en ce jour; Mais vous les méritez. Je fuis, quelqu'un s'avance. Adieu, chère Princesse. Scène V Laodice, seule. O ciel! quelle constance! Tes devoirs tant vantés, ministre des Romains, Etaient donc d'outrager le plus grand des humains! De quel indigne amant mon âme possédée Avec tant de plaisir gardait-elle l'idée? Scène VI Laodice, Flaminius, Flavius Flaminius Eh quoi! vous me fuyez, Madame? Laodice Laissez-moi. Hâtez-vous d'achever votre barbare emploi Portez les derniers coups à l'honneur de mon père; Des dieux que vous bravez méritez la colère. Mes pleurs vont les presser d'accorder à mon coeur Le pardon d'un penchant qui doit leur faire horreur. Scène VII Flaminius, Flavius Flaminius Il me serait heureux de l'ignorer encore, Cet aveu d'un penchant que votre coeur abhorre. Poursuivons mon dessein. Flavius, va savoir Si sans aucun témoin Annibal veut me voir. Scène VIII Flaminius, seul. J'ai satisfait aux soins que m'imposait ta cause; Souffre ceux qu'à son tour la vertu me propose, Rome! Laisse mon coeur favoriser ses feux, Quand sans crime il peut être et tendre et généreux. Je puis, sans t'offenser, prouver à Laodice Que, s'il m'est défendu de lui rendre un service, Sensible cependant à sa juste douleur, Du soin de l'adoucir j'occupe encor mon coeur. Annibal vient ô ciel! ce que je sacrifie Vaut bien qu'à me céder ta bonté te convie. Le motif qui m'engage à le persuader Est digne du succès que j'ose demander. Scène IX Annibal, Flaminius Flaminius Seigneur, puis-je espérer qu'oubliant l'un et l'autre Tout ce qui peut aigrir mon esprit et le vôtre, Et que nous confiant, en hommes généreux, L'estime qu'après tout nous méritons tous deux, Vous voudrez bien ici que je vous entretienne D'un projet que pour vous vient de former la mienne? Annibal Seigneur, si votre estime a conçu ce projet, Fût-il vain, je le tiens déjà pour un bienfait. Flaminius Ce que Rome en ces lieux m'a commandé de faire, Pour Annibal peut-être est encore un mystère. Seigneur, je viens ici vous demander au roi; Vous n'en devez pas être irrité contre moi. Tel était mon devoir; je l'ai fait avec zèle, Et vous m'approuverez d'avoir été fidèle. Prusias, retenu par son engagement, A cru qu'il suffirait de votre éloignement. Il a pensé que Rome en serait satisfaite, Et n'exigerait rien après votre retraite. Je pouvais l'accepter, et vous ne doutez pas Qu'il ne me fût aisé d'envoyer sur vos pas; D'autant plus qu'Hiéron aux Romains de ma suite Promet de révéler le jour de votre fuite. Mais, Seigneur, le Sénat veut bien moins vous avoir Qu'il ne veut que le roi fasse ici son devoir Et l'univers jaloux, de qui l'oeil nous contemple, De sa soumission aurait perdu l'exemple. J'ai donc refusé tout, et Prusias, alors, Après avoir tenté d'inutiles efforts, Pour me donner enfin sa réponse précise, Ne m'a plus demandé qu'une heure de remise. Seigneur, je suis certain du parti qu'il prendra, Et ce prince, en un mot, vous abandonnera. S'il demande du temps, ce n'est pas qu'il hésite; Mais de son embarras il se fait un mérite. Il croit que vous serez content de sa vertu, Quand vous saurez combien il aura combattu. Et vous, que jusque-là le destin persécute, Tombez, mais d'un héros ménagez-vous la chute. Vous l'êtes, Annibal, et l'aveu m'en est doux. Pratiquez les vertus que ce nom veut de vous. Voudriez-vous attendre ici la violence? Non, non; qu'une superbe et pleine confiance, Digne de l'ennemi que vous vous êtes fait, Que vous honorerez par ce généreux trait, Vous invitant à fuir des retraites peu sûres, Où vous deviez, Seigneur, présager vos injures, Vous guide jusqu'à Rome, et vous jette en des bras Plus fidèles pour vous que ceux de Prusias. Voilà , Seigneur, voilà la chute la plus fière Que puisse se choisir votre audace guerrière. A votre place enfin, voilà le seul écueil Où, même en se brisant, se maintient votre orgueil. N'hésitez point, venez; achevez de connaÃtre Ces vainqueurs que déjà vous estimez peut-être. Puisque autrefois, Seigneur, vous les avez vaincus, C'est pour vous honorer une raison de plus. Montrez-leur Annibal; qu'il vienne les convaincre Qu'un si noble vaincu mérita de les vaincre. Partons sans différer; venez les rendre tous D'une action si noble admirateurs jaloux. Annibal Oui, le parti sans doute est glorieux à prendre, Et c'est avec plaisir que je viens de l'entendre. Il m'oblige. Annibal porte en effet un coeur Capable de donner ces marques de grandeur, Et je crois vos Romains, même après ma défaite, Dignes que de leurs murs je fisse ma retraite. Il ne me restait plus, persécuté du sort, D'autre asile à choisir que Rome ou que la mort. Mais enfin c'en est fait, j'ai cru que la dernière Avec assez d'honneur finissait ma carrière. Le secours du poison... Flaminius Je l'avais pressenti Du héros désarmé c'est le dernier parti. Ah! souffrez qu'un Romain, dont l'estime est sincère, Regrette ici l'honneur que vous pouviez nous faire. Le roi s'avance; ô ciel! sa fille en pleurs le suit. Scène X et dernière Tous les acteurs Prusias, à Annibal. Seigneur, serait-il vrai ce qu'Amilcar nous dit? Annibal Prusias car enfin je ne crois pas qu'un homme Lâche assez pour n'oser désobéir à Rome, Infidèle à son rang, à sa parole, à moi, Espère qu'Annibal daigne en lui voir un roi, Prusias, pensez-vous que ma mort vous délivre Des hasards qu'avec moi vous avez craint de suivre? Quand même vous m'eussiez remis entre ses mains, Quel fruit en pouviez-vous attendre des Romains? La paix? Vous vous trompiez. Rome va vous apprendre Qu'il faut la mériter pour oser y prétendre. Non, non; de l'épouvante esclave déclaré, A des malheurs sans fin vous vous êtes livré. Que je vous plains! Je meurs, et ne perds que la vie. A la Princesse. Du plus grand des malheurs vous l'avez garantie, Et j'expire honoré des soins de la vertu. Adieu, chère Princesse. Laodice, à Flaminius. Enfin Rome a vaincu. Il meurt, et vous avez consommé l'injustice, Barbare! et vous osiez demander Laodice! Flaminius Malgré tout le courroux qui trouble votre coeur, Plus équitable un jour, vous plaindrez mon malheur. Quoique de vos refus ma tendresse soupire, Ils ont droit de paraÃtre, et je dois y souscrire. Hélas! un doux espoir m'amena dans ces lieux; Je ne suis point coupable, et j'en sors odieux. La Surprise de l'amour Acteurs de la comédie Représentée pour la première fois par les comédiens italiens le 3 mai 1722. Acteurs de la comédie La Comtesse Lélio Le Baron, ami de Lélio Colombine, suivante de la Comtesse Arlequin, valet de Lélio Jacqueline, servante de Lélio Pierre, jardinier de la Comtesse La scène est dans une maison de campagne. Acte premier Scène première Pierre, Jacqueline Pierre. - Tiens, Jacqueline, t'as une himeur qui me fâche. Pargué, encore faut-il dire queuque parole d'amiquié aux gens. Jacqueline. - Mais, qu'est-ce qu'il te faut donc? Tu me veux pour ta femme eh bian, est-ce que je recule à cela? Pierre. - Bon, qu'est-ce que ça dit! Est-ce que toutes les filles n'aimont pas à devenir la femme d'un homme? Jacqueline. - Tredame! c'est donc un oisiau bien rare qu'un homme, pour en être si envieuse? Pierre. - Hé là , là , je parle en discourant, je savons bian que l'oisiau n'est pas rare; mais quand une fille est grande, alle a la fantaisie d'en avoir un, et il n'y a pas de mal à ça, Jacqueline, car ça est vrai, et tu n'iras pas là contre. Jacqueline. - Acoute, n'ons-je pas d'autre amoureux que toi? Est-ce que Blaise et le gros Colas ne sont pas affolés de moi tous deux? Est-ce qu'ils ne sont pas des hommes aussi bian que toi? Pierre. - Eh mais, je pense qu'oui. Jacqueline. - Eh bian, butor, je te baille la parfarence, qu'as-tu à dire à ça? Pierre. - C'est que tu m'aimes mieux qu'eux tant seulement; mais si je ne te prenais pas, moi, ça te fâcherait-il? Jacqueline. - Oh dame, t'en veux trop. Pierre. - Eh morguenne, voilà le tu autem; je veux de l'amiquié pour la parsonne de moi tout seul. Quand tout le village vianrait te dire Jacqueline, épouse-moi; je voudrais que tu fis bravement la grimace à tout le village, et que tu lui disi Nennin-da, je veux être la femme de Piarre, et pis c'est tout. Pour ce qui est d'en cas de moi, si j'allais être un parfide, je voudrais que ça te fâchit rudement, et que t'en pleurisse tout ton soûl; et velà margué ce qu'en appelle aimer le monde. Tians, moi qui te parle, si t'allais me changer, il n'y aurait pu de çarvelle cheux moi, c'est de l'amiquié que ça. Tatigué que je serais content si tu pouvais itout devenir folle! Ah! que ça serait touchant! Ma pauvre Jacqueline, dis-moi queuque mot qui me fasse comprendre que tu pardrais un petit brin l'esprit. Jacqueline. - Va, va, Piarre, je ne dis rian mais je n'en pense pas moins. Pierre. - Eh, penses-tu que tu m'aimes, par hasard? Dis-moi oui ou non. Jacqueline. - Devine lequel. Pierre. - Regarde-moi entre deux yeux. Tu ris tout comme si tu disais oui; hé, hé, hé, qu'en dis-tu? Jacqueline. - Eh, je dis franchement que je serais bian empêchée de ne pas t'aimer, car t'es bien agriable. Pierre. - Eh, jarni, velà dire les mots et les paroles. Jacqueline. - Je t'ai toujours trouvé une bonne philosomie d'homme tu m'as fait l'amour, et franchement ça m'a fait plaisir; mais l'honneur des filles les empêche de parler après ça, ma tante disait toujours qu'un amant, c'est comme un homme qui a faim pu il a faim, et pu il a envie de manger; pu un homme a de peine après une fille, et pu il l'aime. Pierre. - Parsanguenne, il faut que ta tante ait dit vrai; car je meurs de faim, je t'en avertis, Jacqueleine. Jacqueline. - Tant mieux, je t'aime de cette himeur-là , pourvu qu'alle dure; mais j'ai bian peur que M. Lélio, mon maÃtre, ne consente à noute mariage, et qu'il ne me boute hors de chez li, quand il saura que je t'aime; car il nous a dit qu'il ne voulait point voir d'amourette parmi nous. Pierre. - Et pourquoi donc ça, est-ce qu'il y a du mal à aimer son prochain? Et morgué je m'en vas lui gager, moi, que ça se pratique chez les Turcs, et si ils sont bien méchants. Jacqueline. - Oh, c'est pis qu'un Turc, à cause d'une dame de Paris qui l'aimait beaucoup, et qui li a tourné casaque pour un autre galant plus mal bâti que li noute monsieur a fait du tapage; il li a dit qu'alle devait être honteuse; alle lui a dit qu'alle ne voulait pas l'être. Et voilà bian de quoi! ç'a-t-elle fait. Et pis des injures ous êtes cun indeigne. Et voyez donc cet impertinent! Et je me vengerai. Et moi, je m'en gausse. Tant y a qu'à la parfin alle li a farmé la porte sur le nez li qui est glorieux a pris ça en mal, et il est venu ici pour vivre en harmite, en philosophe, car velà comme il dit. Et depuis ce temps, quand il entend parler d'amour, il semble qu'en l'écorche comme une anguille. Son valet Arlequin fait itou le dégoûté quand il voit une fille à droite, ce drôle de corps se baille les airs d'aller à gauche, à cause de queuque mijaurée de chambrière qui li a, à ce qu'il dit, vendu du noir. Pierre. - Quiens, véritablement c'est une piquié que ça, il n'y a pas de police; au punit tous les jours de pauvres voleurs, et an laisse aller et venir les parfides. Mais velà ton maÃtre, parle-li. Jacqueline. - Non, il a la face triste, c'est peut-être qu'il rêve aux femmes; je sis d'avis que j'attende que ça soit passé va, va, il y a bonne espérance, pisque ta maÃtresse est arrivée, et qu'alle a dit qu'alle lui en parlerait. Scène II Lélio, Arlequin, tous deux d'un air triste. Lélio. - Le temps est sombre aujourd'hui. Arlequin. - Ma foi oui, il est aussi mélancolique que nous. Lélio. - Oh, on n'est pas toujours dans la même disposition, l'esprit aussi bien que le temps est sujet à des nuages. Arlequin. - Pour moi, quand mon esprit va bien, je ne m'embarrasse guère du brouillard. Lélio. - Tout le monde en est assez de même. Arlequin. - Mais je trouve toujours le temps vilain, quand je suis triste. Lélio. - C'est que tu as quelque chose qui te chagrine. Arlequin. - Non. Lélio. - Tu n'as donc point de tristesse? Si fait. Lélio. - Dis donc pourquoi? Arlequin. - Pourquoi? En vérité je n'en sais rien; c'est peut-être que je suis triste de ce que je ne suis pas gai. Lélio. - Va, tu ne sais ce que tu dis. Arlequin. - Avec cela, il me semble que je ne me porte pas bien. Lélio. - Ah, si tu es malade, c'est une autre affaire. Arlequin. - Je ne suis pas malade, non plus. Lélio. - Es-tu fou? Si tu n'es pas malade, comment trouves-tu donc que tu ne te portes pas bien? Arlequin. - Tenez, Monsieur, je bois à merveille, je mange de même, je dors comme une marmotte, voilà ma santé. Lélio. - C'est une santé de crocheteur, un honnête homme serait heureux de l'avoir. Arlequin. - Cependant je me sens pesant et lourd, j'ai une fainéantise dans les membres, je bâille sans sujet, je n'ai du courage qu'à mes repas, tout me déplaÃt; je ne vis pas, je traÃne; quand le jour est venu, je voudrais qu'il fût nuit; quand il est nuit, je voudrais qu'il fût jour voilà ma maladie; voilà comment je me porte bien et mal. Lélio. - Je t'entends, c'est un peu d'ennui qui t'a pris; cela se passera. As-tu sur toi ce livre qu'on m'a envoyé de Paris...? Réponds donc! Arlequin. - Monsieur, avec votre permission, que je passe de l'autre côté. Lélio. - Que veux-tu donc? Qu'est-ce que cette cérémonie? Arlequin. - C'est pour ne pas voir sur cet arbre deux petits oiseaux qui sont amoureux; cela me tracasse, j'ai juré de ne plus faire l'*amour; mais quand je le vois faire, j'ai presque envie de manquer de parole à mon serment cela me raccommode avec ces pestes de femmes, et puis c'est le diable de me refâcher contre elles. Lélio. - Eh, mon cher Arlequin, me crois-tu plus exempt que toi de ces petites inquiétudes-là ? Je me ressouviens qu'il y a des femmes au monde, qu'elles sont aimables, et ce ressouvenir-là ne va pas sans quelques émotions de coeur; mais ce sont ces émotions-là qui me rendent inébranlable dans la résolution de ne plus voir de femmes. Arlequin. - Pardi, cela me fait tout le contraire, à moi; quand ces émotions-là me prennent, c'est alors que ma résolution branle. Enseignez-moi donc à en faire mon profit comme vous. Lélio. - Oui-da, mon ami je t'aime; tu as du bon sens, quoique un peu grossier. L'infidélité de ta maÃtresse t'a rebuté de l'amour, la trahison de la mienne m'en a rebuté de même; tu m'as suivi avec courage dans ma retraite, et tu m'es devenu cher par la conformité de ton génie avec le mien, et par la ressemblance de nos aventures. Arlequin. - Et moi, Monsieur, je vous assure que je vous aime cent fois plus aussi que de coutume, à cause que vous avez la bonté de m'aimer tant. Je ne veux plus voir de femmes, non plus que vous, cela n'a point de conscience; j'ai pensé crever de l'infidélité de Margot les passe-temps de la campagne, votre conversation et la bonne nourriture m'ont un peu remis. Je n'aime plus cette Margot, seulement quelquefois son petit nez me trotte encore dans la tête; mais quand je ne songe point à elle, je n'y gagne rien; car je pense à toutes les femmes en gros, et alors les émotions de coeur que vous dites viennent me tourmenter je cours, je saute, je chante, je danse, je n'ai point d'autre secret pour me chasser cela; mais ce secret-là n'est que de l'*onguent miton-mitaine je suis dans un grand danger; et puisque vous m'aimez tant, ayez la charité de me dire comment je ferai pour devenir fort, quand je suis faible. Lélio. - Ce pauvre garçon me fait pitié. Ah! sexe trompeur, tourmente ceux qui t'approchent, mais laisse en repos ceux qui te fuient! Arlequin. - Cela est tout raisonnable, pourquoi faire du mal à ceux qui ne te font rien? Lélio. - Quand quelqu'un me vante une femme aimable et l'amour qu'il a pour elle, je crois voir un frénétique qui me fait l'éloge d'une vipère, qui me dit qu'elle est charmante, et qu'il a le bonheur d'en être mordu. Arlequin. - Fi donc, cela fait mourir. Lélio. - Eh, mon cher enfant, la vipère n'ôte que la vie. Femmes, vous nous ravissez notre raison, notre liberté, notre repos; vous nous ravissez à nous-mêmes, et vous nous laissez vivre. Ne voilà -t-il pas des hommes en bel état après? Des pauvres fous, des hommes troublés, ivres de douleur ou de joie, toujours en convulsion, des esclaves. Et à qui appartiennent ces esclaves? à des femmes! Et qu'est-ce que c'est qu'une femme? Pour la définir il faudrait la connaÃtre nous pouvons aujourd'hui en commencer la définition, mais je soutiens qu'on n'en verra le bout qu'à la fin du monde. Arlequin. - En vérité, c'est pourtant un joli petit animal que cette femme, un joli petit chat, c'est dommage qu'il ait tant de griffes. Lélio. - Tu as raison, c'est dommage; car enfin, est-il dans l'univers de figure plus charmante? Que de grâces, et que de variété dans ces grâces! Arlequin. - C'est une créature à manger. Lélio. - Voyez ces ajustements, jupes étroites, jupes en lanterne, coiffure en clocher, coiffure sur le nez, capuchon sur la tête, et toutes les modes les plus extravagantes mettez-les sur une femme, dès qu'elles auront touché sa figure enchanteresse, c'est l'Amour et les Grâces qui l'ont habillée, c'est de l'esprit qui lui vient jusques au bout des doigts. Cela n'est-il pas bien singulier? Arlequin. - Oh, cela est vrai; il n'y a mardi! pas de livre qui ait tant d'esprit qu'une femme, quand elle est en corset et en petites pantoufles. Lélio. - Quel aimable désordre d'idées dans la tête! que de vivacité! quelles expressions! que de naïveté! L'homme a le bon sens en partage, mais ma foi l'esprit n'appartient qu'à la femme. A l'égard de son coeur, ah! si les plaisirs qu'il nous donne étaient durables, ce serait un séjour délicieux que la terre. Nous autres hommes, la plupart, nous sommes jolis en amour nous nous répandons en petits sentiments doucereux; nous avons la marotte d'être délicats, parce que cela donne un air plus tendre; nous faisons l'amour réglément, tout comme on fait une charge; nous nous faisons des méthodes de tendresse; nous allons chez une femme, pourquoi? Pour l'aimer, parce que c'est le devoir de notre emploi. Quelle pitoyable façon de faire! Une femme ne veut être ni tendre ni délicate, ni fâchée ni bien aise; elle est tout cela sans le savoir, et cela est charmant. Regardez-la quand elle aime, et qu'elle ne veut pas le dire, morbleu, nos tendresses les plus babillardes approchent-elles de l'amour qui passe à travers son silence? Arlequin. - Ah! Monsieur, je m'en souviens, Margot avait si bonne grâce à faire comme cela la nigaude! Lélio. - Sans l'aiguillon de la jalousie et du plaisir, notre coeur à nous autres est un vrai paralytique nous restons là comme des eaux dormantes, qui attendent qu'on les remue pour se remuer. Le coeur d'une femme se donne sa secousse à lui-même; il part sur un mot qu'on dit, sur un mot qu'on ne dit pas, sur une contenance. Elle a beau vous avoir dit qu'elle aime; le répète-t-elle, vous l'apprenez toujours, vous ne le saviez pas encore ici par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant; enfin c'est de la jalousie, du calme, de l'inquiétude, de la joie, du babil et du silence de toutes couleurs. Et le moyen de ne pas s'enivrer du plaisir que cela donne? Le moyen de se voir adorer sans que la tête vous tourne? Pour moi, j'étais tout aussi sot que les autres amants; je me croyais un petit prodige, mon mérite m'étonnait ah! qu'il est mortifiant d'en rabattre! C'est aujourd'hui ma bêtise qui m'étonne; l'homme prodigieux a disparu, et je n'ai trouvé qu'une dupe à la place. Arlequin. - Eh bien, Monsieur, queussi, queumi, voilà mon histoire; j'étais tout aussi sot que vous vous faites pourtant un portrait qui fait venir l'envie de l'original. Lélio. - Butor que tu es! Ne t'ai-je pas dit que la femme était aimable, qu'elle avait le coeur tendre, et beaucoup d'esprit? Arlequin. - Oui, est-ce que tout cela n'est pas bien joli? Lélio. - Non, tout cela est affreux. Arlequin. - Bon, bon, c'est que vous voulez m'attraper peut-être. Lélio. - Non, ce sont là les instruments de notre supplice. Dis-moi, mon pauvre garçon, si tu trouvais sur ton chemin de l'argent d'abord, un peu plus loin de l'or, un peu plus loin des perles, et que cela te conduisÃt à la caverne d'un monstre, d'un tigre, si tu veux, est-ce que tu ne haïrais pas cet argent, cet or et ces perles? Arlequin. - Je ne suis pas si dégoûté, je trouverais cela fort bon; il n'y aurait que le vilain tigre dont je ne voudrais pas, mais je prendrais vitement quelques milliers d'écus dans mes poches, je laisserais là le reste, et je décamperais bravement après. Lélio. - Oui, mais tu ne saurais point qu'il y a un tigre au bout, et tu n'auras pas plutôt ramassé un écu, que tu ne pourras t'empêcher de vouloir le reste. Arlequin. - Fi, par la morbleu, c'est bien dommage voilà un sot trésor, de se trouver sur ce chemin-là . Pardi, qu'il aille au diable, et l'animal avec. Lélio. - Mon enfant, cet argent que tu trouves d'abord sur ton chemin, c'est la beauté, ce sont les agréments d'une femme qui t'arrêtent; cet or que tu rencontres encore, ce sont les espérances qu'elle te donne; enfin ces perles, c'est son coeur qu'elle t'abandonne avec tous ses transports. Arlequin. - Ahi! ahi! gare l'animal. Lélio. - Le tigre enfin paraÃt après les perles, et ce tigre, c'est un caractère perfide retranché dans l'âme de ta maÃtresse; il se montre, il t'arrache son coeur, il déchire le tien; adieu tes plaisirs, il te laisse aussi misérable que tu croyais être heureux. Arlequin. - Ah, c'est justement la bête que Margot a lâchée sur moi, pour avoir aimé son argent, son or et ses perles. Lélio. - Les aimeras-tu encore? Arlequin. - Hélas, Monsieur, je ne songeais pas à ce diable qui m'attendait au bout. Quand on n'a pas étudié, on ne voit pas plus loin que son nez. Lélio. - Quand tu seras tenté de revoir des femmes, souviens-toi toujours du tigre, et regarde tes émotions de coeur comme une envie fatale d'aller sur sa route, et de te perdre. Arlequin. - Oh, voilà qui est fait; je renonce à toutes les femmes, et à tous les trésors du monde, et je m'en vais boire un petit coup pour me fortifier dans cette bonne pensée. Scène III Lélio, Jacqueline, Pierre Lélio. - Que me veux-tu, Jacqueline? Jacqueline. - Monsieur, c'est que je voulions vous parler d'une petite affaire. Lélio. - De quoi s'agit-il? Jacqueline. - C'est que, ne vous déplaise... mais vous vous fâcherez. Lélio. - Voyons. Jacqueline. - Monsieur, vous avez dit, il y a queuque temps, que vous ne vouliez pas que j'eussions de galants. Lélio. - Non, je ne veux point voir d'amour dans ma maison. Jacqueline. - Je vians pourtant vous demander un petit privilège. Lélio. - Quel est-il? Jacqueline. - C'est que, révérence parler, j'avons le coeur tendre. Lélio. - Tu as le coeur tendre? voilà un plaisant aveu; et qui est le nigaud qui est amoureux de toi? Pierre. - Eh, eh, eh, c'est moi, Monsieur. Lélio. - Ah, c'est toi, maÃtre Pierre, je t'aurais cru plus raisonnable. Eh bien, Jacqueline, c'est donc pour lui que tu as le coeur tendre? Jacqueline. - Oui, Monsieur, il y a bien deux ans en ça que ça m'est venu... mais, dis toi-même, je ne sis pas assez effrontée de mon naturel. Pierre. - Monsieur, franchement, c'est qu'à me trouve gentil; et si ce n'était qu'alle fait la difficile, il y aurait longtemps que je serions ennocés. Lélio. - Tu es fou, maÃtre Pierre, ta Jacqueline au premier jour te plantera là crois-moi, ne t'attache point à elle; laisse-la là , tu cherches malheur. Jacqueline. - Bon, voilà de biaux contes qu'ous li faites-là , Monsieur. Est-ce que vous croyez que je sommes comme vos girouettes de Paris, qui tournent à tout vent? Allez, allez, si quelqu'un de nous deux se plante là , ce sera li qui me plantera, et non pas moi. A tout hasard, notre monsieur, donnez-moi tant seulement une petite parmission de mariage, c'est pour ça que j'avons prins la liberté de vous attaquer. Pierre. - Oui, Monsieur, voilà tout fin dret ce que c'est, et Jacqueline a itou queuque doutance que vous vourez bian de votre grâce, et pour l'amour de son sarvice, et de sti-là de son père et de sa mère, qui vous ont tant sarvi quand ils n'étient pas encore défunts, tant y a, Monsieur excusez l'importunance, c'est que je sommes pauvres, et tout franchement, pour vous le couper court... Lélio. - Achève donc, il y a une heure que tu traÃnes. Jacqueline. - Parguenne, aussi tu t'embarbouilles dans je ne sais combien de paroles qui ne sarvont de rian, et Monsieur pard la patience. C'est donc, ne vous en déplaise, que je voulons nous marier; et, comme ce dit l'autre, ce n'est pas le tout qu'un pourpoint, s'il n'y a des manches; c'est ce qui fait, si vous parmettez que je vous le disions en bref... Lélio. - Eh non, Jacqueline, dis-moi-le en long, tu auras plus tôt fait. Jacqueline. - C'est que j'avons queuque espérance que vous nous baillerez queuque chose en entrée de ménage. Lélio. - Soit, je le veux; nous verrons cela une autre fois, et je ferai ce que je pourrai, pourvu que le parti te convienne. Laissez-moi. Scène IV Arlequin, Lélio, Pierre, Jacqueline Pierre, prenant Arlequin à l'écart. - Arlequin, par charité, recommandez-nous à Monsieur c'est que je nous aimons, Jacqueline et moi; je n'avons pas de grands moyens, et... Arlequin. - Tout beau, maÃtre Pierre; dis-moi, as-tu son coeur? Pierre. - Parguienne oui, à la parfin alle m'a lâché son amiquié. Arlequin. - Ah malheureux, que je te plains! voilà le caractère perfide qui va venir; je t'expliquerai cela plus au long une autre fois, mais tu le sentiras bien adieu, pauvre homme, je n'ai plus rien à te dire, ton mal est sans remède. Jacqueline. - Queu tripotage est-ce qu'il fait donc là , avec ce remède et ce caractère? Pierre. - Marguié, tous ces discours me chiffonnont malheur je varrons ce qui en est par un petit tour d'adresse. Allons-nous-en, Jacqueline, madame la comtesse fera mieux que nous. Scène V Lélio, Arlequin Arlequin, revenant à son maÃtre. - Monsieur, mon cher maÃtre, il y a une mauvaise nouvelle. Lélio. - Qu'est-ce que c'est? Arlequin. - Vous avez entendu parler de cette comtesse qui a acheté depuis un an cette belle maison près de la vôtre? Lélio. - Oui. Arlequin. - Eh bien, on m'a dit que cette comtesse est ici, et qu'elle veut vous parler j'ai mauvaise opinion de cela. Lélio. - Eh morbleu, toujours des femmes! Et que me veut-elle? Arlequin. - Je n'en sais rien; mais on dit qu'elle est belle et veuve, et je gage qu'elle est encline à faire du mal. Lélio. - Et moi enclin à l'éviter je ne me soucie ni de sa beauté, ni de son veuvage. Arlequin. - Que le ciel vous maintienne dans cette bonne disposition. Ouf! Lélio. - Qu'as-tu? Arlequin. - C'est qu'on dit qu'il y a aussi une fille de chambre avec elle, et voilà mes émotions de coeur qui me prennent. Lélio. - Benêt! une femme te fait peur? Arlequin. - Hélas, Monsieur, j'espère en vous et en votre assistance. Lélio. - Je crois que les voilà qui se promènent, retirons-nous. Ils se retirent. Scène VI La Comtesse, Colombine, Arlequin La Comtesse, parlant de Lélio. - Voilà un jeune homme bien sauvage. Colombine, arrêtant Arlequin. - Un petit mot, s'il vous plaÃt. Oserait-on vous demander d'où vient cette férocité qui vous prend à vous et à votre maÃtre? Arlequin. - A cause d'un proverbe qui dit, que chat échaudé craint l'eau froide. La Comtesse. - Parle plus clairement. Pourquoi nous fuit-il? Arlequin. - C'est que nous savons ce qu'en vaut l'aune. Colombine. - Remarquez-vous qu'il n'ose nous regarder, Madame? Allons, allons, levez la tête, et rendez-nous compte de la sottise que vous venez de faire. Arlequin, la regardant doucement. - Par la jarni, qu'elle est jolie! La Comtesse. - Laisse-le là , je crois qu'il est imbécile. Colombine. - Et moi je crois que c'est malice. Parleras-tu? Arlequin. - C'est que mon maÃtre a fait voeu de fuir les femmes, parce qu'elles ne valent rien. Colombine. - Impertinent! Arlequin. - Ce n'est pas votre faute, c'est la nature qui vous a bâties comme cela, et moi j'ai fait voeu aussi. Nous avons souffert comme des misérables à cause de votre bel esprit, de vos jolis charmes, et de votre tendre coeur. Colombine. - Hélas! quelle lamentable histoire! Et comment te tireras-tu d'affaire avec moi? Je suis une espiègle, et j'ai envie de te rendre un peu misérable de ma façon. Arlequin. - Prrr! il n'y a pas pied. La Comtesse. - Va, mon ami, va dire à ton maÃtre que je me soucie fort peu des hommes, mais que je souhaiterais lui parler. Arlequin. - Je le vois là qui m'attend, je m'en vais l'appeler. Monsieur, Madame dit qu'elle ne se soucie point de vous vous n'avez qu'à venir, elle veut vous dire un mot. Ah! comme cela m'accrocherait, si je me laissais faire. Scène VII La Comtesse, Lélio, Colombine Lélio. - Madame, puis-je vous rendre quelque service? La Comtesse. - Monsieur, je vous demande pardon de la liberté que j'ai prise; mais il y a le neveu de mon fermier qui cherche en mariage une jeune paysanne de chez vous. Ils ont peur que vous ne consentiez pas à ce mariage ils m'ont priée de vous engager à les aider de quelque libéralité, comme de mon côté j'ai dessein de le faire. Voilà , Monsieur, tout ce que j'avais à vous dire quand vous vous êtes retiré. Lélio. - Madame, j'aurai tous les égards que mérite votre recommandation, et je vous prie de m'excuser si j'ai fui; mais je vous avoue que vous êtes d'un sexe avec qui j'ai cru devoir rompre pour toute ma vie cela vous paraÃtra bien bizarre; je ne chercherai point à me justifier; car il me reste un peu de politesse, et je craindrais d'entamer une matière qui me met toujours de mauvaise humeur; et si je parlais, il pourrait, malgré moi, m'échapper des traits d'une incivilité qui vous déplairait, et que mon respect vous épargne. Colombine. - Mort de ma vie, Madame, est-ce que ce discours-là ne vous remue pas la bile? Allez, Monsieur, tous les renégats font mauvaise fin vous viendrez quelque jour crier miséricorde et ramper aux pieds de vos maÃtres, et ils vous écraseront comme un serpent. Il faut bien que justice se fasse. Lélio. - Si Madame n'était pas présente, je vous dirais franchement que je ne vous crains ni ne vous aime. La Comtesse. - Ne vous gênez point, Monsieur. Tout ce que nous disons ici ne s'adresse point à vous; regardons-nous comme hors d'intérêt. Et sur ce pied-là , peut-on vous demander ce qui vous fâche si fort contre les femmes? Lélio. - Ah! Madame, dispensez-moi de vous le dire; c'est un récit que j'accompagne ordinairement de réflexions où votre sexe ne trouve pas son compte. La Comtesse. - Je vous devine, c'est une infidélité qui vous a donné tant de colère. Lélio. - Oui, Madame, c'est une infidélité; mais affreuse, mais détestable. La Comtesse. - N'allons point si vite. Votre maÃtresse cessa-t-elle de vous aimer pour en aimer un autre? Lélio. - En doutez-vous, Madame? La simple infidélité serait insipide et ne tenterait pas une femme sans l'assaisonnement de la perfidie. La Comtesse. - Quoi! vous eûtes un successeur? Elle en aima un autre? Lélio. - Oui, Madame. Comment, cela vous étonne? Voilà pourtant les femmes, et ces actions doivent vous mettre en pays de connaissance. Colombine. - Le petit blasphémateur! La Comtesse. - Oui, votre maÃtresse est une indigne, et l'on ne saurait trop la mépriser. Colombine. - D'accord, qu'il la méprise, il n'y a pas à tortiller c'est une coquine celle-là . La Comtesse. - J'ai cru d'abord, moi, qu'elle n'avait fait que se dégoûter de vous, et de l'amour, et je lui pardonnais en faveur de cela la sottise qu'elle avait eue de vous aimer. Quand je dis vous, je parle des hommes en général. Colombine. - Prenez, prenez toujours cela en attendant mieux. Lélio. - Comment, Madame, ce n'est donc rien, à votre compte, que de cesser sans raison d'avoir de la tendresse pour un homme? La Comtesse. - C'est beaucoup, au contraire; cesser d'avoir de l'amour pour un homme, c'est à mon compte connaÃtre sa faute, s'en repentir, en avoir honte, sentir la misère de l'idole qu'on adorait, et rentrer dans le respect qu'une femme se doit à elle-même. J'ai bien vu que nous ne nous entendions point si votre maÃtresse n'avait fait que renoncer à son attachement ridicule, eh! il n'y aurait rien de plus louable; mais ne faire que changer d'objet, ne guérir d'une folie que par une extravagance, eh fi! Je suis de votre sentiment, cette femme-là est tout à fait méprisable. Amant pour amant, il valait autant que vous déshonorassiez sa raison qu'un autre. Lélio. - Je vous avoue que je ne m'attendais pas à cette chute-là . Colombine. - Ah, ah, ah, il faudrait bien des conversations comme celle-là pour en faire une raisonnable. Courage, Monsieur, vous voilà tout déferré décochez-lui-moi quelque trait bien hétéroclite, qui sente bien l'original. Eh! vous avez fait des merveilles d'abord. Lélio. - C'est assurément mettre les hommes bien bas, que de les juger indignes de la tendresse d'une femme l'idée est neuve. Colombine. - Elle ne fera pas fortune chez vous. Lélio. - On voit bien que vous êtes fâchée, Madame. La Comtesse. - Moi, Monsieur! Je n'ai point à me plaindre des hommes; je ne les hais point non plus. Hélas, la pauvre espèce! elle est, pour qui l'examine, encore plus comique que haïssable. Colombine. - Oui-da, je crois que nous trouverons plus de ressource à nous en divertir, qu'à nous fâcher contre elle. Lélio. - Mais, qu'a-t-elle donc de si comique? La Comtesse. - Ce qu'elle a de comique? Mais y songez-vous, Monsieur? Vous êtes bien curieux d'être humilié dans vos confrères. Si je parlais, vous seriez tout étonné de vous trouver de cent piques au-dessous de nous. Vous demandez ce que votre espèce a de comique, qui, pour se mettre à son aise, a eu besoin de se réserver un privilège d'indiscrétion, d'impertinence et de fatuité; qui suffoquerait si elle n'était babillarde, si sa misérable vanité n'avait pas ses coudées franches; s'il ne lui était pas permis de déshonorer un sexe qu'elle ose mépriser pour les mêmes choses dont l'indigne qu'elle est fait sa gloire. Oh! l'admirable engeance qui a trouvé la raison et la vertu des fardeaux trop pesants pour elle, et qui nous a chargées du soin de les porter ne voilà -t-il pas de beaux titres de supériorité sur nous? et de pareilles gens ne sont-ils pas risibles! Fiez-vous à moi, Monsieur, vous ne connaissez pas votre misère, j'oserai vous le dire vous voilà bien irrité contre les femmes; je suis peut-être, moi, la moins aimable de toutes. Tout hérissé de rancune que vous croyez être, moyennant deux ou trois coups d'oeil flatteurs qu'il m'en coûterait, grâce à la tournure grotesque de l'esprit de l'homme, vous m'allez donner la comédie. Lélio. - Oh! je vous défie de me faire payer ce tribut de folie-là . Colombine. - Ma foi, Madame, cette expérience-là vous porterait malheur. Lélio. - Ah, ah, cela est plaisant! Madame, peu de femmes sont aussi aimables que vous, vous l'êtes tout autant que je suis sûr que vous croyez l'être; mais s'il n'y a que la comédie dont vous parlez qui puisse vous réjouir, en ma conscience, vous ne rirez de votre vie. Colombine. - En ma conscience, vous me la donnez tous les deux, la comédie. Cependant, si j'étais à la place de Madame, le défi me piquerait, et je ne voudrais pas en avoir le démenti. La Comtesse. - Non, la partie ne me pique point, je la tiens gagnée. Mais comme à la campagne il faut voir quelqu'un, soyons amis pendant que nous y resterons; je vous promets sûreté nous nous divertirons, vous à médire des femmes, et moi à mépriser les hommes. Lélio. - Volontiers. Colombine. - Le joli commerce! on n'a qu'à vous en croire; les hommes tireront à l'orient, les femmes à l'occident; cela fera de belles productions, et nos petits-neveux auront bon air. Eh morbleu! pourquoi prêcher la fin du monde? Cela coupe la gorge à tout soyons raisonnables; condamnez les amants déloyaux, les conteurs de sornettes, à être jetés dans la rivière une pierre au col; à merveille. Enfermez les coquettes entre quatre murailles, fort bien. Mais les amants fidèles, dressez-leur de belles et bonnes statues pour encourager le public. Vous riez! Adieu, pauvres brebis égarées; pour moi, je vais travailler à la conversion d'Arlequin. A votre égard, que le ciel vous assiste, mais il serait curieux de vous voir chanter la palinodie, je vous y attends. La Comtesse. - La folle! Je vous quitte, Monsieur; j'ai quelque ordre à donner n'oubliez pas, de grâce, ma recommandation pour ces paysans. Scène VIII Le Baron, ami de Lélio, La Comtesse, Lélio Le Baron. - Ne me trompé-je point? Est-ce vous que je vois, madame la Comtesse? La Comtesse. - Oui, Monsieur, c'est moi-même. Le Baron. - Quoi! avec notre ami Lélio! Cela se peut-il? La Comtesse. - Que trouvez-vous donc là de si étrange? Lélio. - Je n'ai l'honneur de connaÃtre Madame que depuis un instant. Et d'où vient ta surprise? Le Baron. - Comment, ma surprise! voici peut-être le coup de hasard le plus bizarre qui soit arrivé. Lélio. - En quoi? Le Baron. - En quoi? Morbleu, je n'en saurais revenir; c'est le fait le plus curieux qu'on puisse imaginer dès que je serai à Paris, où je vais, je le ferai mettre dans la gazette. Lélio. - Mais, que veux-tu dire? Le Baron. - Songez-vous à tous les millions de femmes qu'il y a dans le monde, au couchant, au levant, au septentrion, au midi, Européennes, Asiatiques, Africaines, Américaines, blanches, noires, basanées, de toutes les couleurs? Nos propres expériences, et les relations de nos voyageurs, nous apprennent que partout la femme est amie de l'homme, que la nature l'a pourvue de bonne volonté pour lui; la nature n'a manqué que Madame, le soleil n'éclaire qu'elle chez qui notre espèce n'ait point rencontré grâce, et cette seule exception de la loi générale se rencontre avec un personnage unique, je te le dis en ami; avec-un homme qui nous a donné l'exemple d'un fanatisme tout neuf; qui seul de tous les hommes n'a pu s'accoutumer aux coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde; enfin qui s'est condamné à venir ici languir de chagrin de ne plus voir de femmes, en expiation du crime qu'il a fait quand il en a vu. Oh! je ne sache point d'aventure qui aille de pair avec la vôtre. Lélio, riant. - Ah! ah! je te pardonne toutes tes injures en faveur de ces coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde. La Comtesse, riant. - Pour moi, je me sais bon gré que la nature m'ait manquée, et je me passerai bien de la façon qu'elle aurait pu me donner de plus; c'est autant de sauvé, c'est un ridicule de moins. Le Baron, sérieusement. - Madame, n'appelez point cette faiblesse-là ridicule; ménageons les termes il peut venir un jour où vous serez bien aise de lui trouver une épithète plus honnête. La Comtesse. - Oui, si l'esprit me tourne. Le Baron. - Eh bien, il vous tournera c'est si peu de chose que l'esprit! Après tout, il n'est pas encore sûr que la nature vous ait absolument manquée. Hélas! peut-être jouez-vous de votre reste aujourd'hui. Combien voyons-nous de choses qui sont d'abord merveilleuses, et qui finissent par faire rire! Je suis un homme à pronostic voulez-vous que je vous dise; tenez, je crois que votre merveilleux est à fin de terme. Lélio. - Cela se peut bien, Madame, cela se peut bien; les fous sont quelquefois inspirés. La Comtesse. - Vous vous trompez, Monsieur, vous vous trompez. Le Baron, à Lélio. - Mais, toi qui raisonnes, as-tu lu l'histoire romaine? Lélio. - Oui, qu'en veux-tu faire, de ton histoire romaine? Le Baron. - Te souviens-tu qu'un ambassadeur romain enferma Antiochus dans un cercle qu'il traça autour de lui, et lui déclara la guerre s'il en sortait avant qu'il eût répondu à sa demande? Lélio. - Oui, je m'en ressouviens. Le Baron. - Tiens, mon enfant, moi indigne, je te fais un cercle à l'imitation de ce Romain, et sous peine des vengeances de l'Amour, qui vaut bien la république de Rome, je t'ordonne de n'en sortir que soupirant pour les beautés de Madame; voyons si tu oseras broncher. Lélio passe le cercle. - Tiens, je suis hors du cercle, voilà ma réponse va-t'en la porter à ton benêt d'Amour. La Comtesse. - Monsieur le Baron, je vous prie, badinez tant qu'il vous plaira, mais ne me mettez point en jeu. Le Baron. - Je ne badine point, Madame, je vous le cautionne garrotté à votre char; il vous aime de ce moment-ci, il a obéi. La peste, vous ne le verriez pas hors du cercle; il avait plus de peur qu'Antiochus. Lélio, riant. - Madame, vous pouvez me donner des rivaux tant qu'il vous plaira, mon amour n'est point jaloux. La Comtesse, embarrassée. - Messieurs, j'entends volontiers raillerie, mais finissons-la pourtant. Le Baron. - Vous montrez là certaine impatience qui pourra venir à bien faisons-la profiter par un petit tour de cercle. Il l'enferme aussi. La Comtesse, sortant du cercle. - Laissez-moi, qu'est-ce que cela signifie? Baron, ne lisez jamais d'histoire, puisqu'elle ne vous apprend que des polissonneries. Lélio rit. Le Baron. - Je vous demande pardon, mais vous aimerez, s'il vous plaÃt, Madame. Lélio est mon ami, et je ne veux point lui donner de maÃtresse insensible. La Comtesse, sérieusement. - Cherchez-lui donc une maÃtresse ailleurs, car il trouverait fort mal son compte ici. Lélio. - Madame, je sais le peu que je vaux, on peut se dispenser de me l'apprendre; après tout, votre antipathie ne me fait point trembler. Le Baron. - Bon, voilà de l'amour qui prélude par du dépit. La Comtesse, à Lélio. - Vous seriez fort à plaindre, Monsieur, si mes sentiments ne vous étaient indifférents. Le Baron. - Ah le beau duo! Vous ne savez pas encore combien il est tendre. La Comtesse, s'en allant doucement. - En vérité, vos folies me poussent à bout, Baron. Le Baron. - Oh, Madame, nous aurons l'honneur, Lélio et moi, de vous reconduire jusque chez vous. Scène IX Le Baron, La Comtesse, Lélio, Colombine Colombine, arrivant. Bonjour, Monsieur le Baron. Comme vous voilà rouge, Madame. Monsieur Lélio est tout je ne sais comment aussi il a l'air d'un homme qui veut être fier, et qui ne peut pas l'être. Qu'avez-vous donc tous deux? La Comtesse, sortant. - L'étourdie! Le Baron. - Laissez-les là , Colombine, ils sont de méchante humeur; ils viennent de se faire une déclaration d'amour l'un à l'autre, et le tout en se fâchant. Scène X Colombine, Arlequin, avec un équipage de chasseur. Colombine, qui a écouté un peu leur conversation. - Je vois bien qu'ils nous apprêteront à rire. Mais où est Arlequin? Je veux qu'il m'amuse ici. J'entends quelqu'un, ne serait-ce pas lui? Arlequin. - Ouf, ce gibier-là mène un chasseur trop loin je me perdrais, tournons d'un autre côté... Allons donc... Euh! me voilà justement sur le chemin du tigre, maudits soient l'argent, l'or et les perles! Colombine. - Quelle heure est-il, Arlequin? Arlequin. - Ah! la fine mouche je vois bien que tu cherches midi à quatorze heures. Passez, passez votre chemin, ma mie. Colombine. - Il ne me plaÃt pas, moi passe-le toi-même. Arlequin. - Oh pardi, à bon chat bon rat, je veux rester ici. Colombine. - Eh le fou, qui perd l'esprit en voyant une femme! Arlequin. - Va-t'en, va-t'en demander ton portrait à mon maÃtre, il te le donnera pour rien tu verras si tu n'es pas une vipère. Colombine. - Ton maÃtre est un visionnaire, qui te fait faire pénitence de ses sottises. Dans le fond tu me fais pitié; c'est dommage qu'un jeune homme comme toi, assez bien fait et bon enfant, car tu es sans malice... Arlequin. - Je n'en ai non plus qu'un poulet. Colombine. - C'est dommage qu'il consume sa jeunesse dans la langueur et la souffrance; car, dis la vérité, tu t'ennuies ici, tu pâtis? Arlequin. - Oh! cela n'est pas croyable. Colombine. - Et pourquoi, nigaud, mener une pareille vie? Arlequin. - Pour ne point tomber dans vos pattes, race de chats que vous êtes; si vous étiez de bonnes gens, nous ne serions pas venus nous rendre ermites. Il n'y a plus de bon temps pour moi, et c'est vous qui en êtes la cause; et malgré tout cela, il ne s'en faut de rien que je ne t'aime. La sotte chose que le coeur de l'homme! Colombine. - Cet original qui dispute contre son coeur comme un honnête homme. Arlequin. - N'as-tu pas de honte d'être si jolie et si traÃtresse? Colombine. - Comme si on devait rougir de ses bonnes qualités! Au revoir, nigaud; tu me fuis, mais cela ne durera pas. Acte II Scène première Colombine, La Comtesse, Colombine, en regardant sa montre. - Cela est singulier! La Comtesse. - Quoi? Colombine. - Je trouve qu'il y a un quart d'heure que nous nous promenons sans rien dire entre deux femmes, cela ne laisse pas d'être fort. Sommes-nous bien dans notre état naturel? La Comtesse. - Je ne sache rien d'extraordinaire en moi. Colombine. - Vous voilà pourtant bien rêveuse. La Comtesse. - C'est que je songe à une chose. Colombine. - Voyons ce que c'est; suivant l'espèce de la chose, je ferai l'estime de votre silence. La Comtesse. - C'est que je songe qu'il n'est pas nécessaire que je voie si souvent Lélio. Colombine. - Hum, il y a du Lélio votre taciturnité n'est pas si belle que je le pensais. La mienne, à vous dire le vrai, n'est pas plus méritoire. Je me taisais à peu près dans le même goût; je ne rêve pas à Lélio, mais je suis autour de cela, je rêve au valet. La Comtesse. - Mais que veux-tu dire? Quel mal y a-t-il à penser à ce que je pense? Colombine. - Oh! pour du mal, il n'y en a pas; mais je croyais que vous ne disiez mot par pure paresse de langue, et je trouvais cela beau dans une femme; car on prétend que cela est rare. Mais pourquoi jugez-vous qu'il n'est pas nécessaire que vous voyiez si souvent Lélio? La Comtesse. - Je n'ai d'autres raisons pour lui parler que le mariage de ces jeunes gens il ne m'a point dit ce qu'il veut donner à la fille; je suis bien aise que le neveu de mon fermier trouve quelque avantage; mais sans nous parler, Lélio peut me faire savoir ses intentions, et je puis le faire informer des miennes. Colombine. - L'imagination de cela est tout à fait plaisante. La Comtesse. - Ne vas-tu pas faire un commentaire là -dessus? Colombine. - Comment? il n'y a pas de commentaire à cela. Malepeste, c'est un joli trait d'esprit que cette invention-là . Le chemin de tout le monde, quand on a affaire aux gens, c'est d'aller leur parler; mais cela n'est pas commode. Le plus court est de l'entretenir de loin; vraiment on s'entend bien mieux lui parlerez-vous avec une sarbacane, ou par procureur? La Comtesse. - Mademoiselle Colombine, vos fades railleries ne me plaisent point du tout; je vois bien les petites idées que vous avez dans l'esprit. Colombine. - Je me doute, moi, que vous ne vous doutez pas des vôtres, mais cela viendra. La Comtesse. - Taisez-vous. Colombine. - Mais aussi de quoi vous avisez-vous, de prendre un si grand tour pour parler à un homme? Monsieur, soyons amis tant que nous resterons ici; nous nous amuserons, vous à médire des femmes, moi à mépriser les hommes, voilà ce que vous lui avez dit tantôt. Est-ce que l'amusement que vous avez choisi ne vous plaÃt plus? La Comtesse. - Il me plaira toujours; mais j'ai songé que je mettrai Lélio plus à son aise en ne le voyant plus. D'ailleurs la conversation que nous avons eue tantôt ensemble, jointe aux plaisanteries que le Baron a continué de faire chez moi, pourraient donner matière à de nouvelles scènes que je suis bien aise d'éviter tiens, prends ce billet. Colombine. - Pour qui? La Comtesse. - Pour Lélio. C'est de cette paysanne dont il s'agit; je lui demande réponse. Colombine. - Un billet à monsieur Lélio, exprès pour ne point donner matière à la plaisanterie! Mais voilà des précautions d'un jugement!... La Comtesse. - Fais ce que je te dis. Colombine. - Madame, c'est une maladie qui commence votre coeur en est à son premier accès de fièvre. Tenez, le billet n'est plus nécessaire, je vois Lélio qui s'approche. La Comtesse. - Je me retire, faites votre commission. Scène II Lélio, Arlequin, Colombine Lélio. - Pourquoi donc madame la Comtesse se retire-t-elle en me voyant? Colombine, présentant le billet. - Monsieur... ma maÃtresse a jugé à propos de réduire sa conversation dans ce billet. A la campagne on a l'esprit ingénieux. Lélio. - Je ne vois pas la finesse qu'il peut y avoir à me laisser là , quand j'arrive, pour m'entretenir dans des papiers. J'allais prendre des mesures avec elle pour nos paysans; mais voyons ses raisons. Arlequin. - Je vous conseille de lui répondre sur une carte, cela sera bien aussi drôle. Lélio lit. - Monsieur, depuis que nous nous sommes quittés, j'ai fait réflexion qu'il était assez inutile de nous voir. Oh! très inutile; je l'ai pensé de même. Je prévois que cela vous gênerait; et moi, à qui il n'ennuie pas d'être seule, je serais fâchée de vous contraindre. Vous avez raison, Madame; je vous remercie de votre attention. Vous savez la prière que je vous ai faite tantôt au sujet du mariage de nos jeunes gens; je vous prie de vouloir bien me marquer là -dessus quelque chose de positif. Volontiers, Madame, vous n'attendrez point. Voilà la femme du caractère le plus passable que j'aie vue de ma vie; si j'étais capable d'en aimer quelqu'une, ce serait elle. Arlequin. - Par la morbleu, j'ai peur que ce tour-là ne vous joue d'un mauvais tour. Lélio. - Oh non; l'éloignement qu'elle a pour moi me donne en vérité beaucoup d'estime pour elle; cela est dans mon goût je suis ravi que la proposition vienne d'elle, elle m'épargne, à moi, la peine de la lui faire. Arlequin. - Pour cela oui, notre dessein était de lui dire que nous ne voulions plus d'elle. Colombine. - Quoi! ni de moi non plus? Arlequin. - Oh! je suis honnête; je ne veux point dire aux gens des injures à leur nez. Colombine. - Eh bien, Monsieur, faites-vous réponse? Lélio. - Oui, ma chère enfant, j'y cours; vous pouvez lui dire, puisqu'elle choisit le papier pour le champ de bataille de nos conversations, que j'en ai près d'une rame chez moi, et que le terrain ne me manquera de longtemps. Arlequin. - Eh! eh! eh! nous verrons à qui aura le dernier. Colombine. - Vous êtes distrait, Monsieur, vous me dites que vous courez faire réponse, et vous voilà encore. Lélio. - J'ai tort, j'oublie les choses d'un moment à l'autre. Attendez là un moment. Colombine, l'arrêtant. - C'est-à -dire que vous êtes bien charmé du parti que prend ma maÃtresse? Arlequin. - Pardi, cela est admirable! Lélio. - Oui, assurément cela me fera plaisir. Colombine. - Cela se passera, allez. Lélio. - Il faut bien que cela se passe. Arlequin. - Emmenez-moi avec vous; car je ne me fie point à elle. Colombine. - Oh! je n'attendrai point, si je suis seule je veux causer. Lélio. - Fais-lui l'honnêteté de rester avec elle, je vais revenir. Scène III Arlequin, Colombine Arlequin. - J'ai bien affaire, moi, d'être honnête à mes dépens. Colombine. - Et que crains-tu? Tu ne m'aimes point, tu ne veux point m'aimer. Arlequin. - Non, je ne veux point t'aimer; mais je n'ai que faire de prendre la peine de m'empêcher de le vouloir. Colombine. - Tu m'aimerais donc, si tu ne t'en empêchais? Arlequin. - Laissez-moi en repos, mademoiselle Colombine; promenez-vous d'un côté, et moi d'un autre; sinon, je m'enfuirai, car je réponds tout de travers. Colombine. - Puisqu'on ne peut avoir l'honneur de ta compagnie qu'à ce prix-là , je le veux bien, promenons-nous. Et puis à part et en se promenant, comme Arlequin fait de son côté. Tout en badinant cependant, me voilà dans la fantaisie d'être aimée de ce petit corps-là . Arlequin, déconcerté, et se promenant de son côté. - C'est une malédiction que cet amour il m'a tourmenté quand j'en avais, et il me fait encore du mal à cette heure que je n'en veux point. Il faut prendre patience et faire bonne mine. Il chante. Turlu, turluton. Colombine, le rencontrant sur le théâtre, et s'arrêtant. - Mais vraiment, tu as la voix belle sais-tu la musique? Arlequin, s'arrêtant aussi. - Oui, je commence à lire les paroles. Il chante. Tourleroutoutou. Colombine, continuant de se promener. - Peste soit du petit coquin! Sérieusement je crois qu'il me pique. Arlequin, de son côté. - Elle me regarde, elle voit bien que je fais semblant de ne pas songer à elle. Colombine. - Arlequin? Arlequin. - Hom. Colombine. - Je commence à me lasser de la promenade. Arlequin. - Cela se peut bien. Colombine. - Comment te va le coeur? Arlequin. - Ah! je ne prends pas garde à cela. Colombine. - Gageons que tu m'aimes? Arlequin. - Je ne gage jamais, je suis trop malheureux, je perds toujours. Colombine, allant à lui. - Oh! tu m'ennuies, je veux que tu me dises franchement que tu m'aimes. Arlequin. - Encore un petit tour de promenade. Colombine. - Non, parle, ou je te hais. Arlequin. - Et que t'ai-je fait pour me haïr? Colombine. - Savez-vous bien, monsieur le butor, que je vous trouve à mon gré, et qu'il faut que vous soupiriez pour moi? Arlequin. - Je te plais donc? Colombine. - Oui; ta petite figure me revient assez. Arlequin. - Je suis perdu, j'étouffe, adieu ma mie, sauve qui peut... Ah! Monsieur, vous voilà ? Scène IV Lélio, Arlequin, Colombine Lélio. - Qu'as-tu donc? Arlequin. - Hélas! c'est ce lutin-là qui me prend à la gorge elle veut que je l'aime. Lélio. - Et ne saurais-tu lui dire que tu ne veux pas? Arlequin. - Vous en parlez bien à votre aise elle a la malice de me dire qu'elle me haïra. Colombine. - J'ai entrepris la guérison de sa folie, il faut que j'en vienne à bout. Va, va, c'est partie à remettre. Arlequin. - Voyez la belle guérison; je suis de la moitié plus fou que je n'étais. Lélio. - Bon courage, Arlequin. Tenez, Colombine, voilà la réponse au billet de votre maÃtresse. Colombine. - Monsieur, ne l'avez-vous pas faite un peu trop fière? Lélio. - Eh! pourquoi la ferais-je fière? Je la fais indifférente. Ai-je quelque intérêt de la faire autrement? Colombine. - Ecoutez, je vous parle en amie. Les plus courtes folies sont les meilleures l'homme est faible; tous les philosophes du temps passé nous l'ont dit, et je m'en fie bien à eux. Vous vous croyez leste et gaillard, vous n'êtes point cela; ce que vous êtes est caché derrière tout cela si j'avais besoin d'indifférence et qu'on en vendÃt, je ne ferais pas emplette de la vôtre, j'ai bien peur que ce ne soit une drogue de charlatan, car on dit que l'Amour en est un, et franchement vous m'avez tout l'air d'avoir pris de son mithridate. Vous vous agitez, vous allez et venez, vous riez du bout des dents, vous êtes sérieux tout de bon; tout autant de symptômes d'une indifférence amoureuse. Lélio. - Et laissez-moi, Colombine, ce discours-là m'ennuie. Colombine. - Je pars; mais mon avis est que vous avez la vue trouble attendez qu'elle s'éclaircisse, vous verrez mieux votre chemin; n'allez pas vous jeter dans quelque ornière, vous embourber dans quelque pas. Quand vous soupirerez, vous serez bien aise de trouver un écho qui vous réponde n'en dites rien, ma maÃtresse est étourdie du bateau; la bonne dame bataille, et c'est autant de battu. Motus, Monsieur. Je suis votre servante. Elle s'en va. Scène V Lélio, Arlequin Lélio. - Ah! ah! ah! cela ne te fait-il pas rire? Arlequin. - Non. Lélio. - Cette folle, qui me vient dire qu'elle croit que sa maÃtresse s'humanise, elle qui me fuit, et qui me fuit, et qui me fuit moi présent! Oh! parbleu, madame la Comtesse, vos manières sont tout à fait de mon goût, je les trouve pourtant un peu sauvages; car enfin, l'on n'écrit pas à un homme de qui l'on n'a pas à se plaindre Je ne veux plus vous voir, vous me fatiguez, vous m'êtes insupportable. Et voilà le sens du billet, tout mitigé qu'il est. Oh! la vérité est que je ne croyais pas être si haïssable. Qu'en dis-tu, Arlequin? Arlequin. - Eh! Monsieur, chacun a son goût. Lélio. - Parbleu, je suis content de la réponse que j'ai faite au billet et de l'air dont je l'ai reçu mais très content. Arlequin. - Cela ne vaut pas la peine d'être si content, à moins qu'on ne soit fâché. Tenez-vous ferme, mon cher maÃtre; car si vous tombez, me voilà à bas. Lélio. - Moi, tomber? Je pars dès demain pour Paris voilà comme je tombe. Arlequin. - Ce voyage-là pourrait bien être une culbute à gauche, au lieu d'une culbute à droite. Lélio. - Point du tout, cette femme croirait peut-être que je serais sensible à son amour, et je veux la laisser là pour lui prouver que non. Arlequin. - Que ferai-je donc, moi? Lélio. - Tu me suivras. Arlequin. - Mais je n'ai rien à prouver à Colombine. Lélio. - Bon, ta Colombine! il s'agit bien de Colombine Veux-tu encore aimer, dis? Ne te souvient-il plus de ce que c'est qu'une femme? Arlequin. - Je n'ai non plus de mémoire qu'un lièvre, quand je vois cette fille-là . Lélio, avec distraction. - Il faut avouer que les bizarreries de l'esprit d'une femme sont des pièges bien finement dressés contre nous! Arlequin. - Dites-moi, Monsieur, j'ai fait un gros serment de n'être plus amoureux; mais si Colombine m'ensorcelle, je n'ai pas mis cet article dans mon marché mon serment ne vaudra rien, n'est-ce pas? Lélio, distrait. - Nous verrons. Ce qui m'arrive avec la comtesse ne suffirait-il pas pour jeter des étincelles de passion dans le coeur d'un autre? Oh! sans l'inimitié que j'ai vouée à l'amour, j'extravaguerais actuellement, peut-être je sens bien qu'il ne m'en faudrait pas davantage, je serais piqué, j'aimerais Cela irait tout de suite. Arlequin. - J'ai toujours entendu dire Il a du coeur comme un César; mais si ce César était à ma place, il serait bien sot. Lélio, continuant. - Le hasard me fit connaÃtre une femme qui hait l'amour; nous lions cependant commerce d'amitié, qui doit durer pendant notre séjour ici je la conduis chez elle, nous nous quittons en bonne intelligence; nous avons à nous revoir; je viens la trouver indifféremment; je ne songe non plus à l'amour qu'à m'aller noyer, j'ai vu sans danger les charmes de sa personne voilà qui est fini, ce semble. Point du tout, cela n'est pas fini; j'ai maintenant affaire à des caprices, à des fantaisies; équipages d'esprit que toute femme apporte en naissant madame la comtesse se met à rêver, et l'idée qu'elle imagine en se jouant serait la ruine de mon repos, si j'étais capable d'y être sensible. Arlequin. - Mon cher maÃtre, je crois qu'il faudra que je saute le bâton. Lélio. - Un billet m'arrête en chemin, billet diabolique, empoisonné, où l'on écrit que l'on ne veut plus me voir, que ce n'est pas la peine. M'écrire cela à moi, qui suis en pleine sécurité, qui n'ai rien fait à cette femme s'attend-on à cela? Si je ne prends garde à moi, si je raisonne à l'ordinaire, qu'en arrivera-t-il? Je serai étonné, déconcerté; premier degré de folie, car je vois cela tout comme si j'y étais. Après quoi, l'amour-propre s'en mêle; je me croirais méprisé, parce qu'on s'estime un peu; je m'aviserai d'être choqué; me voilà fou complet. Deux jours après, c'est de l'amour qui se déclare; d'où vient-il? pourquoi vient-il? D'une petite fantaisie magique qui prend à une femme; et qui plus est, ce n'est pas sa faute à elle la nature a mis du poison pour nous dans toutes ses idées; son esprit ne peut se retourner qu'à notre dommage, sa vocation est de nous mettre en démence elle fait sa charge involontairement. Ah! que je suis heureux, dans cette occasion, d'être à l'abri de tous ces périls! Le voilà , ce billet insultant, malhonnête; mais cette réflexion-là me met de mauvaise humeur; les mauvais procédés m'ont toujours déplu, et le vôtre est un des plus déplaisants, madame la Comtesse; je suis bien fâché de ne l'avoir pas rendu à Colombine. Arlequin, entendant nommer sa maÃtresse. - Monsieur, ne me parlez plus d'elle; car, voyez-vous, j'ai dans mon esprit qu'elle est amoureuse, et j'enrage. Lélio. - Amoureuse! elle amoureuse? Arlequin. - Oui, je la voyais tantôt qui badinait, qui ne savait que dire; elle tournait autour du pot, je crois même qu'elle a tapé du pied; tout cela est signe d'amour, tout cela mène un homme à mal. Lélio. - Si je m'imaginais que ce que tu dis fût vrai, nous partirions tout à l'heure pour Constantinople. Arlequin. - Eh! mon maÃtre, ce n'est pas la peine que vous fassiez ce chemin-là pour moi; je ne mérite pas cela, et il vaut mieux que j'aime que de vous coûter tant de dépense. Lélio. - Plus j'y rêve, et plus je vois qu'il faut que tu sois fou pour me dire que je lui plais, après son billet et son procédé. Arlequin. - Son billet! De qui parlez-vous? Lélio. - D'elle. Arlequin. - Eh bien, ce billet n'est pas d'elle. Lélio. - Il ne vient pas d'elle? Arlequin. - Pardi non, c'est de la comtesse. Lélio. - Eh! de qui diantre me parles-tu donc, butor? Arlequin. - Moi? de Colombine ce n'était donc pas à cause d'elle que vous vouliez me mener à Constantinople? Lélio. - Peste soit de l'animal, avec son galimatias! Arlequin. - Je croyais que c'était pour moi que vous vouliez voyager. Lélio. - Oh! qu'il ne t'arrive plus de faire de ces méprises-là ; car j'étais certain que tu n'avais rien remarqué pour moi dans la comtesse. Arlequin. - Si fait, j'ai remarqué qu'elle vous aimera bientôt. Lélio. - Tu rêves. Arlequin. - Et je remarque que vous l'aimerez aussi. Lélio. - Moi, l'aimer! moi, l'aimer! Tiens, tu me feras plaisir de savoir adroitement de Colombine les dispositions où elle se trouve; car je veux savoir à quoi m'en tenir et si, contre toute apparence, il se trouvait dans son coeur une ombre de penchant pour moi, vite à cheval je pars. Arlequin. - Bon! et vous partez demain pour Paris! Lélio. - Qu'est-ce qui t'a dit cela? Arlequin. - Vous il n'y a qu'un moment; mais c'est que la mémoire vous faille, comme à moi. Voulez-vous que je vous dise, il est bien aisé de voir que le coeur vous démange; vous parlez tout seul, vous faites des discours qui ont dix lieues de long; vous voulez vous en aller en Turquie, vous mettez vos bottes, vous les ôtez, vous partez, vous restez, et puis du noir, et puis du blanc. Pardi, quand on ne sait ni ce qu'on dit ni ce qu'on fait, ce n'est pas pour des prunes. Et moi, que ferai-je après? Quand je vois mon maÃtre qui perd l'esprit, le mien s'en va de compagnie. Lélio. - Je te dis qu'il ne me reste plus qu'une simple curiosité, c'est de savoir s'il ne se passerait pas quelque chose dans le coeur de la comtesse, et je donnerais tout à l'heure cent écus pour avoir soupçonné juste. Tâchons de le savoir. Arlequin. - Mais encore une fois, je vous dis que Colombine m'attrapera, je le sens bien. Lélio. - Ecoute; après tout, mon pauvre Arlequin, si tu te fais tant de violence pour ne pas aimer cette fille-là , je ne t'ai jamais conseillé l'impossible. Arlequin. - Par la mardi, vous parlez d'or, vous m'ôtez plus de cent pesant de dessus le corps, et vous prenez bien la chose. Franchement, Monsieur, la femme est un peu vaurienne, mais elle a du bon entre nous, je la crois plus ratière que malicieuse. Je m'en vais tâcher de rencontrer Colombine, et je ferai votre affaire je ne veux pas l'aimer; mais si j'ai tant de peine à me retenir, adieu panier, je me laisserai aller. Si vous m'en croyez, vous ferez de même. Etre amoureux et ne l'être pas, ma foi, je donnerai le choix pour un liard. C'est misère j'aime mieux la misère gaillarde que la misère triste. Adieu, je vais travailler pour vous. Lélio. - Attends tiens, ce n'est pas la peine que tu y ailles. Arlequin. - Pourquoi? Lélio. - C'est que ce que je pourrais apprendre ne me servirait de rien. Si elle m'aime, que m'importe? Si elle ne m'aime pas, je n'ai pas besoin de le savoir; ainsi, je ferai mieux de rester comme je suis. Arlequin. - Monsieur, si je deviens amoureux, je veux avoir la consolation que vous le soyez aussi, afin qu'on dise toujours tel valet, tel maÃtre. Je ne m'embarrasse pas d'être un ridicule, pourvu que je vous ressemble. Si la comtesse vous aime, je viendrai vitement vous le dire, afin que cela vous achève par bonheur que vous êtes déjà bien avancé, et cela me fait un grand plaisir. Je m'en vais voir l'air du bureau. Scène VI Lélio, Jacqueline Lélio. - Je ne le querelle point, car il est déjà tout égaré. Jacqueline. - Monsieur? Lélio, distrait. - Je prierai pourtant la comtesse d'ordonner à Colombine de laisser ce malheureux en repos; mais peut-être elle est bien aise elle-même que l'autre travaille à lui détraquer la cervelle, car madame la Comtesse n'est pas dans le goût de m'obliger. Jacqueline. - Monsieur? Lélio, d'un air fâché et agité. - Eh bien, que veux-tu? Jacqueline. - Je vians vous demander mon congé. Lélio, sans l'entendre. - Morbleu, je n'entends parler que d'amour. Eh, laissez-moi respirer, vous autres! Vous me laissez, faites comme il vous plaira; j'ai la tête remplie de femmes et de tendresses Ces maudites idées-là me suivent partout, elles m'assiègent; Arlequin d'un côté, les folies de la comtesse de l'autre, et toi aussi. Jacqueline. - Monsieur, c'est que je vians vous dire que je veux m'en aller. Lélio. - Pourquoi? Jacqueline. - C'est que Piarre ne m'aime plus, ce mésérable-là s'est amouraché de la fille à Thomas tenez, Monsieur, ce que c'est que la cruauté des hommes, je l'ai vu qui batifolait avec elle; moi, pour le faire venir, je lui ai fait comme ça avec le bras Et y allons donc, et le vilain qu'il est m'a fait comme cela un geste du coude; cela voulait dire Va te promener. Oh que les hommes sont traÃtres! Voilà qui est fait, j'en suis si soûle, si soûle, que je n'en veux plus entendre parler; et je vians pour cet effet vous demander mon congé. Lélio. - De quoi s'avise ce coquin-là d'être infidèle? Jacqueline. - Je ne comprends pas cela, il m'est avis que c'est un rêve. Lélio. - Tu ne le comprends pas? C'est pourtant un vice dont il a plu aux femmes d'enrichir l'humanité. Jacqueline. - Qui que ce soit, voilà de belles richesses qu'on a boutées là dans le monde. Lélio. - Va, va, Jacqueline, il ne faut pas que tu t'en ailles. Jacqueline. - Oh, Monsieur, je ne veux pas rester dans le village, car on est si faible Si ce garçon-là me recharchait, je ne sis pas rancuneuse, il y aurait du rapatriage, et je prétends être brouillée. Lélio. - Ne te presse pas, nous verrons ce que dira la comtesse. Jacqueline. - Hom! la voilà , cette comtesse. Je m'en vas, Piarre est son valet, et ça me fâche itou contre elle. Scène VII Lélio, La Comtesse, qui cherche à terre avec application. Lélio, la voyant chercher. - Elle m'a fui tantôt si je me retire, elle croira que je prends ma revanche, et que j'ai remarqué son procédé; comme il n'en est rien, il est bon de lui paraÃtre tout aussi indifférent que je le suis. Continuons de rêver, je n'ai qu'à ne lui point parler pour remplir les conditions du billet. La Comtesse, cherchant toujours. - Je ne trouve rien. Lélio. - Ce voisinage-là me déplaÃt, je crois que je ferai fort bien de m'en aller, dût-elle en penser ce qu'elle voudra. Et puis la voyant approcher. Oh parbleu, c'en est trop, Madame, vous m'avez fait l'honneur de m'écrire qu'il était inutile de nous revoir, et j'ai trouvé que vous pensiez juste; mais je prendrai la liberté de vous représenter que vous me mettez hors d'état de vous obéir. Le moyen de ne vous point voir? Je me trouve près de vous, Madame, vous venez jusqu'à moi; je me trouve irrégulier sans avoir tort! La Comtesse. - Hélas, Monsieur, je ne vous voyais pas. Après cela, quand je vous aurais vu, je ne me ferais pas un grand scrupule d'approcher de l'endroit où vous êtes, et je ne me détournerais pas de mon chemin à cause de vous. Je vous dirai cependant que vous outrez les termes de mon billet; il ne signifiait pas Haïssons-nous, soyons-nous odieux. Si vos dispositions de haine ou pour toutes les femmes ou pour moi vous l'ont fait expliquer comme cela, et si vous le pratiquez comme vous l'entendez, ce n'est pas ma faute. Je vous plains beaucoup de m'avoir vue; vous souffrez apparemment, et j'en suis fâchée; mais vous avez le champ libre, voilà de la place pour fuir, délivrez-vous de ma vue. Quant à moi, Monsieur, qui ne vous hais ni ne vous aime, qui n'ai ni chagrin ni plaisir à vous voir, vous trouverez bon que j'aille mon train; que vous me soyez un objet parfaitement indifférent, et que j'agisse tout comme si vous n'étiez pas là . Je cherche mon portrait, j'ai besoin de quelques petits diamants qui en ornent la boÃte; je l'ai prise pour les envoyer démonter à Paris, et Colombine, à qui je l'ai donné pour le remettre à un de mes gens qui part exprès, l'a perdu; voilà ce qui m'occupe. Et si je vous avais aperçu là , il ne m'en aurait coûté que de vous prier très froidement et très poliment de vous détourner; peut-être même m'aurait-il pris fantaisie de vous prier de chercher avec moi, puisque vous vous trouvez là ; car je n'aurais pas deviné que ma présence vous affligeait; à présent que je le sais, je n'userai point d'une prière incivile fuyez vite, Monsieur, car je continue. Lélio. - Madame, je ne veux point être incivil non plus; et je reste, puisque je puis vous rendre service, je vais chercher avec vous. La Comtesse. - Ah non, Monsieur, ne vous contraignez pas; allez-vous-en, je vous dis que vous me haïssez, je vous l'ai dit, vous n'en disconvenez point. Allez-vous-en donc, ou je m'en vais. Lélio. - Parbleu, Madame, c'est trop souffrir de rebuts en un jour; et billet et discours, tout se ressemble. Adieu, donc, Madame, je suis votre serviteur. La Comtesse. - Monsieur, je suis votre servante. Quand il est parti, elle dit Mais à propos, cet étourdi qui s'en va, et qui n'a point marqué positivement dans son billet ce qu'il voulait donner à sa fermière il me dit simplement qu'il verra ce qu'il doit faire. Ah! je ne suis pas d'humeur à mettre toujours la main à la plume. Je me moque de sa haine, il faut qu'il me parle. Dans l'instant elle part pour le rappeler, quand il revient lui-même. Quoi! vous revenez, Monsieur? Lélio, d'un air agité. - Oui, Madame, je reviens, j'ai quelque chose à vous dire; et puisque vous voilà , ce sera un billet d'épargné et pour vous et pour moi. La Comtesse. - A la bonne heure, de quoi s'agit-il? Lélio. - C'est que le neveu de votre fermier ne doit plus compter sur Jacqueline. Madame, cela doit vous faire plaisir; car cela finit le peu de commerce forcé que nous avons ensemble. La Comtesse. - Le commerce forcé? Vous êtes bien difficile, Monsieur, et vos expressions sont bien naïves! Mais passons. Pourquoi donc, s'il vous plaÃt, Jacqueline ne veut-elle pas de ce jeune homme? Que signifie ce caprice-là ? Lélio. - Ce que signifie un caprice? Je vous le demande, Madame; cela n'est point à mon usage, et vous le définiriez mieux que moi. La Comtesse. - Vous pourriez cependant me rendre un bon compte de celui-ci, si vous vouliez il est de votre ouvrage apparemment; je me mêlais de leur mariage, cela vous fatiguait, vous avez tout arrêté. Je vous suis obligée de vos égards. Lélio. - Moi, Madame! La Comtesse. - Oui, Monsieur, il n'était pas nécessaire de vous y prendre de cette façon-là ; cependant je ne trouve point mauvais que le peu d'intérêt que j'avais à vous voir fût à charge je ne condamne point dans les autres ce qui est en moi; et sans le hasard qui nous rejoint ici, vous ne m'auriez vue de votre vie, si j'avais pu. Lélio. - Eh, je n'en doute pas, Madame, je n'en doute pas. La Comtesse. - Non, Monsieur, de votre vie; et pourquoi en douteriez-vous? En vérité, je ne vous comprends pas! Vous avez rompu avec les femmes, moi avec les hommes vous n'avez pas changé de sentiments, n'est-il pas vrai? d'où vient donc que j'en changerais? Sur quoi en changerais-je? Y songez-vous? Oh! mettez-vous dans l'esprit que mon opiniâtreté vaut bien la vôtre, et que je n'en démordrai point. Lélio. - Eh Madame, vous m'en avez accablé, de preuves d'opiniâtreté; ne m'en donnez plus, voilà qui est fini. Je ne songe à rien, je vous assure. La Comtesse. - Qu'appelez-vous, Monsieur, vous ne songez à rien? mais du ton dont vous le dites, il semble que vous vous imaginez m'annoncer une mauvaise nouvelle? Eh bien, Monsieur, vous ne m'aimerez jamais, cela est-il si triste? Oh! je le vois bien, je vous ai écrit qu'il ne fallait plus nous voir, et je veux mourir si vous n'avez pris cela pour quelque agitation de coeur; assurément vous me soupçonnez de penchant pour vous. Vous m'assurez que vous n'en aurez jamais pour moi vous croyez me mortifier, vous le croyez, monsieur Lélio, vous le croyez, vous dis-je, ne vous en défendez point. J'espérais que vous me divertiriez en m'aimant vous avez pris un autre tour, je ne perds point au change, et je vous trouve très divertissant comme vous êtes. Lélio, d'un air riant et piqué. - Ma foi, Madame, nous ne nous ennuierons donc point ensemble; si je vous réjouis, vous n'êtes point ingrate Vous espériez que je vous divertirais, mais vous ne m'aviez pas dit que je serais diverti. Quoi qu'il en soit, brisons là -dessus; la comédie ne me plaÃt pas longtemps, et je ne veux être ni acteur ni spectateur. La Comtesse, d'un ton badin. - Ecoutez, Monsieur, vous m'avouerez qu'un homme à votre place, qui se croit aimé, surtout quand il n'aime pas, se met en prise? Lélio. - Je ne pense point que vous m'aimez, Madame; vous me traitez mal, mais vous y trouvez du goût. N'usez point de prétexte, je vous ai déplu d'abord; moi spécialement, je l'ai remarqué et si je vous aimais, de tous les hommes qui pourraient vous aimer, je serais peut-être le plus humilié, le plus raillé, et le plus à plaindre. La Comtesse. - D'où vous vient cette idée-là ? Vous vous trompez, je serais fâchée que vous m'aimassiez, parce que j'ai résolu de ne point aimer Mais quelque chose que j'aie dit, je croirais du moins devoir vous estimer. Lélio. - J'ai bien de la peine à le croire. La Comtesse. - Vous êtes injuste, je ne suis pas sans discernement Mais à quoi bon faire cette supposition, que si vous m'aimiez je vous traiterais plus mal qu'un autre? La supposition est inutile, puisque vous n'avez point envie de faire l'essai de mes manières; que vous importe ce qui en arriverait? Cela vous doit être indifférent; vous ne m'aimez pas? car enfin, si je le pensais... Lélio. - Eh! je vous prie, point de menace, Madame vous m'avez tantôt offert votre amitié, je ne vous demande que cela, je n'ai besoin que de cela Ainsi vous n'avez rien à craindre. La Comtesse, d'un air froid. - Puisque vous n'avez besoin que de cela, Monsieur, j'en suis ravie; je vous l'accorde, j'en serai moins gênée avec vous. Lélio. - Moins gênée? Ma foi, Madame, il ne faut pas que vous la soyez du tout; et tout bien pesé, je crois que nous ferons mieux de suivre les termes de votre billet. La Comtesse. - Oh, de tout mon coeur allons, Monsieur, ne nous voyons plus. Je fais présent de cent pistoles au neveu de mon fermier; vous me ferez savoir ce que vous voulez donner à la fille, et je verrai si je souscrirai à ce mariage, dont notre rupture va lever l'obstacle que vous y avez mis. Soyons-nous inconnus l'un à l'autre; j'oublie que je vous ai vu; je ne vous reconnaÃtrai pas demain. Lélio. - Et moi, Madame, je vous reconnaÃtrai toute ma vie; je ne vous oublierai point vos façons avec moi vous ont gravé pour jamais dans ma mémoire. La Comtesse. - Vous m'y donnerez la place qu'il vous plaira, je n'ai rien à me reprocher; mes façons ont été celles d'une femme raisonnable. Lélio. - Morbleu, Madame, vous êtes une dame raisonnable, à la bonne heure. Mais accordez donc cette lettre avec vos premières honnêtetés et avec vos offres d'amitié; cela est inconcevable, aujourd'hui votre ami, demain rien. Pour moi, Madame, je ne vous ressemble pas, et j'ai le coeur aussi jaloux en amitié qu'en amour ainsi nous ne nous convenons point. La Comtesse. - Adieu, Monsieur, vous parlez d'un air bien dégagé et presque offensant, si j'étais vaine Cependant, et si j'en crois Colombine, je vaux quelque chose, à vos yeux mêmes. Lélio. - Un moment; vous êtes de toutes les dames que j'ai vues celle qui vaut le mieux; je sens même que j'ai du plaisir à vous rendre cette justice-là . Colombine vous en a dit davantage; c'est une visionnaire, non seulement sur mon chapitre, mais encore sur le vôtre, Madame, je vous en avertis. Ainsi n'en croyez jamais au rapport de vos domestiques. La Comtesse. - Comment! Que dites-vous, Monsieur? Colombine vous aurait fait entendre... Ah l'impertinente! je la vois qui passe. Colombine, venez ici. Scène VIII La Comtesse, Lélio, Colombine Colombine arrive. - Que me voulez-vous, Madame? La Comtesse. - Ce que je veux? Colombine. - Si vous ne voulez rien, je m'en retourne. La Comtesse. - Parlez, quels discours avez-vous tenus à Monsieur sur mon compte? Colombine. - Des discours très sensés, à mon ordinaire. La Comtesse. - Je vous trouve bien hardie d'oser, suivant votre petite cervelle; tirer de folles conjectures de mes sentiments, et je voudrais bien vous demander sur quoi vous avez compris que j'aime Monsieur, à qui vous l'avez dit. Colombine. - N'est-ce que cela? Je vous jure que je l'ai cru comme je l'ai dit, et je l'ai dit pour le bien de la chose; c'était pour abréger votre chemin à l'un et à l'autre, car vous y viendrez tous deux. Cela ira là , et si la chose arrive, je n'aurai fait aucun mal. A votre égard, Madame, je vais vous expliquer sur quoi j'ai pensé que vous aimiez... La Comtesse, lui coupant la parole. - Je vous défends de parler. Lélio, d'un air doux et modeste. - Je suis honteux d'être la cause de cette explication-là , mais vous pouvez être persuadée que ce qu'elle a pu me dire ne m'a fait aucune impression. Non, Madame, vous ne m'aimez point, et j'en suis convaincu; et je vous avouerai même, dans le moment où je suis, que cette conviction m'est nécessaire. Je vous laisse. Si nos paysans se raccommodent, je verrai ce que je puis faire pour eux puisque vous vous intéressez à leur mariage, je me ferai un plaisir de le hâter; et j'aurai l'honneur de vous porter tantôt ma réponse, si vous me le permettez. La Comtesse, quand il est parti. - Juste ciel! que vient-il de me dire? Et d'où vient que je suis émue de ce que je viens d'entendre? Cette conviction m'est absolument nécessaire. Non, cela ne signifie rien, et je n'y veux rien comprendre. Colombine, à part. - Oh, notre amour se fait grand! il parlera bientôt bon français. Acte III Scène première Arlequin, Colombine Colombine, à part les premiers mots. - Battons-lui toujours froid. Tous les diamants y sont, rien n'y manque, hors le portrait que monsieur Lélio a gardé. C'est un grand bonheur que vous ayez trouvé cela; je vous rends la boÃte, il est juste que vous la donniez vous-même à madame la Comtesse adieu, je suis pressée. Arlequin l'arrête. - Eh là , là , ne vous en allez pas si vite, je suis de si bonne humeur. Colombine. - Je vous ai dit ce que je pensais de ma maÃtresse à l'égard de votre maÃtre Bonjour. Arlequin. - Eh bien, dites à cette heure ce que vous pensez de moi, hé, hé, hé. Colombine. - Je pense de vous que vous m'ennuieriez si je restais plus longtemps. Arlequin. - Fi, la mauvaise pensée! Causons pour chasser cela, c'est une migraine. Colombine. - Je n'ai pas le temps, monsieur Arlequin. Arlequin. - Et allons donc, faut-il avoir des manières comme cela avec moi? Vous me traitez de Monsieur, cela est-il honnête? Colombine. - Très honnête; mais vous m'amusez, laissez-moi. Que voulez-vous que je fasse ici? Arlequin. - Me dire comment je me porte, par exemple; me faire de petites questions Arlequin par-ci, Arlequin par-là ; me demander comme tantôt si je vous aime que sait-on? peut-être je vous répondrai que oui. Colombine. - Oh! je ne m'y fie plus. Arlequin. - Si fait, si fait; fiez-vous-y pour voir. Colombine. - Non, vous haïssez trop les femmes. Arlequin. - Cela m'a passé, je leur pardonne. Colombine. - Et moi, à compter d'aujourd'hui, je me brouille avec les hommes; dans un an ou deux, je me raccommoderai peut-être avec ces nigauds-là . Arlequin. - Il faudra donc que je me tienne pendant ce temps-là les bras croisés à vous voir venir, moi? Colombine. - Voyez-moi venir dans la posture qu'il vous plaira que m'importe que vos bras soient croisés ou ne le soient pas? Arlequin. - Par la sambille, j'enrage. Maudit esprit lunatique, que je te donnerais de grand coeur un bon coup de poing, si tu ne portais pas une cornette! Colombine, riant. - Ah! je vous entends! Vous m'aimez; j'en suis fâchée, mon ami; le ciel vous assiste! Arlequin. - Mardi oui, je t'aime. Mais laisse-moi faire; tiens, mon chien d'amour s'en ira, je m'étranglerais plutôt je m'en vais être ivrogne, je jouerai à la boule toute la journée, je prierai mon maÃtre de m'apprendre le piquet; je jouerai avec lui ou avec moi, je dormirai plutôt que de rester sans rien faire. Tu verras, va; je cours tirer bouteille, pour commencer. Colombine. - Tu mériterais que je te fisse expirer de pur chagrin, mais je suis généreuse. Tu as méprisé toutes les suivantes de France en ma personne, je les représente. Il faut une réparation à cette insulte; à mon égard, je t'en quitterais volontiers; mais je ne puis trahir les intérêts et l'honneur d'un corps si respectable pour toi; fais-lui donc satisfaction. Demande-lui à genoux pardon de toutes tes impertinences, et la grâce t'est accordée. Arlequin. - M'aimeras-tu après cette autre impertinence-là ? Colombine. - Humilie-toi, et tu seras instruit. Arlequin, se mettant à genoux. - Pardi, je le veux bien je demande pardon à ce drôle de corps pour qui tu parles. Colombine. - En diras-tu du bien? Arlequin. - C'est une autre affaire. Il est défendu de mentir. Colombine. - Point de grâce. Arlequin. - Accommodons-nous. Je n'en dirai ni bien ni mal. Est-ce fait? Colombine. - Hé! la réparation est un peu cavalière; mais le corps n'est pas formaliste. Baise-moi la main en signe de paix, et lève-toi. Tu me parais vraiment repentant, cela me fait plaisir. Arlequin, relevé. - Tu m'aimeras, au moins? Colombine. - Je l'espère. Arlequin, sautant. - Je me sens plus léger qu'une plume. Colombine. - Ecoute, nous avons intérêt de hâter l'amour de nos maÃtres, il faut qu'ils se marient ensemble. Arlequin. - Oui, afin que je t'épouse par-dessus le marché. Colombine. - Tu l'as dit n'oublions rien pour les conduire à s'avouer qu'ils s'aiment. Quand tu rendras la boÃte à la comtesse, ne manque pas de lui dire pourquoi ton maÃtre en garde le portrait. Je la vois qui rêve, retire-toi, et reviens dans un moment, de peur qu'en nous voyant ensemble, elle ne nous soupçonne d'intelligence. J'ai dessein de la faire parler; je veux qu'elle sache qu'elle aime, son amour en ira mieux, quand elle se l'avouera. Scène II La Comtesse, Colombine La Comtesse, d'un air de méchante humeur. - Ah! vous voilà a-t-on trouvé mon portrait? Colombine. - Je n'en sais rien, Madame, je le fais chercher. La Comtesse. - Je viens de rencontrer Arlequin, ne vous a-t-il point parlé? n'a-t-il rien à me dire de la part de son maÃtre? Colombine. - Je ne l'ai pas vu. La Comtesse. - Vous ne l'avez pas vu? Colombine. - Non, Madame. La Comtesse. - Vous êtes donc aveugle? Avez-vous dit au cocher de mettre les chevaux au carrosse? Colombine. - Moi? non, vraiment. La Comtesse. - Et pourquoi, s'il vous plaÃt? Colombine. - Faute de savoir deviner. La Comtesse. - Comment, deviner? Faut-il tant de fois vous répéter les choses? Colombine. - Ce qui n'a jamais été dit n'a pas été répété, Madame, cela est clair demandez cela à tout le monde. La Comtesse. - Vous êtes une grande raisonneuse! Colombine. - Qui diantre savait que vous voulussiez partir pour aller quelque part? Mais je m'en vais avertir le cocher. La Comtesse. - Il n'est plus temps. Colombine. - Il ne faut qu'un instant. La Comtesse. - Je vous dis qu'il est trop tard. Colombine. - Peut-on vous demander où vous vouliez aller, Madame? La Comtesse. - Chez ma soeur, qui est à sa terre J'avais dessein d'y passer quelques jours. Colombine. - Et la raison de ce dessein-là ? La Comtesse. - Pour quitter Lélio, qui s'avise de m'aimer, je pense. Colombine. - Oh! rassurez-vous, Madame, je crois maintenant qu'il n'en est rien. La Comtesse. - Il n'en est rien? Je vous trouve plaisante de me venir dire qu'il n'en est rien, vous de qui je sais la chose en partie. Colombine. - Cela est vrai, je l'avais cru; mais je vois que je me suis trompée. La Comtesse. - Vous êtes faite aujourd'hui pour m'impatienter. Colombine. - Ce n'est pas mon intention. La Comtesse. - Non, d'aujourd'hui vous ne m'avez répondu que des impertinences. Colombine. - Mais, Madame, tout le monde se peut tromper. La Comtesse. - Je vous dis encore une fois que cet homme-là m'aime, et que je vous trouve ridicule de me disputer cela. Prenez-y garde, vous me répondrez de cet amour-là , au moins? Colombine. - Moi, Madame, m'a-t-il donné son coeur en garde? Eh, que vous importe qu'il vous aime? La Comtesse. - Ce n'est pas son amour qui m'importe, je ne m'en soucie guère; mais il m'importe de ne point prendre de fausses idées des gens, et de n'être pas la dupe éternelle de vos étourderies! Colombine. - Voilà un sujet de querelle furieusement tiré par les cheveux cela est bien subtil! La Comtesse. - En vérité, je vous admire dans vos récits! Monsieur Lélio vous aime, Madame, j'en suis certaine, votre billet l'a piqué, il l'a reçu en colère, il l'a lu de même, il a pâli, il a rougi. Dites-moi, sur un pareil rapport, qui est-ce qui ne croira pas qu'un homme est amoureux? Cependant il n'en est rien, il ne plaÃt plus à Mademoiselle que cela soit, elle s'est trompée. Moi, je compte là -dessus, je prends des mesures pour me retirer. Mesures perdues. Colombine. - Quelles si grandes mesures avez-vous donc prises, Madame? Si vos ballots sont faits, ce n'est encore qu'en idée, et cela ne dérange rien. Au bout du compte, tant mieux s'il ne vous aime point. La Comtesse. - Oh! vous croyez que cela va comme votre tête, avec votre tant mieux! Il serait à souhaiter qu'il m'aimât, pour justifier le reproche que je lui en ai fait. Je suis désolée d'avoir accusé un homme d'un amour qu'il n'a pas. Mais si vous vous êtes trompée, pourquoi Lélio m'a-t-il fait presque entendre qu'il m'aimait? Parlez donc, me prenez-vous pour une bête? Colombine. - Le ciel m'en préserve! La Comtesse. - Que signifie le discours qu'il m'a tenu en me quittant? Madame, vous ne m'aimez point, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nécessaire; n'est-ce pas tout comme s'il m'avait dit Je serais en danger de vous aimer, si je croyais que vous puissiez m'aimer vous-même? Allez, allez, vous ne savez ce que vous dites, c'est de l'amour que ce sentiment-là . Colombine. - Cela est plaisant! Je donnerais à ces paroles-là , moi, toute une autre interprétation, tant je les trouve équivoques! La Comtesse. - Oh! je vous prie, gardez votre belle interprétation, je n'en suis point curieuse, je vois d'ici qu'elle ne vaut rien. Colombine. - Je la crois pourtant aussi naturelle que la vôtre, Madame. La Comtesse. - Pour la rareté du fait, voyons donc. Colombine. - Vous savez que monsieur Lélio fuit les femmes; cela posé, examinons ce qu'il vous dit Vous ne m'aimez pas, Madame, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nécessaire; c'est-à -dire Pour rester où vous êtes, j'ai besoin d'être certain que vous ne m'aimez pas, sans quoi je décamperais. C'est une pensée désobligeante, entortillée dans un tour honnête cela me paraÃt assez net. La Comtesse, après avoir rêvé. - Cette fille-là n'a jamais eu d'esprit que contre moi; mais, Colombine, l'air affectueux et tendre qu'il a joint à cela?... Colombine. - Cet air-là , Madame, peut ne signifier encore qu'un homme honteux de dire une impertinence, et qui l'adoucit le plus qu'il peut. La Comtesse. - Non, Colombine, cela ne se peut pas; tu n'y étais point, tu ne lui as pas vu prononcer ces paroles-là je t'assure qu'il les a dites d'un ton de coeur attendri. Par quel esprit de contradiction veux-tu penser autrement? J'y étais, je m'y connais, ou bien Lélio est le plus fourbe de tous les hommes; et s'il ne m'aime pas, je fais voeu de détester son caractère. Oui, son honneur y est engagé, il faut qu'il m'aime, ou qu'il soit un malhonnête homme; car il a donc voulu me faire prendre le change? Colombine. - Il vous aimait peut-être, et je lui avais dit que vous pourriez l'aimer; mais vous vous êtes fâchée, et j'ai détruit mon ouvrage. J'ai dit tantôt à Arlequin que vous ne songiez nullement à lui; que j'avais voulu flatter son maÃtre pour me divertir, et qu'enfin monsieur Lélio était l'homme du monde que vous aimeriez le moins. La Et cela n'est pas vrai! de quoi vous mêlez-vous, Colombine? Si monsieur Lélio a du penchant pour moi, de quoi vous avisez-vous d'aller mortifier un homme à qui je ne veux point de mal, que j'estime? Il faut avoir le coeur bien dur pour donner du chagrin aux gens sans nécessité! En vérité, vous avez juré de me désobliger. Colombine. - Tenez, Madame, dussiez-vous me quereller, vous aimez cet homme à qui vous ne voulez point de mal! Oui, vous l'aimez. La Comtesse, d'un ton froid. - Retirez-vous. Colombine. - Je vous demande pardon. La Comtesse. - Retirez-vous, vous dis-je, j'aurai soin demain de vous payer et de vous renvoyer à Paris. Colombine. - Madame, il n'y a que l'intention de punissable, et je fais serment que je n'ai eu nul dessein de vous fâcher; je vous respecte et je vous aime, vous le savez. La Comtesse. - Colombine, je vous passe encore cette sottise-là observez-vous bien dorénavant. Colombine, à part les premiers mots. - Voyons la fin de cela. Je vous l'avoue, une seule chose me chagrine c'est de m'apercevoir que vous manquez de confiance pour moi, qui ne veux savoir vos secrets que pour vous servir. De grâce, ma chère maÃtresse, ne me donnez plus ce chagrin-là , récompensez mon zèle pour vous, ouvrez-moi votre coeur, vous n'en serez point fâchée. Colombine approchant de sa maÃtresse et la caressant. La Comtesse. - Ah! Colombine. - Eh bien! voilà un soupir c'est un commencement de franchise; achevez donc! La Comtesse. - Colombine! Colombine. - Madame? La Comtesse. - Après tout, aurais-tu raison? Est-ce que j'aimerais? Colombine. - Je crois que oui mais d'où vient vous faire un si grand monstre de cela? Eh bien, vous aimez, voilà qui est bien rare! La Comtesse. - Non, je n'aime point encore. Colombine. - Vous avez l'équivalent de cela. La Comtesse. - Quoi! je pourrais tomber dans ces malheureuses situations, si pleines de troubles, d'inquiétudes, de chagrins? moi, moi! Non, Colombine, cela n'est pas fait encore, je serais au désespoir. Quand je suis venue ici, j'étais triste; tu me demandais ce que j'avais ah Colombine! c'était un pressentiment du malheur qui devait m'arriver. Colombine. - Voici Arlequin qui vient à nous, renfermez vos regrets. Scène III Arlequin, La Comtesse, Colombine Arlequin. - Madame, mon maÃtre m'a dit que vous avez perdu une boÃte de portrait; je sais un homme qui l'a trouvée; de quelle couleur est-elle? combien y-a-t-il de diamants? sont-ils gros ou petits? Colombine. - Montre, nigaud! te méfies-tu de Madame? Tu fais là d'impertinentes questions! Arlequin. - Mais c'est la coutume d'interroger le monde pour plus grande sûreté je n'y pense point à mal. La Comtesse. - Où est-elle, cette boÃte? Arlequin, la montrant. - La voilà , Madame un autre que vous ne la verrait pas, mais vous êtes une femme de bien. La Comtesse. - C'est la même tiens, prends cela en revanche. Arlequin. - Vivent les revanches! le ciel vous soit en aide! La Comtesse. - Le portrait n'y est pas! Arlequin. - Chut, il n'est pas perdu, c'est mon maÃtre qui le garde. La Comtesse. - Il me garde mon portrait! Qu'en veut-il faire? Arlequin. - C'est pour vous mirer quand il ne vous voit plus; il dit que ce portrait ressemble à une cousine qui est morte, et qu'il aimait beaucoup. Il m'a défendu d'en rien dire, et de vous faire accroire qu'il est perdu; mais il faut bien vous donner de la marchandise pour votre argent. Motus, le pauvre homme en tient. Colombine. - Madame, la cousine dont il parle peut être morte, mais la cousine qu'il ne dit pas se porte bien, et votre cousin n'est pas votre parent. Arlequin. - Eh! eh! eh! La Comtesse. - De quoi ris-tu? Arlequin. - De ce drôle de cousin mon maÃtre croit bonnement qu'il garde le portrait à cause de la cousine; et il ne sait pas que c'est à cause de vous, cela est risible, il fait des quiproquos d'apothicaire. La Comtesse. - Eh! que sais-tu si c'est à cause de moi? Arlequin. - Je vous dis que la cousine est un conte à dormir debout. Est-ce qu'on dit des injures à la copie d'une cousine qui est morte? Colombine. - Comment, des injures? Arlequin. - Oui, je l'ai laissé là -bas qui se fâche contre le visage de Madame; il le querelle tant qu'il peut de ce qu'il aime. Il y a à mourir de rire de le voir faire. Quelquefois il met de bons gros soupirs au bout des mots qu'il dit Oh! de ces soupirs-là , la cousine défunte n'en tâte que d'une dent. La Comtesse. - Colombine, il faut absolument qu'il me rende mon portrait, cela est de conséquence pour moi je vais lui demander. Je ne souffrirai pas mon portrait entre les mains d'un homme. Où se promène-t-il? Arlequin. - De ce côté-là ; vous le trouverez sans faute à droite ou à gauche. Scène IV Lélio, Colombine, Arlequin Arlequin. - Son coeur va-t-il bien? Colombine. - Oh, je te réponds qu'il va grand train. Mais voici ton maÃtre, laisse-moi faire. Lélio arrive. - Colombine, où est madame la Comtesse? je souhaiterais lui parler. Colombine. - Madame la Comtesse va, je pense, partir tout à l'heure pour Paris. Lélio. - Quoi, sans me voir? sans me l'avoir dit? Colombine. - C'est bien à vous à vous apercevoir de cela; n'avez-vous pas dessein de vivre en sauvage? de quoi vous plaignez-vous? Lélio. - De quoi je me plains? La question est singulière, mademoiselle Colombine voilà donc le penchant que vous lui connaissez pour moi. Partir sans me dire adieu, et vous voulez que je sois un homme de bon sens, et que je m'accommode de cela, moi! Non, les procédés bizarres me révolteront toujours. Colombine. - Si elle ne vous a pas dit adieu, c'est qu'entre amis on en agit sans façon. Lélio. - Amis! oh doucement, je veux du vrai dans mes amis, des manières franches et stables, et je n'en trouve point là ; dorénavant je ferai mieux de n'être ami de personne, car je vois bien qu'il n'y a que du faux partout. Colombine. - Lui ferai-je vos compliments? Arlequin. - Cela sera honnête. Lélio. - Et moi, je ne suis point aujourd'hui dans le goût d'être honnête, je suis las de la bagatelle. Colombine. - Je vois bien que je ne ferai rien par la feinte, il vaut mieux vous parler franchement. Monsieur, madame la Comtesse ne part pas; elle attend, pour se déterminer, qu'elle sache si vous l'aimez ou non; mais dites-moi naturellement vous-même ce qui en est; c'est le plus court. Lélio. - C'est le plus court, il est vrai; mais j'y trouve pourtant de la difficulté car enfin, dirai-je que je ne l'aime pas? Colombine. - Oui, si vous le pensez. Lélio. - Mais, madame la Comtesse est aimable, et ce serait une grossièreté. Arlequin. - Tirez votre réponse à la courte paille. Colombine. - Eh bien, dites que vous l'aimez. Lélio. - Mais en vérité, c'est une tyrannie que cette alternative-là ; si je vais dire que je l'aime, cela dérangera peut-être madame la Comtesse, cela la fera partir. Si je dis que je ne l'aime point... Colombine. - Peut-être aussi partira-t-elle? Lélio. - Vous voyez donc bien que cela est embarrassant. Colombine. - Adieu, je vous entends; je lui rendrai compte de votre indifférence, n'est-ce pas? Lélio. - Mon indifférence, voilà un beau rapport, et cela me ferait un joli cavalier! Vous décidez bien cela à la légère; en savez-vous plus que moi? Colombine. - Déterminez-vous donc. Lélio. - Vous me mettez dans une désagréable situation. Dites-lui que je suis plein d'estime, de considération et de respect pour elle. Arlequin. - Discours de normand que tout cela. Colombine. - Vous me faites pitié. Lélio. - Qui, moi? Colombine. - Oui, et vous êtes un étrange homme, de ne m'avoir pas confié que vous l'aimiez. Lélio. - Eh, Colombine, le savais-je? Arlequin. - Ce n'est pas ma faute, je vous en avais averti. Lélio. - Je ne sais où je suis. Colombine. - Ah! vous voilà dans le ton songez à dire toujours de même, entendez-vous, monsieur de l'ermitage? Lélio. - Que signifie cela? Colombine. - Rien, sinon que je vous ai donné la question, et que vous avez jasé dans vos souffrances. Tenez vous gai, l'homme indifférent, tout ira bien. Arlequin, je te le recommande, instruis-le plus amplement, je vais chercher l'autre. Scène V Lélio, Arlequin Arlequin. - Ah çà , Monsieur, voilà qui est donc fait! c'est maintenant qu'il faut dire va comme je te pousse! Vive l'amour, mon cher maÃtre, et faites chorus, car il n'y a pas deux chemins il faut passer par là , ou par la fenêtre. Lélio. - Ah! je suis un homme sans jugement. Arlequin. - Je ne vous dispute point cela. Lélio. - Arlequin, je ne devais jamais revoir de femmes. Arlequin. - Monsieur, il fallait donc devenir aveugle. Lélio. - Il me prend envie de m'enfermer chez moi, et de n'en sortir de six mois. Arlequin siffle. De quoi t'avises-tu de siffler? Arlequin. - Vous dites une chanson, et je l'accompagne. Ne vous fâchez pas, j'ai de bonnes nouvelles à vous apprendre cette comtesse vous aime, et la voilà qui vient vous donner le dernier coup à vous. Lélio, à part. - Cachons-lui ma faiblesse; peut-être ne la sait-elle pas encore. Scène VI La Comtesse, Lélio, Arlequin La Comtesse. - Monsieur, vous devez savoir ce qui m'amène? Lélio. - Madame, je m'en doute du moins, et je consens à tout. Nos paysans se sont raccommodés, et je donne à Jacqueline autant que vous donnez à son amant C'est de quoi j'allais prendre la liberté de vous informer. La Comtesse. - Je vous suis obligée de finir cela, Monsieur, mais j'avais quelque autre chose à vous dire; bagatelle pour vous, et assez importante pour moi. Lélio. - Que serait-ce donc? La Comtesse. - C'est mon portrait, qu'on m'a dit que vous avez, et je viens vous prier de me le rendre, rien ne vous est plus inutile. Lélio. - Madame, il est vrai qu'Arlequin a trouvé une boÃte de portrait que vous cherchiez; je vous l'ai fait remettre sur-le-champ; s'il vous a dit autre chose, c'est un étourdi, et je voudrais bien lui demander où est le portrait dont il parle? Arlequin, timidement. - Eh, Monsieur! Lélio. - Quoi? Arlequin. - Il est dans votre poche. Lélio. - Vous ne savez ce que vous dites. Arlequin. - Si fait, Monsieur, vous vous souvenez bien que vous lui avez parlé tantôt, je vous l'ai vu mettre après dans la poche du côté gauche. Lélio. - Quelle impertinence! La Comtesse. - Cherchez, Monsieur, peut-être avez-vous oublié que vous l'avez tenu? Lélio. - Ah, Madame, vous pouvez m'en croire. Arlequin. - Tenez, Monsieur; tâtez, Madame, le voilà . La Comtesse, touchant à la poche de la veste. - Cela est vrai, il me paraÃt que c'est lui. Lélio, mettant la main dans sa poche, et honteux d'y trouver le portrait. - Voyons donc, il a raison! Le voulez-vous, Madame? La Comtesse, un peu confuse. - Il le faut bien, Monsieur. Lélio. - Comment donc cela s'est-il fait? Arlequin. - Eh! c'est que vous vouliez le garder, à cause, disiez-vous, qu'il ressemblait à une cousine qui est morte; et moi, qui suis fin, je vous disais que c'était à cause qu'il ressemblait à Madame, et cela était vrai. La Comtesse. - Je ne vois point d'apparence à cela. Lélio. - En vérité, Madame, je ne comprends pas ce coquin-là . A part. Tu me la paieras. Arlequin. - Madame la Comtesse! voilà Monsieur qui me menace derrière vous. Lélio. - Moi! Arlequin. - Oui, parce que je dis la vérité. Madame, vous me feriez bien du plaisir de l'obliger à vous dire qu'il vous aime; il n'aura pas plus tôt avoué cela, qu'il me pardonnera. La Comtesse. - Va, mon ami, tu n'as pas besoin de mon intercession. Lélio. - Eh, Madame, je vous assure que je ne lui veux aucun mal; il faut qu'il ait l'esprit troublé. Retire-toi et ne nous romps plus la tête de tes sots discours. Arlequin s'en va, et un moment après Lélio continue. Je vous prie, Madame, de n'être point fâchée de ce que j'avais votre portrait, j'étais dans l'ignorance. La Comtesse, d'un air embarrassé. - Ce n'est rien que cela, Monsieur. Lélio. - C'est une aventure qui ne laisse pas que d'avoir un air singulier. La Comtesse. - Effectivement. Lélio. - Il n'y a personne qui ne se persuade là -dessus que je vous aime. La Comtesse. - Je l'aurais cru moi-même, si je ne vous connaissais pas. Lélio. - Quand vous le croiriez encore, je ne vous estimerais guère moins clairvoyante. La Comtesse. - On n'est pas clairvoyante quand on se trompe, et je me tromperais. Lélio. - Ce n'est presque pas une erreur que cela, la chose est si naturelle à penser! La Comtesse. - Mais voudriez-vous que j'eusse cette erreur-là ? Lélio. - Moi, Madame! vous êtes la maÃtresse. La Comtesse. - Et vous le maÃtre, Monsieur. Lélio. - De quoi le suis-je? La Comtesse. - D'aimer ou de n'aimer pas. Lélio. - Je vous reconnais l'alternative est bien de vous, Madame. La Comtesse. - Eh! pas trop. Lélio. - Pas trop... si j'osais interpréter ce mot-là ! La Comtesse. - Et que trouvez-vous donc qu'il signifie? Lélio. - Ce qu'apparemment vous n'avez pas pensé. La Comtesse. - Voyons. Lélio. - Vous ne me le pardonneriez jamais. La Comtesse. - Je ne suis pas vindicative. Lélio, à part. - Ah! je ne sais ce que je dois faire. La Comtesse, d'un air impatient. - Monsieur Lélio, expliquez-vous, et ne vous attendez pas que je vous devine. Lélio. - Eh bien, Madame! me voilà expliqué, m'entendez-vous? Vous ne répondez rien, vous avez raison mes extravagances ont combattu trop longtemps contre vous, et j'ai mérité votre haine. La Comtesse. - Levez-vous, Monsieur. Lélio. - Non, Madame, condamnez-moi, ou faites-moi grâce. La Comtesse, confuse. - Ne me demandez rien à présent reprenez le portrait de votre parente, et laissez-moi respirer. Arlequin. - Vivat! Enfin, voilà la fin. Colombine. - Je suis contente de vous, monsieur Lélio. Pierre. - Parguenne, ça me boute la joie au coeur. Lélio. - Ne vous mettez en peine de rien, mes enfants, j'aurai soin de votre noce. Pierre. - Grand marci; mais morgué, pisque je sommes en joie, j'allons faire venir les ménétriers que j'avons retenus. Arlequin. - Colombine, pour nous, allons nous marier sans cérémonie. Colombine. - Avant le mariage, il en faut un peu; après le mariage, je t'en dispense. Divertissement Le Chanteur Je ne crains point que Mathurine S'amuse à me manquer de foi; Car drés que je vois dans sa mine Queuque indifférence envars moi, Sans li demander le pourquoi, Je laisse aller la pélerine; Je ne dis mot, je me tiens coi; Je batifole avec Claudine. En voyant ça, la Mathurine Prend du souci, rêve à part soi; Et pis tout d'un coup la mutine Me dit J'enrage contre toi. La Chanteuse Colas me disait l'autre jour Margot, donne-moi ton amour. Je répondis Je te le donne, Mais ne va le dire à personne; Colas ne m'entendit pas bien, Car l'innocent ne reçut rien. Arlequin Femmes, nous étions de grands fous D'être aux champs pour l'amour de vous. Si de chaque femme volage L'amant allait planter des choux, Par la ventrebille! je gage Que nous serions condamnés tous A travailler au jardinage. La Double Inconstance Adresse Comédie en trois actes Représentée pour la première fois par les comédiens italiens, le mardi 6 avril 1723 A Madame la Marquise de Prie Madame, On ne verra point ici ce tas d'éloges dont les épÃtres dédicatoires sont ordinairement chargées; à quoi servent-ils? Le peu de cas que le public en fait devrait en corriger ceux qui les donnent, et en dégoûter ceux qui les reçoivent. Je serais pourtant bien tenté de vous louer d'une chose, Madame; et c'est d'avoir véritablement craint que je ne vous louasse; mais ce seul éloge que je vous donnerais, il est si distingué, qu'il aurait ici tout l'air d'un présent de flatteur, surtout s'adressant à une dame de votre âge, à qui la nature n'a rien épargné de tout ce qui peut inviter l'amour-propre à n'être point modeste. J'en reviens donc, Madame, au seul motif que j'ai en vous offrant ce petit ouvrage; c'est de vous remercier du plaisir que vous y avez pris, ou plutôt de la vanité que vous m'avez donnée, quand vous m'avez dit qu'il vous avait plu. Vous dirai-je tout? Je suis charmé d'apprendre à toutes les personnes de goût qu'il a votre suffrage; en vous disant cela, je vous proteste que je n'ai nul dessein de louer votre esprit; c'est seulement vous avouer que je pense aux intérêts du mien. Je suis avec un profond respect, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur. D. M. Acteurs Le Prince. Un Seigneur. Des laquais. Des filles de chambre. La scène est dans le palais du Prince. Acte premier Scène première Silvia, Trivelin et quelques femmes à la suite de Silvia Silvia paraÃt sortir comme fâchée. Trivelin. - Mais, Madame, écoutez-moi. Silvia. - Vous m'ennuyez. Trivelin. - Ne faut-il pas être raisonnable? Silvia, impatiente. - Non, il ne faut pas l'être, et je ne le serai point. Trivelin. - Cependant... Silvia, avec colère. - Cependant, je ne veux point avoir de raison et quand vous recommenceriez cinquante fois votre cependant, je n'en veux point avoir que ferez-vous là ? Trivelin. - Vous avez soupé hier si légèrement, que vous serez malade, si vous ne prenez rien ce matin. Silvia. - Et moi, je hais la santé, et je suis bien aise d'être malade; ainsi, vous n'avez qu'à renvoyer tout ce qu'on m'apporte, car je ne veux aujourd'hui ni déjeuner, ni dÃner, ni souper; demain la même chose. Je ne veux qu'être fâchée, vous haïr tous tant que vous êtes, jusqu'à tant que j'aie vu Arlequin, dont on m'a séparée voilà mes petites résolutions, et si vous voulez que je devienne folle, vous n'avez qu'à me prêcher d'être plus raisonnable, cela sera bientôt fait. Trivelin. - Ma foi, je ne m'y jouerai pas, je vois bien que vous me tiendriez parole; si j'osais cependant... Silvia, plus en colère. - Eh bien! ne voilà -t-il pas encore un cependant? Trivelin. - En vérité, je vous demande pardon, celui-là m'est échappé, mais je n'en dirai plus, je me corrigerai. Je vous prierai seulement de considérer... Silvia. - Oh! vous ne vous corrigez pas, voilà des considérations qui ne me conviennent point non plus. Trivelin, continuant. - ...que c'est votre souverain qui vous aime. Silvia. - Je ne l'empêche pas, il est le maÃtre mais faut-il que je l'aime, moi? Non, et il ne le faut pas, parce que je ne le puis pas; cela va tout seul, un enfant le verrait, et vous ne le voyez pas. Trivelin. - Songez que c'est sur vous qu'il fait tomber le choix qu'il doit faire d'une épouse entre ses sujettes. Silvia. - Qui est-ce qui lui a dit de me choisir? M'a-t-il demandé mon avis? S'il m'avait dit Me voulez-vous, Silvia? je lui aurais répondu Non, seigneur, il faut qu'une honnête femme aime son mari, et je ne pourrais pas vous aimer. Voilà la pure raison, cela; mais point du tout, il m'aime, crac, il m'enlève, sans me demander si je le trouverai bon. Trivelin. - Il ne vous enlève que pour vous donner la main. Silvia. - Eh! que veut-il que je fasse de cette main, si je n'ai pas envie d'avancer la mienne pour la prendre? Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux? Trivelin. - Voyez, depuis deux jours que vous êtes ici, comment il vous traite; n'êtes-vous pas déjà servie comme si vous étiez sa femme? Voyez les honneurs qu'il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont à votre suite, les amusements qu'on tâche de vous procurer par ses ordres. Qu'est-ce qu'Arlequin au prix d'un prince plein d'égards, qui ne veut pas même se montrer qu'on ne vous ait disposée à le voir? d'un prince jeune, aimable et rempli d'amour, car vous le trouverez tel. Eh! Madame, ouvrez les yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs. Silvia. - Dites-moi, vous et toutes celles qui me parlent, vous a-t-on mis avec moi, vous a-t-on payés pour m'impatienter, pour me tenir des discours qui n'ont pas le sens commun, qui me font pitié? Trivelin. - Oh parbleu! je n'en sais pas davantage, voilà tout l'esprit que j'ai. Silvia. - Sur ce pied-là , vous seriez tout aussi avancé de n'en point avoir du tout. Trivelin. - Mais encore, daignez, s'il vous plaÃt, me dire en quoi je me trompe. Silvia, en se tournant vivement de son côté. - Oui, je vais vous dire, en quoi, oui... Trivelin. - Eh! doucement, Madame, mon dessein n'est pas de vous fâcher. Silvia. - Vous êtes donc bien maladroit. Trivelin. - Je suis votre serviteur. Silvia. - Eh bien! mon serviteur, qui me vantez tant les honneurs que j'ai ici, qu'ai-je affaire de ces quatre ou cinq fainéantes qui m'espionnent toujours? On m'ôte mon amant, et on me rend des femmes à la place; ne voilà -t-il pas un beau dédommagement? Et on veut que je sois heureuse avec cela! Que m'importe toute cette musique, ces concerts et cette danse dont on croit me régaler? Arlequin chantait mieux que tout cela, et j'aime mieux danser moi-même que de voir danser les autres, entendez-vous? Une bourgeoise contente dans un petit village vaut mieux qu'une princesse qui pleure dans un bel appartement. Si le prince est si tendre, ce n'est pas ma faute, je n'ai pas été le chercher; pourquoi m'a-t-il vue? S'il est jeune et aimable, tant mieux pour lui, j'en suis bien aise qu'il garde tout cela pour ses pareils, et qu'il me laisse mon pauvre Arlequin, qui n'est pas plus gros monsieur que je suis grosse dame, pas plus riche que moi, pas plus glorieux que moi, pas mieux logé, qui m'aime sans façon, que j'aime de même, et que je mourrai de chagrin de ne pas voir. Hélas, le pauvre enfant! qu'en aura-t-on fait? qu'est-il devenu? Il se désespère quelque part, j'en suis sûre, car il a le coeur si bon! Peut-être aussi qu'on le maltraite... Elle se dérange de sa place. Je suis outrée. Tenez, voulez-vous me faire un plaisir? Otez-vous de là , je ne puis vous souffrir, laissez-moi m'affliger en repos. Trivelin. - Le compliment est court, mais il est net. Tranquillisez-vous pourtant, Madame. Silvia. - Sortez sans me répondre, cela vaudra mieux. Trivelin. - Encore une fois, calmez-vous, vous voulez Arlequin, il viendra incessamment, on est allé le chercher. Silvia, avec un soupir. - Je le verrai donc? Trivelin. - Et vous lui parlerez aussi. Silvia, s'en allant. - Je vais l'attendre mais si vous me trompez, je ne veux plus ni voir ni entendre personne. Pendant qu'elle sort, le Prince et Flaminia entrent d'un autre côté et la regardent sortir. Scène II Le Prince, Flaminia, Trivelin Le Prince, à Trivelin. - Eh bien, as-tu quelque espérance à me donner? Que dit-elle? Trivelin. - Ce qu'elle dit, seigneur, ma foi, ce n'est pas la peine de le répéter, il n'y a rien encore qui mérite votre curiosité. Le Prince. - N'importe, dis toujours. Trivelin. - Eh non, seigneur, ce sont de petites bagatelles dont le récit vous ennuierait, tendresse pour Arlequin, impatience de le rejoindre, nulle envie de vous connaÃtre, désir violent de ne vous point voir, et force haine pour nous; voilà l'abrégé de ses dispositions, vous voyez bien que cela n'est point réjouissant; et franchement, si j'osais dire ma pensée, le meilleur serait de la remettre où on l'a prise. Le Prince rêve tristement. Flaminia. - J'ai déjà dit la même chose au Prince, mais cela est inutile. Ainsi continuons, et ne songeons qu'à détruire l'amour de Silvia pour Arlequin. Trivelin. - Mon sentiment à moi est qu'il y a quelque chose d'extraordinaire dans cette fille-là ; refuser ce qu'elle refuse, cela n'est point naturel, ce n'est point là une femme, voyez-vous, c'est quelque créature d'une espèce à nous inconnue. Avec une femme, nous irions notre train; celle-ci nous arrête, cela nous avertit d'un prodige, n'allons pas plus loin. Le Prince. - Et c'est ce prodige qui augmente encore l'amour que j'ai conçu pour elle. Flaminia, en riant. - Eh, seigneur, ne l'écoutez pas avec son prodige, cela est bon dans un conte de fée. Je connais mon sexe, il n'a rien de prodigieux que sa coquetterie. Du côté de l'ambition, Silvia n'est point en prise, mais elle a un coeur, et par conséquent de la vanité; avec cela, je saurai bien la ranger à son devoir de femme. Est-on allé chercher Arlequin? Trivelin. - Oui; je l'attends. Le Prince, d'un air inquiet. - Je vous avoue, Flaminia, que nous risquons beaucoup à lui montrer son amant, sa tendresse pour lui n'en deviendra que plus forte. Trivelin. - Oui; mais si elle ne le voit, l'esprit lui tournera, j'en ai sa parole. Flaminia. - Seigneur, je vous ai déjà dit qu'Arlequin nous était nécessaire. Le Prince. - Oui, qu'on l'arrête autant qu'on pourra; vous pouvez lui promettre que je le comblerai de biens et de faveurs, s'il veut en épouser une autre que sa maÃtresse. Trivelin. - Il n'y a qu'à réduire ce drôle-là , s'il ne veut pas. Le Prince. - Non, la loi qui veut que j'épouse une de mes sujettes me défend d'user de violence contre qui que ce soit. Flaminia. - Vous avez raison; soyez tranquille, j'espère que tout se fera à l'amiable. Silvia vous connaÃt déjà sans savoir que vous êtes le Prince, n'est-il pas vrai? Le Prince. - Je vous ai dit qu'un jour à la chasse, écarté de ma troupe, je la rencontrai près de sa maison; j'avais soif, elle alla me chercher à boire je fus enchanté de sa beauté et de sa simplicité, et je lui en fis l'aveu. Je l'ai vue cinq ou six fois de la même manière, comme simple officier du palais mais quoiqu'elle m'ait traité avec beaucoup de douceur, je n'ai pu la faire renoncer à Arlequin, qui m'a surpris deux fois avec elle. Flaminia. - Il faudra mettre à profit l'ignorance où elle est de votre rang; on l'a déjà prévenue que vous ne la verriez pas sitôt; je me charge du reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai. Le Prince, en s'en allant. - J'y consens. Si vous m'acquérez le coeur de Silvia, il n'est rien que vous ne deviez attendre de ma reconnaissance. Flaminia. - Toi, Trivelin, va-t'en dire à ma soeur qu'elle tarde trop à venir. Trivelin. - Il n'est pas besoin, la voilà qui entre; adieu, je vais au-devant d'Arlequin. Scène III Lisette, Flaminia Lisette. - Je viens recevoir tes ordres, que me veux-tu? Flaminia. - Approche un peu que je te regarde. Lisette. - Tiens, vois à ton aise. Flaminia, après l'avoir regardée. - Oui-dà , tu es jolie aujourd'hui. Lisette, en riant. - Je le sais bien; mais qu'est-ce que cela fait? Flaminia. - Ote cette mouche galante que tu as là . Lisette, refusant. - Je ne saurais, mon miroir me l'a recommandée. Flaminia. - Il le faut, te dis-je. Lisette, en tirant sa boÃte à miroir, et ôtant la mouche. - Quel meurtre! Pourquoi persécutes-tu ma mouche? Flaminia. - J'ai mes raisons pour cela. Or ça, Lisette, tu es grande et bien faite. Lisette. - C'est le sentiment de bien des gens. Flaminia. - Tu aimes à plaire? Lisette. - C'est mon faible. Flaminia. - Saurais-tu avec une adresse naïve et modeste inspirer un tendre penchant à quelqu'un, en lui témoignant d'en avoir pour lui, et le tout pour une bonne fin? Lisette. - Mais j'en reviens à ma mouche, elle me paraÃt nécessaire à l'expédition que tu me proposes. Flaminia. - N'oublieras-tu jamais ta mouche? non, elle n'est pas nécessaire il s'agit ici d'un homme simple, d'un villageois sans expérience, qui s'imagine que nous autres femmes d'ici sommes obligées d'être aussi modestes que les femmes de son village; oh! la modestie de ces femmes-là n'est pas faite comme la nôtre; nous avons des dispenses qui le scandaliseraient; ainsi ne regrette plus tes mouches, et mets-en la valeur dans tes manières; c'est de ces manières dont je te parle; je te demande si tu sauras les avoir comme il faut? Voyons, que lui diras-tu? Lisette. - Mais, je lui dirai... Que lui dirais-tu, toi? Flaminia. - Ecoute-moi, point d'air coquet d'abord. Par exemple, on voit dans ta petite contenance un dessein de plaire, oh! il faut en effacer cela; tu mets je ne sais quoi d'étourdi et de vif dans ton geste, quelquefois c'est du nonchalant, du tendre, du mignard; tes yeux veulent être fripons, veulent attendrir, veulent frapper, font mille singeries; ta tête est légère; ton menton porte au vent; tu cours après un air jeune, galant et dissipé; parles-tu aux gens, leur réponds-tu? tu prends de certains tons, tu te sers d'un certain langage, et le tout finement relevé de saillies folles; oh! toutes ces petites impertinences-là sont très jolies dans une fille du monde, il est décidé que ce sont des grâces, le coeur des hommes s'est tourné comme cela, voilà qui est fini mais ici il faut, s'il te plaÃt, faire main basse sur tous ces agréments-là ; le petit homme en question ne les approuverait point, il n'a pas le goût si fort, lui. Tiens, c'est tout comme un homme qui n'aurait jamais bu que de belle eau bien claire, le vin ou l'eau-de-vie ne lui plairaient pas. Lisette, étonnée. - Mais de la façon dont tu arranges mes agréments, je ne les trouve pas si jolis que tu dis. Flaminia, d'un air naïf. - Bon! c'est que je les examine, moi, voilà pourquoi ils deviennent ridicules mais tu es en sûreté de la part des hommes. Lisette. - Que mettrai-je donc à la place de ces impertinences que j'ai? Flaminia. - Rien tu laisseras aller tes regards comme ils iraient si ta coquetterie les laissait en repos; ta tête comme elle se tiendrait, si tu ne songeais pas à lui donner des airs évaporés; et ta contenance tout comme elle est quand personne ne te regarde. Pour essayer, donne-moi quelque échantillon de ton savoir-faire; regarde-moi d'un air ingénu. Lisette, se tournant. - Tiens, ce regard-là est-il bon? Flaminia. - Hum! il a encore besoin de quelque correction. Lisette. - Oh dame, veux-tu que je te dise? Tu n'es qu'une femme, est-ce que cela anime? Laissons cela, car tu m'emporterais la fleur de mon rôle. C'est pour Arlequin, n'est-ce-pas? Flaminia. - Pour lui-même. Lisette. - Mais le pauvre garçon, si je ne l'aime pas, je le tromperai; je suis fille d'honneur, et je m'en fais un scrupule. Flaminia. - S'il vient à t'aimer, tu l'épouseras, et cela te fera ta fortune; as-tu encore des scrupules? Tu n'es, non plus que moi, que la fille d'un domestique du Prince, et tu deviendras grande dame. Lisette. - Oh! voilà ma conscience en repos, et en ce cas-là , si je l'épouse, il n'est pas nécessaire que je l'aime. Adieu, tu n'as qu'à m'avertir quand il sera temps de commencer. Flaminia. - Je me retire aussi; car voilà Arlequin qu'on amène. Scène IV Arlequin, Trivelin Arlequin regarde Trivelin et tout l'appartement avec étonnement. Trivelin. - Eh bien, seigneur Arlequin, comment vous trouvez-vous ici? Arlequin ne dit mot. N'est-il pas vrai que voilà une belle maison? Arlequin. - Que diantre, qu'est-ce que cette maison-là et moi avons affaire ensemble? qu'est-ce que c'est que vous? que me voulez-vous? où allons-nous? Trivelin. - Je suis un honnête homme, à présent votre domestique je ne veux que vous servir, et nous n'allons pas plus loin. Arlequin. - Honnête homme ou fripon, je n'ai que faire de vous, je vous donne votre congé, et je m'en retourne. Trivelin, l'arrêtant. - Doucement. Arlequin. - Parlez donc, eh! vous êtes bien impertinent d'arrêter votre maÃtre? Trivelin. - C'est un plus grand maÃtre que vous qui vous a fait le mien. Arlequin. - Qui est donc cet original-là , qui me donne des valets malgré moi? Trivelin. - Quand vous le connaÃtrez, vous parlerez autrement. Expliquons-nous à présent. Arlequin. - Est-ce que nous avons quelque chose à nous dire? Trivelin. - Oui, sur Silvia. Arlequin, charmé, et vivement. - Ah! Silvia! hélas, je vous demande pardon, voyez ce que c'est, je ne savais pas que j'avais à vous parler. Trivelin. - Vous l'avez perdue depuis deux jours? Arlequin. - Oui, des voleurs me l'ont dérobée. Trivelin. - Ce ne sont pas des voleurs. Arlequin. - Enfin, si ce ne sont pas des voleurs, ce sont toujours des fripons. Trivelin. - Je sais où elle est. Arlequin, charmé et le caressant. - Vous savez où elle est, mon ami, mon valet, mon maÃtre, mon tout ce qu'il vous plaira? Que je suis fâché de n'être pas riche, je vous donnerais tous mes revenus pour gages. Dites, l'honnête homme, de quel côté faut-il tourner? Est-ce à droite, à gauche, ou tout devant moi? Trivelin. - Vous la verrez ici. Arlequin, charmé et d'un air doux. - Mais quand j'y songe, il faut que vous soyez bien bon, bien obligeant pour m'amener ici comme vous faites? O Silvia! chère enfant de mon âme, ma mie, je pleure de joie. Trivelin, à part les premiers mots. - De la façon dont ce drôle-là prélude, il ne nous promet rien de bon. Ecoutez, j'ai bien autre chose à vous dire. Arlequin, le pressant. - Allons d'abord voir Silvia, prenez pitié de mon impatience. Trivelin. - Je vous dis que vous la verrez mais il faut que je vous entretienne auparavant. Vous souvenez-vous d'un certain cavalier, qui a rendu cinq ou six visites à Silvia, et que vous avez vu avec elle? Arlequin, triste. - Oui il avait la mine d'un hypocrite. Trivelin. - Cet homme-là a trouvé votre maÃtresse fort aimable. Arlequin. - Pardi, il n'a rien trouvé de nouveau. Trivelin. - Et il en a fait au Prince un récit qui l'a enchanté. Arlequin. - Le babillard! Trivelin. - Le Prince a voulu la voir, et a donné ordre qu'on l'amenât ici. Arlequin. - Mais il me la rendra, comme cela est juste? Trivelin. - Hum! il y a une petite difficulté il en est devenu amoureux, et souhaiterait d'en être aimé à son tour. Arlequin. - Son tour ne peut pas venir, c'est moi qu'elle aime. Trivelin. - Vous n'allez point au fait, écoutez jusqu'au bout. Arlequin, haussant le ton. - Mais le voilà , le bout. Est-ce qu'on veut me chicaner mon bon droit? Trivelin. - Vous savez que le Prince doit se choisir une femme dans ses Etats? Arlequin, brusquement. - Je ne sais point cela cela m'est inutile. Trivelin. - Je vous l'apprends. Arlequin, brusquement. - Je ne me soucie pas de nouvelles. Trivelin. - Silvia plaÃt donc au Prince, et il voudrait lui plaire avant que de l'épouser. L'amour qu'elle a pour vous fait obstacle à celui qu'il tâche de lui donner pour lui. Arlequin. - Qu'il fasse donc l'amour ailleurs; car il n'aurait que la femme, moi, j'aurais le coeur, il nous manquerait quelque chose à l'un et à l'autre, et nous serions tous trois mal à notre aise. Trivelin. - Vous avez raison mais ne voyez-vous pas que si vous épousez Silvia, le Prince resterait malheureux? Arlequin, après avoir rêvé. - A la vérité il sera d'abord un peu triste, mais il aura fait le devoir d'un brave homme, et cela console; au lieu que s'il l'épouse, il fera pleurer ce pauvre enfant, je pleurerai aussi, moi, il n'y aura que lui qui rira, et il n'y a pas de plaisir à rire tout seul. Trivelin. - Seigneur Arlequin, croyez-moi, faites quelque chose pour votre maÃtre. Il ne peut se résoudre à quitter Silvia, je vous dirai même qu'on lui a prédit l'aventure qui la lui a fait connaÃtre, et qu'elle doit être sa femme; il faut que cela arrive, cela est écrit là -haut. Arlequin. - Là -haut on n'écrit pas de telles impertinences pour marque de cela, si on avait prédit que je dois vous assommer, vous tuer par derrière, trouveriez-vous bon que j'accomplisse la prédiction? Trivelin. - Non vraiment, il ne faut jamais faire de mal à personne. Arlequin. - Eh bien, c'est ma mort qu'on a prédite; ainsi c'est prédire rien qui vaille, et dans tout cela il n'y a que l'astrologue à pendre. Trivelin. - Eh morbleu, on ne prétend pas vous faire du mal; nous avons ici d'aimables filles, épousez-en une, vous y trouverez votre avantage. Arlequin. - Oui-da, que je me marie à une autre, afin de mettre Silvia en colère et qu'elle porte son amitié ailleurs! Oh, oh, mon mignon, combien vous a-t-on donné pour m'attraper? Allez, mon fils, vous n'êtes qu'un butor, gardez vos filles, nous ne nous accommoderons pas, vous êtes trop cher. Trivelin. - Savez-vous bien que le mariage que je vous propose vous acquerra l'amitié du Prince? Arlequin. - Bon! mon ami ne serait pas seulement mon camarade. Trivelin. - Mais les richesses que vous promet cette amitié? Arlequin. - On n'a que faire de toutes ces babioles-là , quand on se porte bien, qu'on a bon appétit et de quoi vivre. Trivelin. - Vous ignorez le prix de ce que vous refusez. Arlequin, d'un air négligent. - C'est à cause de cela que je n'y perds rien. Trivelin. - Maison à la ville, maison à la campagne. Arlequin. - Ah, que cela est beau! il n'y a qu'une chose qui m'embarrasse; qui est-ce qui habitera ma maison de ville, quand je serai à ma maison de campagne? Trivelin. - Parbleu, vos valets! Arlequin. - Mes valets? Qu'ai-je besoin de faire fortune pour ces canailles-là ? Je ne pourrai donc pas les habiter toutes à la fois? Trivelin, riant. - Non, que je pense; vous ne serez pas en deux endroits en même temps. Arlequin. - Eh bien, innocent que vous êtes, si je n'ai pas ce secret-là , il est inutile d'avoir deux maisons. Trivelin. - Quand il vous plaira, vous irez de l'une à l'autre. Arlequin. - A ce compte, je donnerai donc ma maÃtresse pour avoir le plaisir de déménager souvent? Trivelin. - Mais rien ne vous touche, vous êtes bien étrange! Cependant tout le monde est charmé d'avoir de grands appartements, nombre de domestiques... Arlequin. - Il ne me faut qu'une chambre, je n'aime pont à nourrir des fainéants, et je ne trouverai point de valet plus fidèle, plus affectionné à mon service que moi. Trivelin. - Je conviens que vous ne serez point en danger de mettre ce domestique-là dehors mais ne seriez-vous pas sensible au plaisir d'avoir un bon équipage, un bon carrosse, sans parler de l'agrément d'être meublé superbement? Arlequin. - Vous êtes un grand nigaud, mon ami, de faire entrer Silvia en comparaison avec des meubles, un carrosse et des chevaux qui le traÃnent; dites-moi, fait-on autre chose dans sa maison que s'asseoir, prendre ses repas et se coucher? Eh bien, avec un bon lit, une bonne table, une douzaine de chaises de paille, ne suis-je pas bien meublé? N'ai-je pas toutes mes commodités? Oh, mais je n'ai pas de carrosse? Eh bien en montrant ses jambes, je ne verserai point. Ne voilà -t-il pas un équipage que ma mère m'a donné? N'est-ce pas là de bonnes jambes? Eh morbleu, il n'y a pas de raison à vous d'avoir une autre voiture que la mienne. Alerte, alerte, paresseux, laissez vos chevaux à tant d'honnêtes laboureurs qui n'en ont point, cela nous fera du pain; vous marcherez, et vous n'aurez pas les gouttes. Trivelin. - Têtubleu! vous êtes vif si l'on vous en croyait, on ne pourrait fournir les hommes de souliers. Arlequin, brusquement. - Ils porteraient des sabots. Mais je commence à m'ennuyer de tous vos comptes. Vous m'avez promis de me montrer Silvia, et un honnête homme n'a que sa parole. Trivelin. - Un moment vous ne vous souciez ni d'honneurs, ni de richesses, ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d'équipages. Arlequin. - Il n'y a pas là pour un sol de bonne marchandise. Trivelin. - La bonne chère vous tenterait-elle? Une cave remplie de vin exquis vous plairait-elle? Seriez-vous bien aise d'avoir un cuisinier qui vous apprêtât délicatement à manger, et en abondance? Imaginez-vous ce qu'il y a de meilleur, de plus friand en viande et en poisson vous l'aurez, et pour toute votre vie. Arlequin est quelque temps à répondre. Vous ne répondez rien? Arlequin. - Ce que vous dites là serait plus de mon goût que tout le reste; car je suis gourmand, je l'avoue mais j'ai encore plus d'amour que de gourmandise. Trivelin. - Allons, seigneur Arlequin, faites-vous un sort heureux; il ne s'agira seulement que de quitter une fille pour en prendre une autre. Arlequin. - Non, non, je m'en tiens au boeuf, et au vin de mon cru. Trivelin. - Que vous auriez bu de bon vin! Que vous auriez mangé de bons morceaux! Arlequin. - J'en suis fâché, mais il n'y a rien à faire; le coeur de Silvia est un morceau encore plus friand que tout cela voulez-vous me la montrer, ou ne le voulez-vous pas? Trivelin. - Vous l'entretiendrez, soyez-en sûr, mais il est encore un peu matin. Scène V Lisette, Arlequin, Trivelin Lisette, à Trivelin. - Je vous cherche partout, Monsieur Trivelin, le Prince vous demande. Trivelin. - Le Prince me demande, j'y cours mais tenez donc compagnie au seigneur Arlequin pendant mon absence. Arlequin. - Oh! ce n'est pas la peine; quand je suis seul, moi, je me fais compagnie. Trivelin. - Non, non, vous pourriez vous ennuyer. Adieu, je vous rejoindrai bientôt. Trivelin sort. Scène VI Arlequin, Lisette Arlequin, se retirant au coin du théâtre. - Je gage que voilà une éveillée qui vient pour m'affriander d'elle. Néant. Lisette, doucement. - C'est donc vous, Monsieur, qui êtes l'amant de Mademoiselle Silvia? Arlequin, froidement. - Oui. Lisette. - C'est une très jolie fille. Arlequin, du même ton. - Oui. Lisette. - Tout le monde l'aime. Arlequin, brusquement. - Tout le monde a tort. Lisette. - Pourquoi cela, puisqu'elle le mérite? Arlequin, brusquement. - C'est quelle n'aimera personne que moi. Lisette. - Je n'en doute pas, et je lui pardonne son attachement pour vous. Arlequin. - A quoi cela sert-il, ce pardon-là ? Lisette. - Je veux dire que je ne suis plus si surprise que je l'étais de son obstination à vous aimer. Arlequin. - Et en vertu de quoi étiez-vous surprise? Lisette. - C'est qu'elle refuse un prince aimable. Arlequin. - Et quand il serait aimable, cela empêche-t-il que je ne le sois aussi, moi? Lisette, d'un air doux. - Non, mais enfin c'est un prince. Arlequin. - Qu'importe? en fait de fille, ce prince n'est pas plus avancé que moi. Lisette, doucement. - A la bonne heure; j'entends seulement qu'il a des sujets et des Etats, et que, tout aimable que vous êtes, vous n'en avez point. Arlequin. - Vous me la baillez belle avec vos sujets et vos Etats; si je n'ai pas de sujets, je n'ai charge de personne; et si tout va bien, je m'en réjouis, si tout va mal, ce n'est pas ma faute. Pour des Etats, qu'on en ait ou qu'on n'en ait point, on n'en tient pas plus de place, et cela ne rend ni plus beau ni plus laid ainsi, de toutes façons, vous étiez surprise à propos de rien. Lisette, à part. - Voilà un vilain petit homme, je lui fais des compliments, et il me querelle. Arlequin, comme lui demandant ce qu'elle dit. - Hem? Lisette. - J'ai du malheur dans ce que je vous dis; et j'avoue qu'à vous voir seulement, je me serais promis une conversation plus douce. Arlequin. - Dame, Mademoiselle, il n'y a rien de si trompeur que la mine des gens. Lisette. - Il est vrai que la vôtre m'a trompée, et voilà comme on a souvent tort de se prévenir en faveur de quelqu'un. Arlequin. - Oh très tort mais que voulez-vous? je n'ai pas choisi ma physionomie. Lisette, en le regardant comme étonnée. - Non, je n'en saurais revenir quand je vous regarde. Arlequin. - Me voilà pourtant, et il n'y a point de remède, je serai toujours comme cela. Lisette, d'un air un peu fâché. - Oh j'en suis persuadée. Arlequin. - Par bonheur vous ne vous en souciez guère? Lisette. - Pourquoi me demandez-vous cela? Arlequin. - Eh pour le savoir. Lisette, d'un air naturel. - Je serais bien sotte de vous dire la vérité là -dessus, et une fille doit se taire. Arlequin, à part les premiers mots. - Comme elle y va! Tenez, dans le fond, c'est dommage que vous soyez une si grande coquette. Lisette. - Moi? Arlequin. - Vous-même. Lisette. - Savez-vous bien qu'on n'a jamais dit pareille chose à une femme, et que vous m'insultez? Arlequin, d'un air naïf. - Point du tout il n'y a point de mal à voir ce que les gens nous montrent; ce n'est point moi qui ai tort de vous trouver coquette, c'est vous qui avez tort de l'être, Mademoiselle. Lisette, d'un air un peu vif. - Mais par où voyez-vous donc que je le suis? Arlequin. - Parce qu'il y a une heure que vous me dites des douceurs, et que vous prenez le tour pour me dire que vous m'aimez. Ecoutez, si vous m'aimez tout de bon, retirez-vous vite, afin que cela s'en aille; car je suis pris, et naturellement je ne veux pas qu'une fille me fasse l'amour la première, c'est moi qui veux commencer à le faire à la fille, cela est bien meilleur. Et si vous ne m'aimez pas, eh fi! Mademoiselle, fi! fi! Lisette. - Allez, allez, vous n'êtes qu'un visionnaire. Arlequin. - Comment est-ce que les garçons à la cour peuvent souffrir ces manières-là dans leurs maÃtresses? Par la morbleu! qu'une femme est laide quand elle est coquette. Lisette. - Mais, mon pauvre garçon, vous extravaguez. Arlequin. - Vous parlez de Silvia, c'est cela qui est aimable; si je vous contais notre amour, vous tomberiez dans l'admiration de sa modestie. Les premiers jours, il fallait voir comme elle se reculait d'auprès de moi, et puis elle reculait plus doucement, et puis petit à petit elle ne reculait plus, ensuite elle me regardait en cachette, et puis elle avait honte quand je l'avais vu faire, et puis moi j'avais un plaisir de roi à voir sa honte; ensuite j'attrapais sa main, qu'elle me laissait prendre, et puis elle était encore toute confuse; et puis je lui parlais; ensuite elle ne me répondait rien, mais n'en pensait pas moins; ensuite elle me donnait des regards pour des paroles, et puis des paroles qu'elle laissait aller sans y songer, parce que son coeur allait plus vite qu'elle enfin c'était un charme, aussi j'étais comme un fou. Et voilà ce qui s'appelle une fille; mais vous ne ressemblez point à Silvia. Lisette. - En vérité vous me divertissez, vous me faites rire. Arlequin, en s'en allant. - Oh! pour moi, je m'ennuie de vous faire rire à vos dépens adieu, si tout le monde était comme moi, vous trouveriez plus tôt un merle blanc qu'un amoureux. Trivelin arrive quand il sort. Scène VII Arlequin, Lisette, Trivelin Trivelin, à Arlequin. - Vous sortez? Arlequin. - Oui; cette demoiselle veut que je l'aime, mais il n'y a pas moyen. Trivelin. - Allons, allons faire un tour en attendant le dÃner, cela vous désennuiera. Scène VIII Le Prince, Flaminia, Lisette Flaminia, à Lisette. - Eh bien, nos affaires avancent-elles? Comment va le coeur d'Arlequin? Lisette, d'un air fâché. - Il va très brutalement pour moi. Flaminia. - Il t'a donc mal reçue? Lisette. - Eh fi! Mademoiselle, vous êtes une coquette voilà de son style. Le Prince. - J'en suis fâché, Lisette mais il ne faut pas que cela vous chagrine, vous n'en valez pas moins. Lisette. - Je vous avoue, seigneur, que si j'étais vaine, je n'aurais pas mon compte; j'ai des preuves que je puis déplaire, et nous autres femmes nous nous passons bien de ces preuves-là . Flaminia. - Allons, allons, c'est maintenant à moi à tenter l'aventure. Le Prince. - Puisqu'on ne peut gagner Arlequin, Silvia ne m'aimera jamais. Flaminia. - Et moi je vous dis, seigneur, que j'ai vu Arlequin, qu'il me plaÃt à moi, que je me suis mise dans la tête de vous rendre content; que je vous ai promis que vous le seriez; que je vous tiendrai parole, et que de tout ce que je vous dis là , je n'en rabattrais pas la valeur d'un mot. Oh! vous ne me connaissez pas. Quoi, seigneur, Arlequin et Silvia me résisteraient? Je ne gouvernerais pas deux coeurs de cette espèce-là , moi qui l'ai entrepris, moi qui suis opiniâtre, moi qui suis femme? c'est tout dire. Eh mais j'irais me cacher, mon sexe me renoncerait. Seigneur, vous pouvez en toute sûreté ordonner les apprêts de votre mariage, vous arranger pour cela; je vous garantis aimé, je vous garantis marié, Silvia va vous donner son coeur, ensuite sa main; je l'entends d'ici vous dire Je vous aime; je vois vos noces, elles se font; Arlequin m'épouse, vous nous honorez de vos bienfaits, et voilà qui est fini Lisette, d'un air incrédule. - Tout est fini, rien n'est commencé. Flaminia. - Tais-toi, esprit court. Le Prince. - Vous m'encouragez à espérer; mais je vous avoue que je ne vois d'apparence à rien. Flaminia. - Je les ferai bien venir, ces apparences, j'ai de bons moyens pour cela; je vais commencer par aller chercher Silvia, il est temps qu'elle voie Arlequin. Lisette. - Quand ils se seront vus, j'ai bien peur que tes moyens n'aillent mal. Le Prince. - Je pense de même. Flaminia, d'un air indifférent. - Eh! nous ne différons que du oui et du non, ce n'est qu'une bagatelle. Pour moi, j'ai résolu qu'ils se voient librement sur la liste des mauvais tours que je veux jouer à leur amour, c'est ce tour-là que j'ai mis à la tête. Le Prince. - Faites donc à votre fantaisie. Flaminia. - Retirons-nous, voici Arlequin qui vient. Scène IX Arlequin, Trivelin et une suite de valets. Arlequin. - Par parenthèse, dites-moi une chose il y a une heure que je rêve à quoi servent ces grands drôles bariolés qui nous accompagnent partout. Ces gens-là sont bien curieux! Trivelin. - Le Prince, qui vous aime, commence par là à vous donner des témoignages de sa bienveillance; il veut que ces gens-là vous suivent pour vous faire honneur. Arlequin. - Oh! oh! c'est donc une marque d'honneur? Trivelin. - Oui sans doute. Arlequin. - Et dites-moi, ces gens-là qui me suivent, qui est-ce qui les suit, eux? Trivelin. - Personne. Arlequin. - Eh vous, n'avez-vous personne aussi? Trivelin. - Non. Arlequin. - On ne vous honore donc pas, vous autres? Trivelin. - Nous ne méritons pas cela. Arlequin, en colère et prenant son bâton. - Allons, cela étant, hors d'ici, tournez-moi les talons avec toutes ces canailles-là . Trivelin. - D'où vient donc cela? Arlequin. - Détalez, je n'aime point les gens sans honneur et qui ne méritent pas qu'on les honore. Trivelin. - Vous ne m'entendez pas. Arlequin, en le frappant. - Je m'en vais donc vous parler plus clairement. Trivelin, en s'enfuyant. - Arrêtez, arrêtez, que faites-vous? Arlequin court aussi après les autres valets qu'il chasse, et Trivelin se réfugie dans une coulisse. Scène X Arlequin, Trivelin Arlequin revient sur le théâtre. - Ces maurauds-là ! j'ai eu toutes les peines du monde à les congédier. Voilà une drôle de façon d'honorer un honnête homme, que de mettre une troupe de coquins après lui c'est se moquer du monde. Il se retourne et voit Trivelin qui revient. Mon ami, est-ce que je ne me suis pas bien expliqué? Trivelin, de loin. - Ecoutez, vous m'avez battu mais je vous le pardonne, je vous crois un garçon raisonnable. Arlequin. - Vous le voyez bien. Trivelin, de loin. - Quand je vous dis que nous ne méritons pas d'avoir des gens à notre suite, ce n'est pas que nous manquions d'honneur; c'est qu'il n'y a que les personnes considérables, les seigneurs, les gens riches, qu'on honore de cette manière-là s'il suffisait d'être honnête homme, moi qui vous parle, j'aurais après moi une armée de valets. Arlequin, remettant sa latte. - Oh! à présent je vous comprends; que diantre! que ne dites-vous les choses comme il faut? Je n'aurais pas les bras démis, et vos épaules s'en porteraient mieux. Trivelin. - Vous m'avez fait mal. Arlequin. - Je le crois bien, c'était mon intention; par bonheur ce n'est qu'un malentendu, et vous devez être bien aise d'avoir reçu innocemment les coups de bâton que je vous ai donnés. Je vois bien à présent que c'est qu'on fait ici tout l'honneur aux gens considérables, riches, et à celui qui n'est qu'honnête homme, rien. Trivelin. - C'est cela même. Arlequin, d'un air dégoûté. - Sur ce pied-là ce n'est pas grand-chose que d'être honoré, puisque cela ne signifie pas qu'on soit honorable. Trivelin. - Mais on peut être honorable avec cela. Arlequin. - Ma foi, tout bien compté, vous me ferez plaisir de me laisser là sans compagnie; ceux qui me verront tout seul me prendront tout d'un coup pour un honnête homme, j'aime autant cela que d'être pris pour un grand seigneur. Trivelin. - Nous avons ordre de rester auprès de vous. Arlequin. - Menez-moi donc voir Silvia. Trivelin. - Vous serez satisfait, elle va venir... Parbleu je ne vous trompe pas, car la voilà qui entre adieu, je me retire. Scène XI Silvia, Flaminia, Arlequin Silvia, en entrant, accourt avec joie. - Ah le voici! Eh! mon cher Arlequin, c'est donc vous! Je vous revois donc! Le pauvre enfant! que je suis aise! Arlequin, tout étouffé de joie. - Et moi aussi. Il prend respiration. Oh! oh! je me meurs de joie. Silvia. - Là , là , mon fils, doucement; comme il m'aime, quel plaisir d'être aimée comme cela! Flaminia, en les regardant tous deux. - Vous me ravissez tous deux, mes chers enfants, et vous êtes bien aimables de vous être si fidèles. Et comme tout bas. Si quelqu'un m'entendait dire cela, je serais perdue mais dans le fond du coeur je vous estime, et je vous plains. Silvia, lui répondant. - Hélas! c'est que vous êtes un bon coeur. J'ai bien soupiré, mon cher Arlequin. Arlequin, tendrement et lui prenant la main. - M'aimez-vous toujours? Silvia. - Si je vous aime! Cela se demande-t-il? est-ce une question à faire? Flaminia, d'un air naturel à Arlequin. - Oh! pour cela, je puis vous certifier sa tendresse. Je l'ai vue au désespoir, je l'ai vue pleurer de votre absence; elle m'a touchée moi-même, je mourais d'envie de vous voir ensemble; vous voilà adieu, mes amis, je m'en vais, car vous m'attendrissez; vous me faites tristement ressouvenir d'un amant que j'avais, et qui est mort; il avait de l'air d'Arlequin, et je ne l'oublierai jamais. Adieu, Silvia, on m'a mise auprès de vous, mais je ne vous desservirai point. Aimez toujours Arlequin, il le mérite; et vous, Arlequin, quelque chose qu'il arrive, regardez-moi comme une amie, comme une personne qui voudrait pouvoir vous obliger, je ne négligerai rien pour cela. Arlequin, doucement. - Allez, Mademoiselle, vous êtes une fille de bien; je suis votre ami aussi, moi; je suis fâché de la mort de votre amant, c'est bien dommage que vous soyez affligée, et nous aussi. Flaminia sort. Scène XII Arlequin, Silvia Silvia, d'un air plaintif. - Eh bien, mon cher Arlequin? Arlequin. - Eh bien, mon âme? Silvia. - Nous sommes bien malheureux. Arlequin. - Aimons-nous toujours; cela nous aidera à prendre patience. Silvia. - Oui, mais notre amitié, que deviendra-t-elle? Cela m'inquiète. Arlequin. - Hélas! m'amour, je vous dis de prendre patience, mais je n'ai pas plus de courage que vous. Il lui prend la main. Pauvre petit trésor à moi, ma mie; il y a trois jours que je n'ai vu ces beaux yeux-là , regardez-moi toujours pour me récompenser. Silvia, d'un air inquiet. - Ah! j'ai bien des chose à vous dire! j'ai peur de vous perdre; j'ai peur qu'on ne vous fasse quelque mal par méchanceté de jalousie; j'ai peur que vous ne soyez trop longtemps sans me voir, et que vous ne vous y accoutumiez. Arlequin. - Petit coeur, est-ce que je m'accoutumerais à être malheureux? Silvia. - Je ne veux point que vous m'oubliiez; je ne veux point non plus que vous enduriez rien à cause de moi; je ne sais point dire ce que je veux, je vous aime trop, c'est une pitié que mon embarras, tout me chagrine. Arlequin pleure. - Hi! hi! hi! hi! Silvia, tristement. - Oh bien, Arlequin, je m'en vais donc pleurer aussi, moi. Arlequin. - Comment voulez-vous que je m'empêche de pleurer, puisque vous voulez être si triste? si vous aviez un peu de compassion pour moi, est-ce que vous seriez si affligée? Silvia. - Demeurez donc en repos, je ne vous dirai plus que je suis chagrine. Arlequin. - Oui; mais je devinerai que vous l'êtes; il faut me promettre que vous ne le serez plus. Silvia. - Oui, mon fils mais promettez-moi aussi que vous m'aimerez toujours. Arlequin, en s'arrêtant tout court pour la regarder. - Silvia, je suis votre amant, vous êtes ma maÃtresse, retenez-le bien, car cela est vrai, et tant que je serai en vie, cela ira toujours le même train, cela ne branlera pas, je mourrai de compagnie avec cela. Ah çà , dites-moi le serment que vous voulez que je vous fasse? Silvia, bonnement. - Voilà qui va bien, je ne sais point de serments; vous êtes un garçon d'honneur, j'ai votre amitié, vous avez la mienne, je ne la reprendrai pas. A qui est-ce que je la porterais? N'êtes-vous pas le plus joli garçon qu'il y ait? Y a-t-il quelque fille qui puisse vous aimer autant que moi? Eh bien, n'est-ce pas assez? Nous en faut-il davantage? Il n'y a qu'à rester comme nous sommes, il n'y aura pas besoin de serments. Arlequin. - Dans cent ans d'ici, nous serons tout de même. Silvia. - Sans doute. Arlequin. - Il n'y a donc rien à craindre, ma mie, tenons-nous joyeux. Silvia. - Nous souffrirons peut-être un peu, voilà tout. Arlequin. - C'est une bagatelle; quand on a un peu pâti, le plaisir en semble meilleur. Silvia. - Oh! pourtant, je n'aurais que faire de pâtir pour être bien aise, moi. Arlequin. - Il n'y aura qu'à ne pas songer que nous pâtissons. Silvia, en le regardant tendrement. - Ce cher petit homme, comme il m'encourage! Arlequin, tendrement. - Je ne m'embarrasse que de vous. Silvia, en le regardant. - Où est-ce qu'il prend tout ce qu'il me dit? Il n'y a que lui au monde comme cela; mais aussi il n'y a que moi pour vous aimer, Arlequin. Arlequin saute d'aise. - C'est comme du miel, ces paroles-là . En même temps viennent Flaminia et Trivelin. Scène XIII Arlequin, Silvia, Flaminia, Trivelin Trivelin, à Silvia. - Je suis au désespoir de vous interrompre mais votre mère vient d'arriver, Mademoiselle Silvia, et elle demande instamment à vous parler. Silvia, regardant Arlequin. - Arlequin, ne me quittez pas, je n'ai rien de secret pour vous. Arlequin, la prenant sous le bras. - Marchons, ma petite. Flaminia, d'un air de confiance, et s'approchant d'eux. - Ne craignez rien, mes enfants; allez toute seule trouver votre mère, ma chère Silvia; cela sera plus séant. Vous êtes libres de vous voir autant qu'il vous plaira, c'est moi qui vous en assure, vous savez bien que je ne voudrais pas vous tromper. Arlequin. - Oh non; vous êtes de notre parti, vous. Silvia. - Adieu donc, mon fils, je vous rejoindrai bientôt. Elle sort. Arlequin, à Flaminia qui veut s'en aller, et qu'il arrête. - Notre amie, pendant qu'elle sera là , restez avec moi, pour empêcher que je ne m'ennuie; il n'y a ici que votre compagnie que je puisse endurer. Flaminia, comme en secret. - Mon cher Arlequin, la vôtre me fait bien du plaisir aussi mais j'ai peur qu'on ne s'aperçoive de l'amitié que j'ai pour vous. Trivelin. - Seigneur Arlequin, le dÃner est prêt. Arlequin, tristement. - Je n'ai point de faim. Flaminia, d'un air d'amitié. - Je veux que vous mangiez, vous en avez besoin. Arlequin, doucement. - Croyez-vous? Flaminia. - Oui. Arlequin. - Je ne saurais. A Trivelin. La soupe est-elle bonne? Trivelin. - Exquise. Arlequin. - Hum, il faut attendre Silvia; elle aime le potage. Flaminia. - Je crois qu'elle dÃnera avec sa mère; vous êtes le maÃtre pourtant mais je vous conseille de les laisser ensemble, n'est-il pas vrai? Après dÃner vous la verrez. Arlequin. - Je veux bien mais mon appétit n'est pas encore ouvert. Trivelin. - Le vin est au frais, et le rôt tout prêt. Arlequin. - Je suis si triste... Ce rôt est donc friand? Trivelin. - C'est du gibier qui a une mine... Arlequin. - Que de chagrins! Allons donc; quand la viande est froide, elle ne vaut rien. Flaminia. - N'oubliez pas de boire à ma santé. Arlequin. - Venez boire à la mienne, à cause de la connaissance. Flaminia. - Oui-da, de tout mon coeur, j'ai une demi-heure à vous donner. Arlequin. - Bon, je suis content de vous. Acte II Scène première Flaminia, Silvia Silvia. - Oui, je vous crois, vous paraissez me vouloir du bien; aussi vous voyez que je ne souffre que vous, je regarde tous les autres comme mes ennemis. Mais où est Arlequin? Flaminia. - Il va venir, il dÃne encore. Silvia. - C'est quelque chose d'épouvantable que ce pays-ci! Je n'ai jamais vu de femmes si civiles, des hommes si honnêtes, ce sont des manières si douces, tant de révérences, tant de compliments, tant de signes d'amitié, vous diriez que ce sont les meilleures gens du monde, qu'ils sont pleins de coeur et de conscience; point du tout, de tous ces gens-là , il n'y en a pas un qui ne vienne me dire d'un air prudent Mademoiselle, croyez-moi, je vous conseille d'abandonner Arlequin, et d'épouser le Prince. Mais ils me conseillent cela tout naturellement, sans avoir honte, non plus que s'ils m'exhortaient à quelque bonne action. Mais, leur dis-je, j'ai promis à Arlequin; où est la fidélité, la probité, la bonne foi? Ils ne m'entendent pas; ils ne savent ce que c'est que tout cela, c'est tout comme si je leur parlais grec; ils me rient au nez, me disent que je fais l'enfant, qu'une grande fille doit avoir de la raison Eh! cela n'est-il pas joli? Ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole, être fourbe et mensonger, voilà le devoir des grandes personnes de ce maudit endroit-ci. Qu'est-ce que c'est que ces gens-là ? D'où sortent-ils? De quelle pâte sont-ils? Flaminia. - De la pâte des autres hommes, ma chère Silvia; que cela ne vous étonne pas, ils s'imaginent que ce serait votre bonheur que le mariage du Prince. Silvia. - Mais ne suis-je pas obligée d'être fidèle? N'est-ce pas mon devoir d'honnête fille? et quand on ne fait pas son devoir, est-on heureuse? Par-dessus le marché, cette fidélité n'est-elle pas mon charme? Et on a le courage de me dire Là , fais un mauvais tour, qui ne te rapportera que du mal, perds ton plaisir et ta bonne foi. Et parce que je ne veux pas, moi, on me trouve dégoûtée. Flaminia. - Que voulez-vous? ces gens-là pensent à leur façon, et souhaiteraient que le Prince fût content. Silvia. - Mais ce Prince, que ne prend-il une fille qui se rende à lui de bonne volonté? Quelle fantaisie d'en vouloir une qui ne veut pas de lui? Quel goût trouve-t-il à cela? Car c'est un abus que tout ce qu'il fait, tous ces concerts, ces comédies, ces grands repas qui ressemblent à des noces, ces bijoux qu'il m'envoie; tout cela lui coûte un argent infini, c'est un abÃme, il se ruine; demandez-moi ce qu'il y gagne? Quand il me donnerait toute la boutique d'un mercier, cela ne me ferait pas tant de plaisir qu'un petit peloton qu'Arlequin m'a donné. Flaminia. - Je n'en doute pas, voilà ce que c'est que l'amour; j'ai aimé de même, et je me reconnais au petit peloton. Silvia. - Tenez, si j'avais eu à changer Arlequin contre un autre, ç'aurait été contre un officier du palais, qui m'a vue cinq ou six fois, et qui est d'aussi bonne façon qu'on puisse être il y a bien à tirer si le Prince le vaut; c'est dommage que je n'aie pu l'aimer dans le fond, et je le plains plus que le Prince. Flaminia, souriant en cachette. - Oh! Silvia, je vous assure que vous plaindrez le Prince autant que lui quand vous le connaÃtrez. Silvia. - Eh bien, qu'il tâche de m'oublier, qu'il me renvoie, qu'il voie d'autres filles; il y en a ici qui ont leur amant tout comme moi mais cela ne les empêche pas d'aimer tout le monde, j'ai bien vu que cela ne leur coûte rien mais pour moi, cela m'est impossible. Flaminia. - Eh ma chère enfant, avons-nous rien ici qui vous vaille, rien qui approche de vous? Silvia, d'un air modeste. - Oh que si, il y en a de plus jolies que moi; et quand elles seraient la moitié moins jolies, cela leur fait plus de profit qu'à moi d'être tout à fait belle j'en vois ici de laides qui font si bien aller leur visage, qu'on y est trompé. Flaminia. - Oui, mais le vôtre va tout seul, et cela est charmant. Silvia. - Bon, moi, je ne parais rien, je suis toute d'une pièce auprès d'elles, je demeure là , je ne vais ni ne viens; au lieu qu'elles, elles sont d'une humeur joyeuse, elles ont des yeux qui caressent tout le monde, elles ont une mine hardie, une beauté libre qui ne se gêne point, qui est sans façon; cela plaÃt davantage que non pas une honteuse comme moi, qui n'ose regarder les gens et qui est confuse qu'on la trouve belle. Flaminia. - Eh! voilà justement ce qui touche le Prince, voilà ce qu'il estime; c'est cette ingénuité, cette beauté simple, ce sont ces grâces naturelles Eh! croyez-moi, ne louez pas tant les femmes d'ici, car elles ne vous louent guère. Silvia. - Qu'est-ce donc qu'elles disent? Flaminia. - Des impertinences; elles se moquent de vous, raillent le Prince, lui demandent comment se porte sa beauté rustique. Y a-t-il de visage plus commun disaient l'autre jour ces jalouses entre elles; de taille plus gauche? Là -dessus l'une vous prenait par les yeux, l'autre par la bouche; il n'y avait pas jusqu'aux hommes qui ne vous trouvaient pas trop jolie; j'étais dans une colère... Silvia, fâchée. - Pardi, voilà de vilains hommes, de trahir comme cela leur pensée pour plaire à ces sottes-là . Flaminia. - Sans difficulté. Silvia. - Que je les hais, ces femmes-là ! Mais puisque je suis si peu agréable à leur compte, pourquoi donc est-ce que le Prince m'aime et qu'il les laisse là ? Flaminia. - Oh! elles sont persuadées qu'il ne vous aimera pas longtemps, que c'est un caprice qui lui passera, et qu'il en rira tout le premier. Silvia, piquée, et après avoir un peu regardé Flaminia. - Hum! elles sont bien heureuses que j'aime Arlequin, sans cela j'aurais grand plaisir à les faire mentir, ces babillardes-là . Flaminia. - Ah! qu'elles mériteraient bien d'être punies! Je leur ai dit Vous faites ce que vous pouvez pour faire renvoyer Silvia et pour plaire au Prince; et si elle voulait, il ne daignerait pas vous regarder. Silvia. - Pardi, vous voyez bien ce qu'il en est, il ne tient qu'à moi de les confondre. Flaminia. - Voilà de la compagnie qui vous vient. Silvia. - Eh! je crois que c'est cet officier dont je vous ai parlé, c'est lui-même. Voyez la belle physionomie d'homme! Scène II Le Prince, sous le nom d'officier du palais, et Lisette, sous le nom de dame de la cour, et les acteurs précédents. Le Prince, en voyant Silvia, salue avec beaucoup de soumission. Silvia. - Comment, vous voilà , Monsieur? Vous saviez donc bien que j'étais ici? Le Prince. - Oui, Mademoiselle, je le savais; mais vous m'aviez dit de ne plus vous voir, et je n'aurais osé paraÃtre sans Madame, qui a souhaité que je l'accompagnasse, et qui a obtenu du Prince l'honneur de vous faire la révérence. La dame ne dit mot, et regarde seulement Silvia avec attention; Flaminia et elle se font des mines. Silvia, doucement. - Je ne suis pas fâchée de vous revoir, et vous me retrouvez bien triste. A l'égard de cette dame, je la remercie de la volonté qu'elle a de me faire une révérence, je ne mérite pas cela; mais qu'elle me la fasse, puisque c'est son désir, je lui en rendrai une comme je pourrai, elle excusera si je la fais mal. Lisette. - Oui, ma mie, je vous excuserai de bon coeur, je ne vous demande pas l'impossible. Silvia, répétant d'un air fâché, et à part, et faisant une révérence. - Je ne vous demande pas l'impossible, quelle manière de parler! Lisette. - Quel âge avez-vous, ma fille? Silvia. - Je l'ai oubliée, ma mère. Flaminia, à Silvia. - Bon. Le Prince paraÃt et affecte d'être surpris. Lisette. - Elle se fâche, je pense? Le Prince. - Mais, Madame, que signifient ces discours-là ? Sous prétexte de venir saluer Silvia, vous lui faites une insulte! Lisette. - Ce n'est pas mon dessein; j'avais la curiosité de voir cette petite fille qu'on aime tant, qui fait naÃtre une si forte passion; et je cherche ce qu'elle a de si aimable. On dit qu'elle est naïve, c'est un agrément campagnard qui doit la rendre amusante, priez-la de nous donner quelques traits de naïveté; voyons son esprit. Silvia. - Eh non, Madame, ce n'est pas la peine, il n'est pas si plaisant que le vôtre. Lisette, riant. - Ah! ah! vous demandiez du naïf, en voilà . Le Prince. - Allez-vous-en, Madame. Silvia. - Cela m'impatiente à la fin, et si elle ne s'en va, je me fâcherai tout de bon. Le Prince, à Lisette. - Vous vous repentirez de votre procédé. Lisette, en se retirant d'un air dédaigneux. - Adieu; un pareil objet me venge assez de celui qui en a fait choix. Scène III Le Prince, Flaminia, Silvia Flaminia. - Voilà une créature bien effrontée! Silvia. - Je suis outrée, j'ai bien affaire qu'on m'enlève pour se moquer de moi; chacun a son prix, ne semble-t-il pas que je ne vaille pas bien ces femmes-là ? je ne voudrais pas être changée contre elles. Flaminia. - Bon, ce sont des compliments que les injures de cette jalouse-là . Le Prince. - Belle Silvia, cette femme-là nous a trompés, le Prince et moi; vous m'en voyez au désespoir, n'en doutez pas. Vous savez que je suis pénétré de respect pour vous; vous connaissez mon coeur, je venais ici pour me donner la satisfaction de vous voir, pour jeter encore une fois les yeux sur une personne si chère, et reconnaÃtre notre souveraine; mais je ne prends pas garde que je me découvre, que Flaminia m'écoute, et que je vous importune encore. Flaminia, d'un air naturel. - Quel mal faites-vous? ne sais-je pas bien qu'on ne peut la voir sans l'aimer? Silvia. - Et moi, je voudrais qu'il ne m'aimât pas, car j'ai du chagrin de ne pouvoir lui rendre le change; encore si c'était un homme comme tant d'autres, à qui on dit ce qu'on veut; mais il est trop agréable pour qu'on le maltraite, lui, et il a toujours été comme vous le voyez. Le Prince. - Ah! que vous êtes obligeante, Silvia! Que puis-je faire pour mériter ce que vous venez de me dire, si ce n'est de vous aimer toujours! Silvia. - Eh bien! aimez-moi, à la bonne heure, j'y aurai du plaisir, pourvu que vous promettiez de prendre votre mal en patience; car je ne saurais mieux faire, en vérité Arlequin est venu le premier, voilà tout ce qui vous nuit. Si j'avais deviné que vous viendriez après lui, en bonne foi je vous aurais attendu; mais vous avez du malheur, et moi je ne suis pas heureuse. Le Prince. - Flaminia, je vous en fais juge, pourrait-on cesser d'aimer Silvia? Connaissez-vous de coeur plus compatissant, plus généreux que le sien? Non, la tendresse d'une autre me toucherait moins que la seule bonté qu'elle a de me plaindre. Silvia, à Flaminia. - Et moi, je vous en fais juge aussi; là , vous l'entendez, comment se comporter avec un homme qui me remercie toujours, qui prend tout ce qu'on lui dit en bien? Flaminia. - Franchement, il a raison, Silvia, vous êtes charmante, et à sa place je serais tout comme il est. Silvia. - Ah çà ! n'allez-vous pas l'attendrir encore, il n'a pas besoin qu'on lui dise tant que je suis jolie, il le croit assez. A Lélio. Croyez-moi, tâchez de m'aimer tranquillement, et vengez-moi de cette femme qui m'a injuriée. Le Prince. - Oui, ma chère Silvia, j'y cours; à mon égard, de quelque façon que vous me traitiez, mon parti est pris, j'aurai du moins le plaisir de vous aimer toute ma vie. Silvia. - Oh! je m'en doutais bien, je vous connais. Flaminia. - Allez, Monsieur, hâtez-vous d'informer le Prince du mauvais procédé de la dame en question; il faut que tout le monde sache ici le respect qui est dû à Silvia. Le Prince. - Vous aurez bientôt de mes nouvelles. Il sort. Scène IV Flaminia, Silvia Flaminia. - Vous, ma chère, pendant que je vais chercher Arlequin, qu'on retient peut-être un peu trop longtemps à table, allez essayer l'habit qu'on vous a fait, il me tarde de vous le voir. Silvia. - Tenez, l'étoffe est belle, elle m'ira bien; mais je ne veux point de tous ces habits-là , car le Prince me veut en troc, et jamais nous ne finirons ce marché-là . Flaminia. - Vous vous trompez; quand il vous quitterait, vous emporteriez tout; vraiment, vous ne le connaissez pas. Silvia. - Je m'en vais donc sur votre parole; pourvu qu'il ne me dise pas après Pourquoi as-tu pris mes présents? Flaminia. - Il vous dira Pourquoi n'en avoir pas pris davantage? Silvia. - En ce cas-là , j'en prendrai tant qu'il voudra, afin qu'il n'ait rien à me dire. Flaminia. - Allez, je réponds de tout. Scène V Flaminia, Arlequin, tout éclatant de rire, entre avec Trivelin Flaminia, à part. - Il me semble que les choses commencent à prendre forme; voici Arlequin. En vérité, je ne sais, mais si ce petit homme venait à m'aimer, j'en profiterais de bon coeur. Arlequin, riant. - Ah! ah! ah! Bonjour, mon amie. Flaminia, en souriant. - Bonjour, Arlequin; dites-moi donc de quoi vous riez, afin que j'en rie aussi? Arlequin. - C'est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m'a mené par toutes les chambres de la maison, où l'on trotte comme dans les rues; où l'on jase comme dans notre halle, sans que le maÃtre de la maison s'embarrasse de tous ces visages-là , et qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger, sans qu'il leur dise Voulez-vous boire un coup? Je me divertissais de ces originaux-là en revenant, quand j'ai vu un grand coquin qui a levé l'habit d'une dame par-derrière. Moi, j'ai cru qu'il lui faisait quelque niche, et je lui ai dit bonnement Arrêtez-vous, polisson, vous badinez malhonnêtement. Elle, qui m'a entendu, s'est retournée et m'a dit Ne voyez-vous pas bien qu'il me porte la queue? Et pourquoi vous la laissez-vous porter, cette queue? ai-je repris. Sur cela le polisson s'est mis à rire, la dame riait, Trivelin riait, tout le monde riait par compagnie je me suis mis à rire aussi. A cette heure je vous demande pourquoi nous avons ri, tous? Flaminia. - D'une bagatelle c'est que vous ne savez pas que ce que vous avez vu faire à ce laquais est un usage pour les dames. Arlequin. - C'est donc encore un honneur? Flaminia. - Oui, vraiment. Arlequin. - Pardi, j'ai donc bien fait d'en rire; car cet honneur-là est bouffon et à bon marché. Flaminia. - Vous êtes gai, j'aime à vous voir comme cela; avez-vous bien mangé depuis que je vous ai quitté? Arlequin. - Ah! morbleu, qu'on a apporté de friandes drogues! Que le cuisinier d'ici fait de bonnes fricassées! Il n'y a pas moyen de tenir contre sa cuisine; j'ai tant bu à la santé de Silvia et de vous, que si vous êtes malades, ce ne sera pas ma faute. Flaminia. - Quoi! vous vous êtes encore ressouvenu de moi? Arlequin. - Quand j'ai donné mon amitié à quelqu'un, jamais je ne l'oublie, surtout à table. Mais à propos de Silvia, est-elle encore avec sa mère? Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, songerez-vous toujours à Silvia? Arlequin. - Taisez-vous quand je parle. Flaminia. - Vous avez tort, Trivelin. Trivelin. - Comment, j'ai tort! Flaminia. - Oui; pourquoi l'empêchez-vous de parler de ce qu'il aime? Trivelin. - A ce que je vois, Flaminia, vous vous souciez beaucoup des intérêts du Prince! Flaminia, comme épouvantée. - Arlequin, cet homme-là me fera des affaires à cause de vous. Arlequin, en colère. - Non, ma bonne. A Trivelin. Ecoute, je suis ton maÃtre, car tu me l'as dit; je n'en savais rien, fainéant que tu es! S'il t'arrive de faire le rapporteur, et qu'à cause de toi on fasse seulement la moue à cette honnête fille-là , c'est deux oreilles que tu auras de moins je te les garantis dans ma poche. Trivelin. - Je ne suis pas à cela près, et je veux faire mon devoir. Arlequin. - Deux oreilles, entends-tu bien à présent? Va-t'en. Trivelin. - Je vous pardonne tout à vous, car enfin il le faut mais vous me le paierez, Flaminia. Arlequin veut retourner sur lui, et Flaminia l'arrête; quand il est revenu, il dit Scène VI Arlequin, Flaminia Arlequin. - Cela est terrible! Je n'ai trouvé ici qu'une personne qui entende la raison, et l'on vient chicaner ma conversation avec elle. Ma chère Flaminia, à présent, parlons de Silvia à notre aise; quand je ne la vois point, il n'y a qu'avec vous que je m'en passe. Flaminia, d'un air simple. - Je ne suis point ingrate, il n'y a rien que je ne fisse pour vous rendre contents tous deux; et d'ailleurs vous êtes si estimable, Arlequin, quand je vois qu'on vous chagrine, je souffre autant que vous. Arlequin. - La bonne sorte de fille! Toutes les fois que vous me plaignez, cela m'apaise, je suis la moitié moins fâché d'être triste. Flaminia. - Pardi, qui est-ce qui ne vous plaindrait pas? Qui est-ce qui ne s'intéresserait pas à vous? Vous ne connaissez pas ce que vous valez, Arlequin. Arlequin. - Cela se peut bien, je n'y ai jamais regardé de si près. Flaminia. - Si vous saviez combien il m'est cruel de n'avoir point de pouvoir! si vous lisiez dans mon coeur! Arlequin. - Hélas! je ne sais point lire, mais vous me l'expliqueriez. Par la mardi, je voudrais n'être plus affligé, quand ce ne serait que pour l'amour du souci que cela vous donne; mais cela viendra. Flaminia, d'un ton triste. - Non, je ne serai jamais témoin de votre contentement, voilà qui est fini; Trivelin causera, l'on me séparera d'avec vous, et que sais-je, moi, où l'on m'emmènera? Arlequin, je vous parle peut-être pour la dernière fois, et il n'y a plus de plaisir pour moi dans le monde. Arlequin, triste. - Pour la dernière fois! J'ai donc bien du guignon! Je n'ai qu'une pauvre maÃtresse, ils me l'ont emportée, vous emporteraient-ils encore? et où est-ce que je prendrai du courage pour endurer tout cela? Ces gens-là croient-ils que j'aie un coeur de fer? ont-ils entrepris mon trépas? seront-ils si barbares? Flaminia. - En tout cas, j'espère que vous n'oublierez jamais Flaminia, qui n'a rien tant souhaité que votre bonheur. Arlequin. - Ma mie, vous me gagnez le coeur; conseillez-moi dans ma peine, avisons-nous, quelle est votre pensée? Car je n'ai point d'esprit, moi, quand je suis fâché; il faut que j'aime Silvia, il faut que je vous garde, il ne faut pas que mon amour pâtisse de notre amitié, ni notre amitié de mon amour, et me voilà bien embarrassé. Flaminia. - Et moi bien malheureuse. Depuis que j'ai perdu mon amant, je n'ai eu de repos qu'en votre compagnie, je respire avec vous; vous lui ressemblez tant, que je crois quelquefois lui parler; je n'ai vu dans le monde que vous et lui de si aimables. Arlequin. - Pauvre fille! il est fâcheux que j'aime Silvia, sans cela je vous donnerais de bon coeur la ressemblance de votre amant. C'était donc un joli garçon? Flaminia. - Ne vous ai-je pas dit qu'il était fait comme vous, que vous êtes son portrait? Arlequin. - Eh vous l'aimiez donc beaucoup? Flaminia. - Regardez-vous, Arlequin, voyez combien vous méritez d'être aimé, et vous verrez combien je l'aimais. Arlequin. - Je n'ai vu personne répondre si doucement que vous, votre amitié se met partout; je n'aurais jamais cru être si joli que vous le dites; mais puisque vous aimiez tant ma copie, il faut bien croire que l'original mérite quelque chose. Flaminia. - Je crois que vous m'auriez encore plu davantage; mais je n'aurais pas été assez belle pour vous. Arlequin, avec feu. - Par la sambille, je vous trouve charmante avec cette pensée-là . Flaminia. - Vous me troublez, il faut que je vous quitte; je n'ai que trop de peine à m'arracher d'auprès de vous mais où cela nous conduirait-il? Adieu, Arlequin, je vous verrai toujours, si on me le permet; je ne sais où je suis. Arlequin. - Je suis tout de même. Flaminia. - J'ai trop de plaisir à vous voir. Arlequin. - Je ne vous refuse pas ce plaisir-là , moi, regardez-moi à votre aise, je vous rendrai la pareille. Flaminia, s'en allant. - Je n'oserais adieu. Arlequin, seul. - Ce pays-ci n'est pas digne d'avoir cette fille-là ; si par quelque malheur Silvia venait à manquer, dans mon désespoir je crois que je me retirerais avec elle. Scène VII Trivelin arrive avec un Seigneur qui vient derrière lui. Arlequin Trivelin. - Seigneur Arlequin, n'y a-t-il point de risque à reparaÃtre? N'est-ce point compromettre mes épaules? Car vous jouez merveilleusement de votre épée de bois. Arlequin. - Je serai bon, quand vous serez sage. Trivelin. - Voilà un seigneur qui demande à vous parler. Le Seigneur approche, et fait des révérences, qu'Arlequin lui rend. Arlequin, à part. - J'ai vu cet homme-là quelque part. Le Seigneur. - Je viens vous demander une grâce; mais ne vous incommodé-je point, Monsieur Arlequin? Arlequin. - Non, Monsieur, vous ne me faites ni bien ni mal, en vérité. Et voyant le Seigneur qui se couvre. Vous n'avez seulement qu'à me dire si je dois aussi mettre mon chapeau. Le Seigneur. - De quelque façon que vous soyez, vous me ferez honneur. Arlequin, se couvrant. - Je vous crois, puisque vous le dites. Que souhaite de moi Votre Seigneurie? Mais ne me faites point de compliments, ce serait autant de perdu, car je n'en sais point rendre. Le Seigneur. - Ce ne sont point des compliments, mais des témoignages d'estime. Arlequin. - Galbanum que tout cela! Votre visage ne m'est point nouveau, Monsieur; je vous ai vu quelque part à la chasse, où vous jouiez de la trompette; je vous ai ôté mon chapeau en passant, et vous me devez ce coup de chapeau-là . Le Seigneur. - Quoi! je ne vous saluai point? Arlequin. - Pas un brin. Le Seigneur. - Je ne m'aperçus donc pas de votre honnêteté? Arlequin. - Oh que si; mais vous n'aviez pas de grâce à me demander, voilà pourquoi je perdis mon étalage. Le Seigneur. - Je ne me reconnais point à cela. Arlequin. - Ma foi, vous n'y perdez rien. Mais que vous plaÃt-il? Le Seigneur. - Je compte sur votre bon coeur; voici ce que c'est j'ai eu le malheur de parler cavalièrement de vous devant le Prince. Arlequin. - Vous n'avez encore qu'à ne vous pas reconnaÃtre à cela. Le Seigneur. - Oui; mais le Prince s'est fâché contre moi. Arlequin. - Il n'aime donc pas les médisants? Le Seigneur. - Vous le voyez bien. Arlequin. - Oh! oh! voilà qui me plaÃt; c'est un honnête homme; s'il ne me retenait pas ma maÃtresse, je serais fort content de lui. Et que vous a-t-il dit? Que vous étiez un mal appris? Le Seigneur. - Oui. Arlequin. - Cela est très raisonnable de quoi vous plaignez-vous? Le Seigneur. - Ce n'est pas là tout Arlequin, m'a-t-il répondu, est un garçon d'honneur; je veux qu'on l'honore, puisque je l'estime; la franchise et la simplicité de son caractère sont des qualités que je voudrais que vous eussiez tous. Je nuis à son amour, et je suis au désespoir que le mien m'y force. Arlequin, attendri. - Par la morbleu, je suis son serviteur; franchement, je fais cas de lui, et je croyais être plus en colère contre lui que je ne le suis. Le Seigneur. - Ensuite il m'a dit de me retirer; mes amis là -dessus ont tâché de le fléchir pour moi. Arlequin. - Quand ces amis-là s'en iraient aussi avec vous, il n'y aurait pas grand mal; car dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es. Le Seigneur. - Il s'est aussi fâché contre eux. Arlequin. - Que le ciel bénisse cet homme de bien, il a vidé là sa maison d'une mauvaise graine de gens. Le Seigneur. - Et nous ne pouvons reparaÃtre tous qu'à condition que vous demandiez notre grâce. Arlequin. - Par ma foi, Messieurs, allez où il vous plaira; je vous souhaite un bon voyage. Le Seigneur. - Quoi! vous refuserez de prier pour moi? Si vous n'y consentiez pas, ma fortune serait ruinée; à présent qu'il ne m'est plus permis de voir le Prince, que ferais-je à la cour? Il faudra que je m'en aille dans mes terres; car je suis comme exilé. Arlequin. - Comment, être exilé, ce n'est donc point vous faire d'autre mal que de vous envoyer manger votre bien chez vous? Le Seigneur. - Vraiment non; voilà ce que c'est. Arlequin. - Et vous vivrez là paix et aise, vous ferez vos quatre repas comme à l'ordinaire? Le Seigneur. - Sans doute, qu'y a-t-il d'étrange à cela? Arlequin. - Ne me trompez-vous pas? Est-il sûr qu'on est exilé quand on médit? Le Seigneur. - Cela arrive assez souvent. Arlequin saute d'aise. - Allons, voilà qui est fait, je m'en vais médire du premier venu, et j'avertirai Silvia et Flaminia d'en faire autant. Le Seigneur. - Eh la raison de cela? Arlequin. - Parce que je veux aller en exil, moi; de la manière dont on punit les gens ici, je vais gager qu'il y a plus de gain à être puni que récompensé. Le Seigneur. - Quoi qu'il en soit, épargnez-moi cette punition-là , je vous prie; d'ailleurs, ce que j'ai dit de vous n'est pas grande chose. Arlequin. - Qu'est-ce que c'est? Le Seigneur. - Une bagatelle, vous dis-je. Arlequin. - Mais voyons. Le Seigneur. - J'ai dit que vous aviez l'air d'un homme ingénu, sans malice, là , d'un garçon de bonne foi. Arlequin rit de tout son coeur. - L'air d'un innocent, pour parler à la franquette; mais qu'est-ce que cela fait? Moi, j'ai l'air d'un innocent; vous, vous avez l'air d'un homme d'esprit; eh bien, à cause de cela, faut-il s'en fier à notre air? N'avez-vous rien dit que cela? Le Seigneur. - Non; j'ai ajouté seulement que vous donniez la comédie à ceux qui vous parlaient. Arlequin. - Pardi, il faut bien vous donner votre revanche à vous autres. Voilà donc toute votre faute? Le Seigneur. - Oui. Arlequin. - C'est se moquer, vous ne méritez pas d'être exilé, vous avez cette bonne fortune-là pour rien. Le Seigneur. - N'importe, empêchez que je ne le sois; un homme comme moi ne peut demeurer qu'à la cour il n'est en considération, il n'est en état de pouvoir se venger de ses envieux qu'autant qu'il se rend agréable au Prince, et qu'il cultive l'amitié de ceux qui gouvernent les affaires. Arlequin. - J'aimerais mieux cultiver un bon champ, cela rapporte toujours peu ou prou, et je me doute que l'amitié de ces gens-là n'est pas aisée à avoir ni à garder. Le Seigneur. - Vous avez raison dans le fond ils ont quelquefois des caprices fâcheux, mais on n'oserait s'en ressentir, on les ménage, on est souple avec eux, parce que c'est par leur moyen que vous vous vengez des autres. Arlequin. - Quel trafic! C'est justement recevoir des coups de bâton d'un côté, pour avoir le privilège d'en donner d'un autre; voilà une drôle de vanité! A vous voir si humbles, vous autres, on ne croirait jamais que vous êtes si glorieux. Le Seigneur. - Nous sommes élevés là -dedans. Mais écoutez, vous n'aurez point de peine à me remettre en faveur, car vous connaissez bien Flaminia? Arlequin. - Oui, c'est mon intime. Le Seigneur. - Le Prince a beaucoup de bienveillance pour elle; elle est la fille d'un de ses officiers; et je me suis imaginé de lui faire sa fortune en la mariant à un petit-cousin que j'ai à la campagne, que je gouverne, et qui est riche. Dites-le au Prince, mon dessein me conciliera ses bonnes grâces. Arlequin. - Oui, mais ce n'est pas là le chemin des miennes; car je n'aime point qu'on épouse mes amies, moi, et vous n'imaginez rien qui vaille avec votre petit-cousin. Le Seigneur. - Je croyais... Arlequin. - Ne croyez plus. Le Seigneur. - Je renonce à mon projet. Arlequin. - N'y manquez pas; je vous promets mon intercession, sans que le petit-cousin s'en mêle. Le Seigneur. - Je vous ai beaucoup d'obligation; j'attends l'effet de vos promesses adieu, Monsieur Arlequin. Arlequin. - Je suis votre serviteur. Diantre, je suis en crédit, car on fait ce que je veux. Il ne faut rien dire à Flaminia du cousin. Scène VIII Arlequin, Flaminia arrive. Flaminia. - Mon cher, je vous amène Silvia; elle me suit. Arlequin. - Mon amie, vous deviez bien venir m'avertir plus tôt, nous l'aurions attendue en causant ensemble. Silvia arrive. Scène IX Arlequin, Flaminia, Silvia Silvia. - Bonjour, Arlequin. Ah! que je viens d'essayer un bel habit! Si vous me voyiez, en vérité, vous me trouveriez jolie; demandez à Flaminia. Ah! ah! si je portais ces habits-là , les femmes d'ici seraient bien attrapées, elles ne diraient pas que j'ai l'air gauche. Oh! que les ouvrières d'ici sont habiles! Arlequin. - Ah, m'amour, elles ne sont pas si habiles que vous êtes bien faite. Silvia. - Si je suis bien faite, Arlequin, vous n'êtes pas moins honnête. Flaminia. - Du moins ai-je le plaisir de vous voir un peu plus contents à présent. Silvia. - Eh dame, puisqu'on ne nous gêne plus, j'aime autant être ici qu'ailleurs; qu'est-ce que cela fait d'être là ou là ? On s'aime partout. Arlequin. - Comment, nous gêner! On envoie les gens me demander pardon pour la moindre impertinence qu'ils disent de moi. Silvia, d'un air content. - J'attends une dame aussi, moi, qui viendra devant moi se repentir de ne m'avoir pas trouvée belle. Flaminia. - Si quelqu'un vous fâche dorénavant, vous n'avez qu'à m'en avertir. Arlequin. - Pour cela, Flaminia nous aime comme si nous étions frères et soeurs. Il dit cela à Flaminia. Aussi, de notre part, c'est queussi queumi. Silvia. - Devinez, Arlequin, qui j'ai encore rencontré ici? Mon amoureux qui venait me voir chez nous, ce grand monsieur si bien tourné; je veux que vous soyez amis ensemble, car il a bon coeur aussi. Arlequin, d'un air négligent. - A la bonne heure, je suis de tous bons accords. Silvia. - Après tout, quel mal y a-t-il qu'il me trouve à son gré? Prix pour prix, les gens qui nous aiment sont de meilleure compagnie que ceux qui ne se soucient pas de nous, n'est-il pas vrai? Flaminia. - Sans doute. Arlequin, gaiement. - Mettons encore Flaminia, elle se soucie de nous, et nous serons partie carrée. Flaminia. - Arlequin, vous me donnez là une marque d'amitié que je n'oublierai point. Arlequin. - Ah ça, puisque nous voilà ensemble, allons faire collation, cela amuse. Silvia. - Allez, allez, Arlequin; à cette heure que nous nous voyons quand nous voulons, ce n'est pas la peine de nous ôter notre liberté à nous-mêmes; ne vous gênez point. Arlequin fait signe à Flaminia de venir. Flaminia, sur son geste, dit. - Je m'en vais avec vous; aussi bien voilà quelqu'un qui entre et qui tiendra compagnie à Silvia. Scène X Lisette entre avec quelques femmes pour témoins de ce qu'elle va faire, et qui restent derrière. Silvia. Lisette fait de grandes révérences. Silvia, d'un air un peu piqué. - Ne faites point tant de révérences, Madame, cela m'exemptera de vous en faire; je m'y prends de si mauvaise grâce, à votre fantaisie! Lisette, d'un ton triste. - On ne vous trouve que trop de mérite. Silvia. - Cela se passera. Ce n'est pas moi qui ai envie de plaire, telle que vous me voyez; il me fâche assez d'être si jolie, et que vous ne soyez pas assez belle. Lisette. - Ah, quelle situation! Silvia. - Vous soupirez à cause d'une petite villageoise, vous êtes bien de loisir; et où avez-vous mis votre langue de tantôt, Madame? Est-ce que vous n'avez plus de caquet quand il faut bien dire? Lisette. - Je ne puis me résoudre à parler. Silvia. - Gardez donc le silence; car quand vous vous lamenteriez jusqu'à demain, mon visage n'empirera pas beau ou laid, il restera comme il est. Qu'est-ce que vous me voulez? Est-ce que vous ne m'avez pas assez querellée? Eh bien, achevez, prenez-en votre suffisance. Lisette. - Epargnez-moi, Mademoiselle; l'emportement que j'ai eu contre vous a mis toute ma famille dans l'embarras le Prince m'oblige à venir vous faire une réparation, et je vous prie de la recevoir sans me railler. Silvia. - Voilà qui est fini, je ne me moquerai plus de vous; je sais bien que l'humilité n'accommode pas les glorieux, mais la rancune donne de la malice. Cependant je plains votre peine, et je vous pardonne. De quoi aussi vous avisiez-vous de me mépriser? Lisette. - J'avais cru m'apercevoir que le Prince avait quelque inclination pour moi, et je ne croyais pas en être indigne mais je vois bien que ce n'est pas toujours aux agréments qu'on se rend. Silvia, d'un ton vif. - Vous verrez que c'est à la laideur et à la mauvaise façon, à cause qu'on se rend à moi. Comme ces jalouses ont l'esprit tourné! Lisette. - Eh bien oui, je suis jalouse, il est vrai; mais puisque vous n'aimez pas le Prince, aidez-moi à le remettre dans les dispositions où j'ai cru qu'il était pour moi il est sûr que je ne lui déplaisais pas, et je le guérirai de l'inclination qu'il a pour vous, si vous me laissez faire. Silvia, d'un air piqué. - Croyez-moi, vous ne le guérirez de rien; mon avis est que cela vous passe. Lisette. - Cependant cela me paraÃt possible; car enfin je ne suis ni si maladroite, ni si désagréable. Silvia. - Tenez, tenez, parlons d'autre chose; vos bonnes qualités m'ennuient. Lisette. - Vous me répondez d'une étrange manière! Quoi qu'il en soit, avant qu'il soit quelques jours, nous verrons si j'ai si peu de pouvoir. Silvia, vivement. - Oui, nous verrons des balivernes. Pardi, je parlerai au Prince; il n'a pas encore osé me parler, lui, à cause que je suis trop fâchée mais je lui ferai dire qu'il s'enhardisse, seulement pour voir. Lisette. - Adieu, Mademoiselle, chacune de nous fera ce qu'elle pourra. J'ai satisfait à ce qu'on exigeait de moi à votre égard, et je vous prie d'oublier tout ce qui s'est passé entre nous. Silvia, brusquement. - Marchez, marchez, je ne sais pas seulement si vous êtes au monde. Scène XI Silvia, Flaminia arrive. Flaminia. - Qu'avez-vous, Silvia? Vous êtes bien émue! Silvia. - J'ai, que je suis en colère; cette impertinente femme de tantôt est venue pour me demander pardon, et sans faire semblant de rien, voyez la méchanceté, elle m'a encore fâchée, m'a dit que c'était à ma laideur qu'on se rendait, qu'elle était plus agréable, plus adroite que moi, qu'elle ferait bien passer l'amour du Prince; qu'elle allait travailler pour cela; que je verrais, pati, pata; que sais-je, moi, tout ce qu'elle mis en avant contre mon visage! Est-ce que je n'ai pas raison d'être piquée? Flaminia, d'un air vif et d'intérêt. - Ecoutez, si vous ne faites taire tous ces gens-là , il faut vous cacher pour toute votre vie. Silvia. - Je ne manque pas de bonne volonté; mais c'est Arlequin qui m'embarrasse. Flaminia. - Eh! je vous entends; voilà un amour aussi mal placé, qui se rencontre là aussi mal à propos qu'on le puisse. Silvia. - Oh! j'ai toujours eu du guignon dans les rencontres. Flaminia. - Mais si Arlequin vous voit sortir de la cour et méprisée, pensez-vous que cela le réjouisse? Silvia. - Il ne m'aimera pas tant, voulez-vous dire? Flaminia. - Il y a tout à craindre. Silvia. - Vous me faites rêver à une chose, ne trouvez-vous pas qu'il est un peu négligent depuis que nous sommes ici, Arlequin? il m'a quittée tantôt pour aller goûter; voilà une belle excuse! Flaminia. - Je l'ai remarqué comme vous; mais ne me trahissez pas au moins; nous nous parlons de fille à fille dites-moi, après tout, l'aimez-vous tant, ce garçon? Silvia, d'un air indifférent. - Mais vraiment oui, je l'aime, il le faut bien. Flaminia. - Voulez-vous que je vous dise? Vous me paraissez mal assortis ensemble. Vous avez du goût, de l'esprit, l'air fin et distingué; lui il a l'air pesant, les manières grossières; cela ne cadre point, et je ne comprends pas comment vous l'avez aimé; je vous dirai même que cela vous fait tort. Silvia. - Mettez-vous à ma place. C'était le garçon le plus passable de nos cantons, il demeurait dans mon village, il était mon voisin, il est assez facétieux, je suis de bonne humeur, il me faisait quelquefois rire, il me suivait partout, il m'aimait, j'avais coutume de le voir, et de coutume en coutume je l'ai aimé aussi, faute de mieux mais j'ai toujours bien vu qu'il était enclin au vin et à la gourmandise. Flaminia. - Voilà de jolies vertus, surtout dans l'amant de l'aimable et tendre Silvia! Mais à quoi vous déterminez-vous donc? Silvia. - Je ne puis que dire; il me passe tant de oui et de non par la tête, que je ne sais auquel entendre. D'un côté, Arlequin est un petit négligent qui ne songe ici qu'à manger; d'un autre côté, si on me renvoie, ces glorieuses de femmes feront accroire partout qu'on m'aura dit Va-t'en, tu n'es pas assez jolie. D'un autre côté, ce monsieur que j'ai retrouvé ici... Flaminia. - Quoi? Silvia. - Je vous le dis en secret; je ne sais ce qu'il m'a fait depuis que je l'ai revu; mais il m'a toujours paru si doux, il m'a dit des choses si tendres, m'a conté son amour d'un air si poli, si humble, que j'en ai une véritable pitié, et cette pitié-là m'empêche encore d'être la maÃtresse de moi. Flaminia. - L'aimez-vous? Silvia. - Je ne crois pas; car je dois aimer Arlequin. Flaminia. - C'est un homme aimable. Silvia. - Je le sens bien. Flaminia. - Si vous négligiez de vous venger pour l'épouser, je vous le pardonnerais, voilà la vérité. Silvia. - Si Arlequin se mariait à une autre fille que moi, à la bonne heure; je serais en droit de lui dire Tu m'as quittée, je te quitte, je prends ma revanche mais il n'y a rien à faire; qui est-ce qui voudrait d'Arlequin ici, rude et bourru comme il est? Flaminia. - Il n'y a pas presse, entre nous pour moi, j'ai toujours eu dessein de passer ma vie aux champs; Arlequin est grossier, je ne l'aime point, mais je ne le hais pas; et dans les sentiments où je suis, s'il voulait, je vous en débarrasserais volontiers pour vous faire plaisir. Silvia. - Mais mon plaisir, où est-il? il n'est ni là , ni là ; je le cherche. Flaminia. - Vous verrez le Prince aujourd'hui. Voici ce cavalier qui vous plaÃt, tâchez de prendre votre parti. Adieu, nous nous retrouverons tantôt. Scène XII Silvia, Le Prince, qui entre. Silvia. - Vous venez vous allez encore me dire que vous m'aimez, pour me mettre davantage en peine. Le Prince. - Je venais voir si la dame qui vous a fait insulte s'était bien acquittée de son devoir. Quant à moi, belle Silvia, quand mon amour vous fatiguera, quand je vous déplairai moi-même, vous n'avez qu'à m'ordonner de me taire et de me retirer; je me tairai, j'irai où vous voudrez, et je souffrirai sans me plaindre, résolu de vous obéir en tout. Silvia. - Ne voilà -t-il pas? ne l'ai-je pas bien dit? Comment voulez-vous que je vous renvoie? Vous vous tairez, s'il me plaÃt; vous vous en irez, s'il me plaÃt; vous n'oserez pas vous plaindre, vous m'obéirez en tout. C'est bien là le moyen de faire que je vous commande quelque chose! Le Prince. - Mais que puis-je mieux que de vous rendre maÃtresse de mon sort? Silvia. - Qu'est-ce que cela avance? Vous rendrai-je malheureux? en aurai-je le courage? Si je vous dis Allez-vous en, vous croirez que je vous hais; si je vous dis de vous taire, vous croirez que je ne me soucie pas de vous; et toutes ces croyances-là ne seront pas vraies; elles vous affligeront; en serai-je plus à mon aise après? Le Prince. - Que voulez-vous donc que je devienne, belle Silvia? Silvia. - Oh! ce que je veux! j'attends qu'on me le dise; j'en suis encore plus ignorante que vous; voilà Arlequin qui m'aime, voilà le Prince qui demande mon coeur, voilà vous qui mériteriez de l'avoir, voilà ces femmes qui m'injurient, et que je voudrais punir, voilà que j'aurai un affront, si je n'épouse pas le Prince Arlequin m'inquiète, vous me donnez du souci, vous m'aimez trop, je voudrais ne vous avoir jamais connu, et je suis bien malheureuse d'avoir tout ce tracas-là dans la tête. Le Prince. - Vos discours me pénètrent, Silvia, vous êtes trop touchée de ma douleur; ma tendresse, toute grande qu'elle est, ne vaut pas le chagrin que vous avez de ne pouvoir m'aimer. Silvia. - Je pourrais bien vous aimer, cela ne serait pas difficile, si je voulais. Le Prince. - Souffrez donc que je m'afflige, et ne m'empêchez pas de vous regretter toujours. Silvia, comme impatiente. - Je vous en avertis, je ne saurais supporter de vous voir si tendre; il semble que vous le fassiez exprès. Y a-t-il de la raison à cela? Pardi, j'aurais moins de mal à vous aimer tout à fait qu'à être comme je suis; pour moi, je laisserai tout là ; voilà ce que vous gagnerez. Le Prince. - Je ne veux donc plus vous être à charge; vous souhaitez que je vous quitte et je ne dois pas résister aux volontés d'une personne si chère. Adieu, Silvia. Silvia, vivement. - Adieu, Silvia! Je vous querellerais volontiers; où allez-vous? Restez-là , c'est ma volonté; je la sais mieux que vous, peut-être. Le Prince. - J'ai cru vous obliger. Silvia. - Quel train que tout cela! Que faire d'Arlequin? Encore si c'était vous qui fût le Prince! Le Prince, d'un air ému. - Eh quand je le serais? Silvia. - Cela serait différent, parce que je dirais à Arlequin que vous prétendriez être le maÃtre, ce serait mon excuse mais il n'y a que pour vous que je voudrais prendre cette excuse-là . Le Prince, à part les premiers mots. - Qu'elle est aimable! il est temps de dire qui je suis. Silvia. - Qu'avez-vous? est-ce que je vous fâche? Ce n'est pas à cause de la principauté que je voudrais que vous fussiez prince, c'est seulement à cause de vous tout seul; et si vous l'étiez, Arlequin ne saurait pas que je vous prendrais par amour; voilà ma raison. Mais non, après tout, il vaut mieux que vous ne soyez pas le maÃtre; cela me tenterait trop. Et quand vous le seriez, tenez, je ne pourrais me résoudre à être une infidèle, voilà qui est fini. Le Prince, à part les premiers mots. - Différons encore de l'instruire. Silvia, conservez-moi seulement les bontés que vous avez pour moi le Prince vous a fait préparer un spectacle, permettez que je vous y accompagne, et que je profite de toutes les occasions d'être avec vous. Après la fête, vous verrez le Prince, et je suis chargé de vous dire que vous serez libre de vous retirer, si votre coeur ne vous dit rien pour lui. Silvia. - Oh! il ne me dira pas un mot, c'est tout comme si j'étais partie; mais quand je serai chez nous, vous y viendrez; eh, que sait-on ce qui peut arriver? peut-être que vous m'aurez. Allons-nous-en toujours, de peur qu'Arlequin ne vienne. Acte III Scène première Le Prince, Flaminia Flaminia. - Oui, seigneur, vous avez fort bien fait de ne pas vous découvrir tantôt, malgré tout ce que Silvia vous a dit de tendre; ce retardement ne gâte rien, et lui laisse le temps de se confirmer dans le penchant qu'elle a pour vous. Grâces au ciel, vous voilà presque arrivé où vous le souhaitiez. Le Prince. - Ah! Flaminia, qu'elle est aimable! Flaminia. - Elle l'est infiniment. Le Prince. - Je ne connais rien comme elle parmi les gens du monde. Quand une maÃtresse, à force d'amour, nous dit clairement Je vous aime, cela fait assurément un grand plaisir. Eh bien, Flaminia, ce plaisir-là , imaginez-vous qu'il n'est que fadeur, qu'il n'est qu'ennui, en comparaison du plaisir que m'ont donné les discours de Silvia, qui ne m'a pourtant point dit Je vous aime. Flaminia. - Mais, seigneur, oserais-je vous prier de m'en répéter quelque chose? Le Prince. - Cela est impossible je suis ravi, je suis enchanté, je ne peux pas vous répéter cela autrement. Flaminia. - Je présume beaucoup du rapport singulier que vous m'en faites. Le Prince. - Si vous saviez combien, dit-elle, elle est affligée de ne pouvoir m'aimer, parce que cela me rend malheureux et qu'elle doit être fidèle à Arlequin... J'ai vu le moment où elle allait me dire Ne m'aimez plus, je vous prie, parce que vous seriez cause que je vous aimerais aussi. Flaminia. - Bon, cela vaut mieux qu'un aveu. Le Prince. - Non, je le dis encore, il n'y a que l'amour de Silvia qui soit véritablement de l'amour; les autres femmes qui aiment ont l'esprit cultivé, elles ont une certaine éducation, un certain usage, et tout cela chez elles falsifie la nature; ici c'est le coeur tout pur qui me parle; comme ses sentiments viennent, il les montre; sa naïveté en fait tout l'art, et sa pudeur toute la décence. Vous m'avouerez que cela est charmant. Tout ce qui la retient à présent, c'est qu'elle se fait un scrupule de m'aimer sans l'aveu d'Arlequin. Ainsi, Flaminia, hâtez-vous; sera-t-il bientôt gagné, Arlequin? Vous savez que je ne dois ni ne veux le traiter avec violence. Que dit-il? Flaminia. - A vous dire le vrai, seigneur, je le crois tout à fait amoureux de moi; mais il n'en sait rien; comme il ne m'appelle encore que sa chère amie, il vit sur la bonne foi de ce nom qu'il me donne, et prend toujours de l'amour à bon compte. Le Prince. - Fort bien. Flaminia. - Oh! dans la première conversation, je l'instruirai de l'état de ses petites affaires avec moi, et ce penchant qui est incognito chez lui, et que je lui ferai sentir par un autre stratagème, la douceur avec laquelle vous lui parlerez, comme nous en sommes convenus, tout cela, je pense, va vous tirer d'inquiétude, et terminer mes travaux dont je sortirai, seigneur, victorieuse et vaincue. Le Prince. - Comment donc? Flaminia. - C'est une petite bagatelle qui ne mérite pas de vous être dite; c'est que j'ai pris du goût pour Arlequin, seulement pour me désennuyer dans le cours de notre intrigue. Mais retirons-nous, et rejoignez Silvia; il ne faut pas qu'Arlequin vous voie encore, et je le vois qui vient. Ils se retirent tous deux. Scène II Trivelin, Arlequin entre d'un air un peu sombre. Trivelin, après quelque temps. - Eh bien, que voulez-vous que je fasse de l'écritoire et du papier que vous m'avez fait prendre? Arlequin. - Donnez-vous patience, mon domestique. Trivelin. - Tant qu'il vous plaira. Arlequin. - Dites-moi, qui est-ce qui me nourrit ici? Trivelin. - C'est le Prince. Arlequin. - Par la sambille! la bonne chère que je fais me donne des scrupules. Trivelin. - D'où vient donc? Arlequin. - Mardi, j'ai peur d'être en pension sans le savoir. Trivelin, riant. - Ha, ha, ha, ha. Arlequin. - De quoi riez-vous, grand benêt? Trivelin. - Je ris de votre idée, qui est plaisante. Allez, allez, seigneur Arlequin, mangez en toute sûreté de conscience, et buvez de même. Arlequin. - Dame, je prends mes repas dans la bonne foi; il me serait bien rude de me voir un jour apporter le mémoire de ma dépense; mais je vous crois. Dites-moi, à présent, comment s'appelle celui qui rend compte au Prince de ses affaires? Trivelin. - Son secrétaire d'Etat, voulez-vous dire? Arlequin. - Oui; j'ai dessein de lui faire un écrit pour le prier d'avertir le Prince que je m'ennuie, et lui demander quand il veut finir avec nous; car mon père est tout seul. Trivelin. - Eh bien? Arlequin. - Si on veut me garder, il faut lui envoyer une carriole afin qu'il vienne. Trivelin. - Vous n'avez qu'à parler, la carriole partira sur-le-champ. Arlequin. - Il faut, après cela, qu'on nous marie Silvia et moi, et qu'on m'ouvre la porte de la maison; car j'ai accoutumé de trotter partout, et d'avoir la clef des champs, moi. Ensuite nous tiendrons ici ménage avec l'amie Flaminia, qui ne veut pas nous quitter à cause de son affection pour nous; et si le Prince a toujours bonne envie de nous régaler, ce que je mangerai me profitera davantage. Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, il n'est pas besoin de mêler Flaminia là -dedans. Arlequin. - Cela me plaÃt, à moi. Trivelin, d'un air mécontent. - Hum! Arlequin, le contrefaisant. - Hum! Le mauvais valet! Allons vite, tirez votre plume, et griffonnez-moi mon écriture. Trivelin, se mettant en état. - Dictez. Arlequin. - Monsieur. Trivelin. - Halte-là , dites Monseigneur. Arlequin. - Mettez les deux, afin qu'il choisisse. Trivelin. - Fort bien. Arlequin. - Vous saurez que je m'appelle Arlequin. Trivelin. - Doucement. Vous devez dire Votre Grandeur saura. Arlequin. - Votre Grandeur saura. C'est donc un géant, ce secrétaire d'Etat? Trivelin. - Non, mais n'importe. Arlequin. - Quel diantre de galimatias! Qui jamais a entendu dire qu'on s'adresse à la taille d'un homme quand on a affaire à lui? Trivelin, écrivant. - Je mettrai comme il vous plaira. Vous saurez que je m'appelle Arlequin. Après? Arlequin. - Que j'ai une maÃtresse qui s'appelle Silvia, bourgeoise de mon village et fille d'honneur. Trivelin, écrivant. - Courage! Arlequin. - Avec une bonne amie que j'ai faite depuis peu, qui ne saurait se passer de nous, ni nous d'elle ainsi, aussitôt la présente reçue... Trivelin, s'arrêtant comme affligé. - Flaminia ne saurait se passer de vous? Ahi! la plume me tombe des mains. Arlequin. - Oh, oh! que signifie donc cette impertinente pâmoison-là ? Trivelin. - Il y a deux ans, seigneur Arlequin, il y a deux ans que je soupire en secret pour elle. Arlequin, tirant sa latte. - Cela est fâcheux, mon mignon; mais en attendant qu'elle en soit informée, je vais toujours vous en faire quelques remerciements pour elle. Trivelin. - Des remerciements à coups de bâton! je ne suis pas friand de ces compliments-là . Eh que vous importe que je l'aime? Vous n'avez que de l'amitié pour elle, et l'amitié ne rend point jaloux. Arlequin. - Vous vous trompez, mon amitié fait tout comme l'amour, en voilà des preuves. Il le bat. Trivelin s'enfuit en disant. - Oh! diable soit de l'amitié! Scène III Flaminia arrive, Trivelin sort. Flaminia, à Arlequin. - Qu'est-ce que c'est? Qu'avez-vous, Arlequin? Arlequin. - Bonjour, ma mie; c'est ce faquin qui dit qu'il vous aime depuis deux ans. Flaminia. - Cela se peut bien. Arlequin. - Et vous, ma mie, que dites-vous de cela? Que c'est tant pis pour lui. Arlequin. - Tout de bon? Flaminia. - Sans doute mais est-ce que vous seriez fâché que l'on m'aimât? Arlequin. - Hélas! vous êtes votre maÃtresse mais si vous aviez un amant, vous l'aimeriez peut-être; cela gâterait la bonne amitié que vous me portez, et vous m'en feriez ma part plus petite Oh! de cette part-là , je n'en voudrais rien perdre. Flaminia, d'un air doux. - Arlequin, savez-vous bien que vous ne ménagez pas mon coeur? Arlequin. - Moi! eh, quel mal lui fais-je donc? Flaminia. - Si vous continuez de me parler toujours de même, je ne saura plus bientôt de quelle espèce seront mes sentiments pour vous en vérité je n'ose m'examiner là -dessus, j'ai peur de trouver plus que je ne veux. Arlequin. - C'est bien fait, n'examinez jamais, Flaminia, cela sera ce que cela pourra; au reste, croyez-moi, ne prenez point d'amant j'ai une maÃtresse, je la garde; si je n'en avais point, je n'en chercherais pas. Qu'en ferais-je avec vous? elle m'ennuierait. Flaminia. - Elle vous ennuierait! Le moyen, après tout ce que vous dites, de rester votre amie? Arlequin. - Eh! que serez-vous donc? Flaminia. - Ne me le demandez pas, je n'en veux rien savoir; ce qui est de sûr, c'est que dans le monde je n'aime rien plus que vous. Vous n'en pouvez pas dire autant; Silvia va devant moi, comme de raison. Arlequin. - Chut vous allez de compagnie ensemble. Flaminia. - Je vais vous l'envoyer si je la trouve, Silvia; en serez-vous bien aise? Arlequin. - Comme vous voudrez mais il ne faut pas l'envoyer, il faut venir toutes deux. Flaminia. - Je ne pourrai pas; car le Prince m'a mandée, et je vais voir ce qu'il me veut. Adieu, Arlequin, je serai bientôt de retour. En sortant, elle sourit à celui qui entre. Scène IV Arlequin, Le Seigneur du deuxième acte entre avec des lettres de noblesse. Arlequin, le voyant. - Voilà mon homme de tantôt; ma foi, Monsieur le médisant, car je ne sais point votre autre nom, je n'ai rien dit de vous au Prince, par la raison que je ne l'ai point vu. Le Seigneur. - Je vous suis obligé de votre bonne volonté, seigneur Arlequin mais je suis sorti d'embarras et rentré dans les bonnes grâces du Prince, sur l'assurance que je lui ai donnée que vous lui parleriez pour moi j'espère qu'à votre tour vous me tiendrez parole. Arlequin. - Oh! quoique je paraisse un innocent, je suis homme d'honneur. Le Seigneur. - De grâce, ne vous ressouvenez plus de rien, et réconciliez-vous avec moi, en faveur du présent que je vous apporte de la part du Prince; c'est de tous les présents le plus grand qu'on puisse vous faire. Arlequin. - Est-ce Silvia que vous m'apportez? Le Seigneur. - Non, le présent dont il s'agit est dans ma poche; ce sont des lettres de noblesse dont le Prince vous gratifie comme parent de Silvia, car on dit que vous l'êtes un peu. Arlequin. - Pas un brin, remportez cela, car si je le prenais, ce serait friponner la gratification. Le Seigneur. - Acceptez toujours, qu'importe? Vous ferez plaisir au Prince; refuseriez-vous ce qui fait l'ambition de tous les gens de coeur? Arlequin. - J'ai pourtant bon coeur aussi; pour de l'ambition, j'en ai bien entendu parler, mais je ne l'ai jamais vue, et j'en ai peut-être sans le savoir. Le Seigneur. - Si vous n'en avez pas, cela vous en donnera. Arlequin. - Qu'est-ce que c'est donc? Le Seigneur, à part les premiers mots. - En voilà bien d'un autre! L'ambition, c'est un noble orgueil de s'élever. Arlequin. - Un orgueil qui est noble! donnez-vous comme cela de jolis noms à toutes les sottises, vous autres? Le Seigneur. - Vous ne comprenez pas; cet orgueil ne signifie là qu'un désir de gloire. Arlequin. - Par ma foi, sa signification ne vaut pas mieux que lui, c'est bonnet blanc, et blanc bonnet. Le Seigneur. - Prenez, vous dis-je ne serez-vous pas bien aise d'être gentilhomme? Arlequin. - Eh! je n'en serais ni bien aise ni fâché; c'est suivant la fantaisie qu'on a. Le Seigneur. - Vous y trouverez de l'avantage, vous en serez plus respecté et plus craint de vos voisins. Arlequin. - J'ai opinion que cela les empêcherait de m'aimer de bon coeur; car quand je respecte les gens, moi, et que je les crains, je ne les aime pas de si bon courage; je ne saurais faire tant de choses à la fois. Le Seigneur. - Vous m'étonnez. Arlequin. - Voilà comme je suis bâti; d'ailleurs voyez-vous, je suis le meilleur enfant du monde, je ne fais de mal à personne mais quand je voudrais nuire, je n'en ai pas le pouvoir. Eh bien, si j'avais ce pouvoir, si j'étais noble, diable emporte si je voudrais gager d'être toujours brave homme je ferais parfois comme le gentilhomme de chez nous, qui n'épargne pas les coups de bâton à cause qu'on n'oserait lui rendre. Le Seigneur. - Et si on vous donnait ces coups de bâton, ne souhaiteriez-vous pas être en état de les rendre? Arlequin. - Pour cela, je voudrais payer cette dette-là sur-le-champ. Le Seigneur. - Oh! comme les hommes sont quelquefois méchants, mettez-vous en état de faire du mal, seulement afin qu'on n'ose pas vous en faire, et pour cet effet prenez vos lettres de noblesse. Arlequin prend les lettres. - Têtubleu, vous avez raison, je ne suis qu'une bête allons, me voilà noble, je garde le parchemin, je ne crains plus que les rats, qui pourraient bien gruger ma noblesse; mais j'y mettrai bon ordre. Je vous remercie, et le Prince aussi; car il est bien obligeant dans le fond. Le Seigneur. - Je suis charmé de vous voir content; adieu. Arlequin. - Je suis votre serviteur. Quand le Seigneur a fait dix ou douze pas, Arlequin le rappelle. Monsieur! Monsieur! Le Seigneur. - Que me voulez-vous? Arlequin. - Ma noblesse m'oblige-t-elle à rien? car il faut faire son devoir dans une charge. Le Seigneur. - Elle oblige à être honnête homme. Arlequin, très sérieusement. - Vous aviez donc des exemptions, vous, quand vous avez dit du mal de moi? Le Seigneur. - N'y songez plus, un gentilhomme doit être généreux. Arlequin. - Généreux et honnête homme! Vertuchoux, ces devoirs-là sont bons! je les trouve encore plus nobles que mes lettres de noblesse. Et quand on ne s'en acquitte pas, est-on encore gentilhomme? Le Seigneur. - Nullement. Arlequin. - Diantre! il y a donc bien des nobles qui payent la taille? Le Seigneur. - Je n'en sais pas le nombre. Arlequin. - Est-ce là tout? N'y a-t-il plus d'autre devoir? Le Seigneur. - Non; cependant, vous qui, suivant toute apparence, serez favori du Prince, vous aurez un devoir de plus ce sera de mériter cette faveur par toute la soumission, tout le respect et toute la complaisance possibles. A l'égard du reste, comme je vous ai dit, ayez de la vertu, aimez l'honneur plus que la vie, et vous serez dans l'ordre. Arlequin. - Tout doucement ces dernières obligations-là ne me plaisent pas tant que les autres. Premièrement, il est bon d'expliquer ce que c'est que cet honneur qu'on doit aimer plus que la vie. Malapeste, quel honneur! Le Seigneur. - Vous approuverez ce que cela veut dire; c'est qu'il faut se venger d'une injure, ou périr plutôt que de la souffrir. Arlequin. - Tout ce que vous m'avez dit n'est donc qu'un coq-à -l'âne; car si je suis obligé d'être généreux, il faut que je pardonne aux gens; si je suis obligé d'être méchant, il faut que je les assomme. Comment donc faire pour tuer le monde et le laisser vivre? Le Seigneur. - Vous serez généreux et bon, quand on ne vous insultera pas. Arlequin. - Je vous entends, il m'est défendu d'être meilleur que les autres; et si je rends le bien pour le mal, je serai donc un homme sans honneur? Par la mardi! la méchanceté n'est pas rare; ce n'était pas la peine de la recommander tant. Voilà une vilaine invention! Tenez, accommodons-nous plutôt; quand on me dira une grosse injure, j'en répondrai une autre si je suis le plus fort. Voulez-vous me laisser votre marchandise à ce prix-là ? dites-moi votre dernier mot. Le Seigneur. - Une injure répondue à une injure ne suffit point; cela ne peut se laver, s'effacer que par le sang de votre ennemi ou le vôtre. Arlequin. - Que la tache y reste; vous parlez du sang comme si c'était de l'eau de la rivière. Je vous rends votre paquet de noblesse, mon honneur n'est pas fait pour être noble, il est trop raisonnable pour cela. Bonjour. Le Seigneur. - Vous n'y songez pas. Arlequin. - Sans compliment, reprenez votre affaire. Le Seigneur. - Gardez-la toujours, vous vous ajusterez avec le Prince, on n'y regardera pas de si près avec vous. Arlequin, les reprenant. - Il faudra donc qu'il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain, pour le faire repentir de son impertinence avec moi. Le Seigneur. - A la bonne heure, vous ferez vos conventions. Adieu, je suis votre serviteur. Arlequin. - Et moi le vôtre. Scène V Le Prince arrive, Arlequin Arlequin, le voyant. - Qui diantre vient encore me rendre visite? Ah! c'est celui-là qui est cause qu'on m'a pris Silvia! Vous voilà donc, Monsieur le babillard, qui allez dire partout que la maÃtresse des gens est belle; ce qui fait qu'on m'a escamoté la mienne. Le Prince. - Point d'injure, Arlequin. Arlequin. - Etes-vous gentilhomme, vous? Le Prince. - Assurément. Arlequin. - Mardi, vous êtes bienheureux; sans cela je vous dirais de bon coeur ce que vous méritez mais votre honneur voudrait peut-être faire son devoir, et après cela, il faudrait vous tuer pour vous venger de moi. Le Prince. - Calmez-vous, je vous prie, Arlequin, le Prince m'a donné ordre de vous entretenir. Arlequin. - Parlez, il vous est libre mais je n'ai pas ordre de vous écouter, moi. Le Prince. - Eh bien, prends un esprit plus doux, connais-moi, puisqu'il le faut. C'est ton prince lui-même qui te parle, et non pas un officier du palais, comme tu l'as cru jusqu'ici aussi bien que Silvia. Arlequin. - Votre foi? Le Prince. - Tu dois m'en croire. Arlequin, humblement. - Excusez, Monseigneur, c'est donc moi qui suis un sot d'avoir été un impertinent avec vous? Le Prince. - Je te pardonne volontiers. Arlequin, tristement. - Puisque vous n'avez pas de rancune contre moi, ne permettez que j'en aie contre vous; je ne suis pas digne d'être fâché contre un prince, je suis trop petit pour cela si vous m'affligez, je pleurerai de toute ma force, et puis c'est tout; cela doit faire compassion à votre puissance, vous ne voudriez pas avoir une principauté pour le contentement de vous tout seul. Le Prince. - Tu te plains donc bien de moi, Arlequin? Arlequin. - Que voulez-vous, Monseigneur, j'ai une fille qui m'aime; vous, vous en avez plein votre maison, et nonobstant vous m'ôtez la mienne. Prenez que je suis pauvre, et que tout mon bien est un liard; vous qui êtes riche de plus de mille écus, vous vous jetez sur ma pauvreté et vous m'arrachez mon liard; cela n'est-il pas bien triste? Le Prince, à part. - Il a raison, et ses plaintes me touchent. Arlequin. - Je sais bien que vous êtes un bon prince, tout le monde le dit dans le pays, il n'y aura que moi qui n'aurai pas le plaisir de le dire comme les autres. Le Prince. - Je te prive de Silvia, il est vrai mais demande-moi ce que tu voudras, je t'offre tous les biens que tu pourras souhaiter, et laisse-moi cette seule personne que j'aime. Arlequin. - Ne parlons point de ce marché-là , vous gagneriez trop sur moi; disons en conscience si un autre que vous me l'avait prise, est-ce que vous ne me la feriez pas remettre? Eh bien, personne ne me l'a prise que vous; voyez la belle occasion de montrer que la justice est pour tout le monde. Le Prince. - Que lui répondre? Arlequin. - Allons, Monseigneur, dites-vous comme cela Faut-il que je retienne le bonheur de ce petit homme parce que j'ai le pouvoir de le garder? N'est-ce pas à moi à être son protecteur, puisque je suis son maÃtre? S'en ira-t-il sans avoir justice? n'en aurais-je pas du regret? Qui est-ce qui fera mon office de prince, si je ne le fais pas? J'ordonne donc que je lui rendrai Silvia. Le Prince. - Ne changeras-tu jamais de langage? Regarde comme j'en agis avec toi. Je pourrais te renvoyer, et garder Silvia sans t'écouter; cependant, malgré l'inclination que j'ai pour elle, malgré ton obstination et le peu de respect que tu me montres, je m'intéresse à ta douleur, je cherche à la calmer par mes faveurs, je descends jusqu'à te prier de me céder Silvia de bonne volonté; tout le monde t'y exhorte, tout le monde te blâme, et te donne un exemple de l'ardeur qu'on a de me plaire, tu es le seul qui résiste; tu dis que je suis ton prince marque-le-moi donc par un peu de docilité. Arlequin, toujours triste. - Eh! Monseigneur, ne vous fiez pas à ces gens qui vous disent que vous avez raison avec moi, car ils vous trompent. Vous prenez cela pour argent comptant; et puis vous avez beau être bon, vous avez beau être brave homme, c'est autant de perdu, cela ne vous fait point de profit; sans ces gens-là , vous ne me chercheriez point chicane, vous ne diriez pas que je vous manque de respect parce que je vous représente mon bon droit allez, vous êtes mon prince, et je vous aime bien; mais je suis votre sujet, et cela mérite quelque chose. Le Prince. - Va, tu me désespères. Arlequin. - Que je suis à plaindre! Le Prince. - Faudra-t-il donc que je renonce à Silvia? Le moyen d'en être jamais aimé, si tu ne veux pas m'aider? Arlequin, je t'ai causé du chagrin, mais celui que tu me laisses est plus cruel que le tien. Arlequin. - Prenez quelque consolation, Monseigneur, promenez-vous, voyagez quelque part, votre douleur se passera dans les chemins. Le Prince. - Non, mon enfant, j'espérais quelque chose de ton coeur pour moi, je t'aurais eu plus d'obligation que je n'en aurai jamais à personne mais tu me fais tout le mal qu'on peut me faire; va, n'importe, mes bienfaits t'étaient réservés, et ta dureté n'empêchera pas que tu n'en jouisses. Arlequin. - Ahi! qu'on a de mal dans la vie! Le Prince. - Il est vrai que j'ai tort à ton égard; je me reproche l'action que j'ai faite, c'est une injustice mais tu n'en es que trop vengé. Arlequin. - Il faut que je m'en aille, vous êtes trop fâché d'avoir tort, j'aurais peur de vous donner raison. Le Prince. - Non, il est juste que tu sois content; tu souhaites que je te rende justice; sois heureux aux dépens de tout mon repos. Arlequin. - Vous avez tant de charité pour moi, n'en aurais-je donc pas pour vous? Le Prince, triste. - Ne t'embarrasse pas de moi. Arlequin. - Que j'ai de souci! le voilà désolé. Le Prince, en caressant Arlequin. - Je te sais bon gré de la sensibilité où je te vois. Adieu, Arlequin, je t'estime malgré tes refus. Arlequin laisse faire un ou deux pas au Prince. - Monseigneur! Le Prince. - Que me veux-tu? me demandes-tu quelque grâce? Arlequin. - Non, je ne suis qu'en peine de savoir si je vous accorderai celle que vous voulez. Le Prince. - Il faut avouer que tu as le coeur excellent! Arlequin. - Et vous aussi, voilà ce qui m'ôte le courage hélas! que les bonnes gens sont faibles! Le Prince. - J'admire tes sentiments. Arlequin. - Je le crois bien; je ne vous promets pourtant rien, il y a trop d'embarras dans ma volonté mais à tout hasard, si je vous donnais Silvia, avez-vous dessein que je sois votre favori? Le Prince. - Et qui le serait donc? Arlequin. - C'est qu'on m'a dit que vous aviez coutume d'être flatté; moi, j'ai coutume de dire vrai, et une bonne coutume comme celle-là ne s'accorde pas avec une mauvaise; jamais votre amitié ne sera assez forte pour endurer la mienne. Le Prince. - Nous nous brouillerons ensemble si tu ne me réponds toujours ce que tu penses. Il ne me reste qu'une chose à te dire, Arlequin souviens-toi que je t'aime; c'est tout ce que je te recommande. Arlequin. - Flaminia sera-t-elle sa maÃtresse? Le Prince. - Ah ne me parle point de Flaminia; tu n'étais pas capable de me donner tant de chagrins sans elle. Il s'en va. Arlequin. - Point du tout; c'est la meilleure fille du monde, vous ne devez point lui vouloir de mal. Scène VI Arlequin, seul. Arlequin. - Apparemment que mon coquin de valet aura médit de ma bonne amie; par la mardi, il faut que j'aille voir où elle est. Mais moi, que ferai-je à cette heure? Est-ce que je quitterai Silvia là ? cela se pourra-t-il? y aura-t-il moyen? ma foi non, non assurément. J'ai un peu fait le nigaud avec le Prince, parce que je suis tendre à la peine d'autrui; mais le Prince est tendre aussi lui, et il ne dira mot. Scène VII Flaminia arrive d'un air triste; Arlequin Arlequin. - Bonjour, Flaminia, j'allais vous chercher. Flaminia, en soupirant. - Adieu, Arlequin. Arlequin. - Qu'est-ce que cela veut dire, adieu? Flaminia. - Trivelin nous a trahis; le Prince a su l'intelligence qui est entre nous; il vient de m'ordonner de sortir d'ici, et m'a défendu de vous voir jamais. Malgré cela, je n'ai pu m'empêcher de venir vous parler encore une fois; ensuite j'irai où je pourrai pour éviter sa colère. Arlequin, étonné et déconcerté. - Ah me voilà un joli garçon à présent! Flaminia. - Je suis au désespoir, moi! me voir séparée pour jamais d'avec vous, de tout ce que j'avais de plus cher au monde! Le temps me presse, je suis forcée de vous quitter mais avant que de partir, il faut que je vous ouvre mon coeur. Arlequin, en reprenant son haleine. - Ahi, qu'est-ce, ma mie? qu'a-t-il, ce cher coeur? Flaminia. - Ce n'est point de l'amitié que j'avais pour vous, Arlequin, je m'étais trompée. Arlequin, d'un ton essoufflé - C'est donc de l'amour? Flaminia. - Et du plus tendre. Adieu. Arlequin, la retenant. - Attendez... Je me suis peut-être trompé, moi aussi, sur mon compte. Flaminia. - Comment, vous vous seriez mépris? vous m'aimeriez, et nous ne nous verrons plus? Arlequin, ne m'en dites pas davantage, je m'enfuis. Elle fait un ou deux pas. Arlequin. - Restez. Flaminia. - Laissez-moi aller, que ferons-nous? Arlequin. - Parlons raison. Flaminia. - Que vous dirai-je? Arlequin. - C'est que mon amitié est aussi loin que la vôtre; elle est partie voilà que je vous aime, cela est décidé, et je n'y comprends rien. Ouf! Flaminia. - Quelle aventure! Arlequin. - Je ne suis point marié, par bonheur. Flaminia. - Il est vrai. Arlequin. - Silvia se mariera avec le Prince, et il sera content. Flaminia. - Je n'en doute point. Arlequin. - Ensuite, puisque notre coeur s'est mécompté et que nous nous aimons par mégarde, nous prendrons patience et nous nous accommoderons à l'avenant. Flaminia, d'un ton doux. - J'entends bien, vous voulez dire que nous nous marierons ensemble. Arlequin. - Vraiment oui; est-ce ma faute, à moi? Pourquoi ne m'avertissiez-vous pas que vous m'attraperiez et que vous seriez ma maÃtresse? Flaminia. - M'avez-vous avertie que vous deviendriez mon amant? Arlequin. - Morbleu! le devinais-je? Flaminia. - Vous étiez assez aimable pour le deviner. Arlequin. - Ne nous reprochons rien; s'il ne tient qu'à être aimable, vous avez plus de tort que moi. Flaminia. - Epousez-moi, j'y consens mais il n'y a point de temps à perdre, et je crains qu'on ne vienne m'ordonner de sortir. Arlequin, en soupirant. - Ah! je pars pour parler au Prince; ne dites pas à Silvia que je vous aime, elle croirait que je suis dans mon tort, et vous savez que je suis innocent; je ne ferai semblant de rien avec elle, je lui dirai que c'est pour sa fortune que je la laisse là . Flaminia. - Fort bien; j'allais vous le conseiller. Arlequin. - Attendez, et donnez-moi votre main que je la baise... Après avoir baisé sa main. Qui est-ce qui aurait cru que j'y prendrais tant de plaisir? Cela me confond. Scène VIII Flaminia, Silvia Flaminia. - En vérité, le Prince a raison; ces petites personnes-là font l'amour d'une manière à ne pouvoir y résister. Voici l'autre. A quoi rêvez-vous, belle Silvia? Silvia. - Je rêve à moi, et je n'y entends rien. Flaminia. - Que trouvez-vous donc en vous de si incompréhensible? Silvia. - Je voulais me venger de ces femmes, vous savez bien, cela s'est passé. Flaminia. - Vous n'êtes guère vindicative. Silvia. - J'aimais Arlequin, n'est-ce pas? Flaminia. - Il me le semblait. Silvia. - Eh bien, je crois que je ne l'aime plus. Flaminia. - Ce n'est pas un si grand malheur. Silvia. - Quand ce serait un malheur, qu'y ferais-je? Lorsque je l'ai aimé, c'était un amour qui m'était venu; à cette heure que je ne l'aime plus, c'est un amour qui s'en est allé; il est venu sans mon avis, il s'en retourne de même, je ne crois pas être blâmable. Flaminia, les premiers mots à part. - Rions un moment. Je le pense à peu près de même. Silvia, vivement. - Qu'appelez-vous à peu près? Il faut le penser tout à fait comme moi, parce que cela est voilà de mes gens qui disent tantôt oui, tantôt non. Flaminia. - Sur quoi vous emportez-vous donc? Silvia. - Je m'emporte à propos; je vous consulte bonnement, et vous allez me répondre des à peu près qui me chicanent. Flaminia. - Ne voyez-vous pas bien que je badine, et que vous n'êtes que louable? Mais n'est-ce pas cet officier que vous aimez? Silvia. - Eh, qui donc? Pourtant je n'y consens pas encore, à l'aimer mais à la fin il faudra bien y venir; car dire toujours non à un homme qui demande toujours oui, le voir triste, toujours se lamentant, toujours le consoler de la peine qu'on lui fait, dame, cela lasse; il vaut mieux ne lui en plus faire. Flaminia. - Oh! vous allez le charmer; il mourra de joie. Silvia. - Il mourrait de tristesse, et c'est encore pis. Flaminia. - Il n'y a pas de comparaison. Silvia. - Je l'attends; nous avons été plus de deux heures ensemble, et il va revenir pour être avec moi quand le Prince me parlera. Cependant j'ai peur qu'Arlequin ne s'afflige trop, qu'en dites-vous? Mais ne me rendez pas scrupuleuse. Flaminia. - Ne vous inquiétez pas, on trouvera aisément moyen de l'apaiser. Silvia, avec un petit air d'inquiétude. - De l'apaiser! Diantre, il est donc bien facile de m'oublier, à ce compte? Est-ce qu'il a fait quelque maÃtresse ici? Flaminia. - Lui, vous oublier! J'aurais donc perdu l'esprit si je vous le disais; vous serez trop heureuse s'il ne se désespère pas. Silvia. - Vous avez bien affaire de me dire cela; vous êtes cause que je redeviens incertaine, avec votre désespoir. Flaminia. - Et s'il ne vous aime plus, que diriez-vous? Silvia. - S'il ne m'aime plus, vous n'avez qu'à garder votre nouvelle. Flaminia. - Eh bien, il vous aime encore, et vous en êtes fâchée; que vous faut-il donc? Silvia. - Hom! vous qui riez, je voudrais bien vous voir à ma place. Flaminia. - Votre amant vous cherche; croyez-moi, finissez avec lui sans vous inquiéter du reste. Scène IX Silvia, Le Prince Le Prince. - Eh quoi! Silvia, vous ne me regardez pas? Vous devenez triste toutes les fois que je vous aborde; j'ai toujours le chagrin de penser que je vous suis importun. Bon, importun! je parlais de lui tout à l'heure. Le Prince. - Vous parliez de moi? et qu'en disiez-vous, belle Silvia? Silvia. - Oh je disais bien des choses; je disais que vous ne saviez pas encore ce que je pensais. Le Prince. - Je sais que vous êtes résolue à me refuser votre coeur, et c'est là savoir ce que vous pensez. Silvia. - Hom, vous n'êtes pas si savant que vous le croyez, ne vous vantez pas tant. Mais, dites-moi, vous êtes un honnête homme, et je suis sûre que vous me direz la vérité vous savez comme je suis avec Arlequin; à présent, prenez que j'aie envie de vous aimer si je contentais mon envie, ferais-je bien? ferais-je mal? Là , conseillez-moi dans la bonne foi. Le Prince. - Comme on n'est pas le maÃtre de son coeur, si vous aviez envie de m'aimer, vous seriez en droit de vous satisfaire; voilà mon sentiment. Silvia. - Me parlez-vous en ami? Le Prince. - Oui, Silvia, en homme sincère. Silvia. - C'est mon avis aussi; j'ai décidé de même, et je crois que nous avons raison tous deux; ainsi je vous aimerai, s'il me plaÃt, sans qu'il y ait le petit mot à dire. Le Prince. - Je n'y gagne rien, car il ne vous plaÃt point. Silvia. - Ne vous mêlez point de deviner, car je n'ai point de foi à vous. Mais enfin ce prince, puisqu'il faut que je le voie, quand viendra-t-il? S'il veut, je l'en quitte. Le Prince. - Il ne viendra que trop tôt pour moi; lorsque vous le connaÃtrez, vous ne voudrez peut-être plus de moi. Silvia. - Courage, vous voilà dans la crainte à cette heure; je crois qu'il a juré de n'avoir jamais un moment de bon temps. Le Prince. - Je vous avoue que j'ai peur. Silvia. - Quel homme! il faut bien que je lui remette l'esprit. Ne tremblez plus, je n'aimerai jamais le Prince, je vous en fais un serment par... Le Prince. - Arrêtez, Silvia, n'achevez pas votre serment, je vous en conjure. Silvia. - Vous m'empêchez de jurer cela est joli! j'en suis bien aise. Le Prince. - Voulez-vous que je vous laisse jurer contre moi? Silvia. - Contre vous! est-ce que vous êtes le Prince? Le Prince. - Oui, Silvia; je vous ai jusqu'ici caché mon rang, pour essayer de ne devoir votre tendresse qu'à la mienne je ne voulais rien perdre du plaisir qu'elle pouvait me faire. A présent que vous me connaissez, vous êtes libre d'accepter ma main et mon coeur, ou de refuser l'un et l'autre. Parlez, Silvia. Silvia. - Ah, mon cher Prince! j'allais faire un beau serment; si vous avez cherché le plaisir d'être aimé de moi, vous avez bien trouvé ce que vous cherchiez; vous savez que je dis la vérité, voilà ce qui m'en plaÃt. Le Prince. - Notre union est donc assurée. Scène X et dernière Arlequin, Flaminia, Silvia, Le Prince Arlequin. - J'ai tout entendu, Silvia. Silvia. - Eh bien, Arlequin, je n'aurai donc pas la peine de vous le dire; consolez-vous comme vous pourrez de vous-même; le Prince vous parlera, j'ai le coeur tout entrepris voyez, accommodez-vous, il n'y a plus de raison à moi, c'est la vérité. Qu'est-ce que vous me diriez? que je vous quitte. Qu'est-ce que je vous répondrais? que je le sais bien. Prenez que vous l'avez dit, prenez que j'ai répondu, laissez-moi après, et voilà qui sera fini. Le Prince. - Flaminia, c'est à vous que je remets Arlequin; je l'estime et je vais le combler de biens. Toi, Arlequin, accepte de ma main Flaminia pour épouse, et sois pour jamais assuré de la bienveillance de ton prince. Belle Silvia, souffrez que des fêtes qui vous sont préparées annoncent ma joie à des sujets dont vous allez être la souveraine. Arlequin. - A présent, je me moque du tour que notre amitié nous a joué; patience, tantôt nous lui en jouerons d'un autre. Le Prince travesti Acteurs Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la première fois le 5 février 1724 par les comédiens italiens Acteurs La Princesse de Barcelone. Le Prince de Léon, sous le nom de Lélio. Frédéric, ministre de la Princesse. Arlequin, valet de Lélio. Lisette, maÃtresse d'Arlequin. Le Roi de Castille, sous le nom d'ambassadeur. Un garde de la Princesse. Femmes de la Princesse. La scène est à Barcelone. Acte premier Scène première La Princesse et sa suite, Hortense La scène représente une salle où la Princesse entre rêveuse, accompagnée de quelques femmes qui s'arrêtent au milieu du théâtre. La Princesse, se retournant vers ses femmes. - Hortense ne vient point, qu'on aille lui dire encore que je l'attends avec impatience. Hortense entre. Je vous demandais, Hortense. Hortense. - Vous me paraissez bien agitée, Madame. La Princesse, à ses femmes. - Laissez-nous. Scène II La Princesse, Hortense La Princesse. - Ma chère Hortense, depuis un an que vous êtes absente, il m'est arrivé une grande aventure. Hortense. - Hier au soir en arrivant, quand j'eus l'honneur de vous revoir, vous me parûtes aussi tranquille que vous l'étiez avant mon départ. La Princesse. - Cela est bien différent, et je vous parus hier ce que je n'étais pas; mais nous avions des témoins, et d'ailleurs vous aviez besoin de repos. Hortense. - Que vous est-il donc arrivé, Madame? Car je compte que mon absence n'aura rien diminué des bontés et de la confiance que vous aviez pour moi. La Princesse. - Non, sans doute. Le sang nous unit; je sais votre attachement pour moi, et vous me serez toujours chère; mais j'ai peur que vous ne condamniez mes faiblesses. Hortense. - Moi, Madame, les condamner! Eh n'est-ce pas un défaut que de n'avoir point de faiblesse? Que ferions-nous d'une personne parfaite? A quoi nous serait-elle bonne? Entendrait-elle quelque chose à nous, à notre coeur, à ses petits besoins? quel service pourrait-elle nous rendre avec sa raison ferme et sans quartier, qui ferait main basse sur tous nos mouvements? Croyez-moi Madame; il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitié raison et moitié folie, pour lier commerce; avec cela vous nous ressemblerez un peu; car pour nous ressembler tout à fait, il ne faudrait presque que de la folie; mais je ne vous en demande pas tant. Venons au fait. Quel est le sujet de votre inquiétude? La Princesse. - J'aime, voilà ma peine. Hortense. - Que ne dites-vous J'aime, voilà mon plaisir? car elle est faite comme un plaisir, cette peine que vous dites. La Princesse. - Non, je vous assure; elle m'embarrasse beaucoup. Hortense. - Mais vous êtes aimée, sans doute? La Princesse. - Je crois voir qu'on n'est pas ingrat. Hortense. - Comment, vous croyez voir! Celui qui vous aime met-il son amour en énigme? Oh! Madame, il faut que l'amour parle bien clairement et qu'il répète toujours, encore avec cela ne parle-t-il pas assez. La Princesse. - Je règne; celui dont il s'agit ne pense pas sans doute qu'il lui soit permis de s'expliquer autrement que par ses respects. Hortense. - Eh bien! Madame, que ne lui donnez-vous un pouvoir plus ample? Car qu'est-ce que c'est que du respect? L'amour est bien enveloppé là -dedans. Sans lui dire précisément Expliquez-vous mieux, ne pouvez-vous lui glisser la valeur de cela dans quelque regard? Avec deux yeux ne dit-on pas ce que l'on veut? La Princesse. - Je n'ose, Hortense, un reste de fierté me retient. Hortense. - Il faudra pourtant bien que ce reste-là s'en aille avec le reste, si vous voulez vous éclaircir. Mais quelle est la personne en question? La Princesse. - Vous avez entendu parler de Lélio? Hortense. - Oui, comme d'un illustre étranger qui, ayant rencontré notre armée, y servit volontaire il y a six ou sept mois, et à qui nous dûmes le gain de la dernière bataille. La Princesse. - Celui qui commandait l'armée l'engagea par mon ordre à venir ici; depuis qu'il y est, ses sages conseils dans mes affaires ne m'ont pas été moins avantageux que sa valeur; c'est d'ailleurs l'âme la plus généreuse... Hortense. - Est-il jeune? La Princesse. - Il est dans la fleur de son âge. Hortense. - De bonne mine? La Princesse. - Il me le paraÃt. Hortense. - Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, cet homme-là vous a donné son coeur; vous lui avez rendu le vôtre en revanche, c'est coeur pour coeur, le troc est sans reproche, et je trouve que vous avez fait là un fort bon marché. Comptons; dans cet homme-là vous avez d'abord un amant, ensuite un ministre, ensuite un général d'armée, ensuite un mari, s'il le faut, et le tout pour vous; voilà donc quatre hommes pour un, et le tout en un seul, Madame; ce calcul-là mérite attention. La Princesse. - Vous êtes toujours badine. Mais cet homme qui en vaut quatre, et que vous voulez que j'épouse, savez-vous qu'il n'est, à ce qu'il dit, qu'un simple gentilhomme, et qu'il me faut un prince? Il est vrai que dans nos Etats le privilège des princesses qui règnent est d'épouser qui elles veulent; mais il ne sied pas toujours de se servir de ses privilèges. Hortense. - Madame, il vous faut un prince ou un homme qui mérite de l'être, c'est la même chose; un peu d'attention, s'il vous plaÃt. Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, Madame, avec cela, fût-il né dans une chaumière, sa naissance est royale, et voilà mon Prince; je vous défie d'en trouver un meilleur. Croyez-moi, je parle quelquefois sérieusement; vous et moi nous restons seules de la famille de nos maÃtres; donnez à vos sujets un souverain vertueux; ils se consoleront avec sa vertu du défaut de sa naissance. La Princesse. - Vous avez raison, et vous m'encouragez; mais, ma chère Hortense, il vient d'arriver ici un ambassadeur de Castille, dont je sais que la commission est de demander ma main pour son maÃtre; aurais-je bonne grâce de refuser un prince pour n'épouser qu'un particulier? Hortense. - Si vous aurez bonne grâce? Eh! qui en empêchera? Quand on refuse les gens bien poliment, ne les refuse-t-on pas de bonne grâce? La Princesse. - Eh bien! Hortense, je vous en croirai; mais j'attends un service de vous. Je ne saurais me résoudre à montrer clairement mes dispositions à Lélio; souffrez que je vous charge de ce soin-là , et acquittez-vous-en adroitement dès que vous le verrez. Hortense. - Avec plaisir, Madame; car j'aime à faire de bonnes actions. A la charge que, quand vous aurez épousé cet honnête homme-là , il y aura dans votre histoire un petit article que je dresserai moi-même, et qui dira précisément "Ce fut la sage Hortense qui procura cette bonne fortune au peuple; la Princesse craignait de n'avoir pas bonne grâce en épousant Lélio; Hortense lui leva ce vain scrupule, qui eût peut-être privé la république de cette longue suite de bons princes qui ressemblèrent à leur père." Voilà ce qu'il faudra mettre pour la gloire de mes descendants, qui, par ce moyen, auront en moi une aïeule d'heureuse mémoire. La Princesse. - Quel fonds de gaieté!... Mais, ma chère Hortense, vous parlez de vos descendants; vous n'avez été qu'un an avec votre mari, qui ne vous a pas laissé d'enfants, et toute jeune que vous êtes, vous ne voulez pas vous remarier; où prendrez-vous votre postérité? Hortense. - Cela est vrai, je n'y songeais pas, et voilà tout d'un coup ma postérité anéantie... Mais trouvez-moi quelqu'un qui ait à peu près le mérite de Lélio, et le goût du mariage me reviendra peut-être; car je l'ai tout à fait perdu, et je n'ai point tort. Avant que le comte Rodrigue m'épousât, il n'y avait amour ancien ni moderne qui pût figurer auprès du sien. Les autres amants auprès de lui rampaient comme de mauvaises copies d'un excellent original, c'était une chose admirable, c'était une passion formée de tout ce qu'on peut imaginer en sentiments, langueurs, soupirs, transports, délicatesses, douce impatience, et le tout ensemble; pleurs de joie au moindre regard favorable, torrent de larmes au moindre coup d'oeil un peu froid; m'adorant aujourd'hui, m'idolâtrant demain; plus qu'idolâtre ensuite, se livrant à des hommages toujours nouveaux; enfin, si l'on avait partagé sa passion entre un million de coeurs, la part de chacun d'eux aurait été fort raisonnable. J'étais enchantée. Deux siècles, si nous les passions ensemble, n'épuiseraient pas cette tendresse-là , disais-je en moi-même; en voilà pour plus que je n'en userai. Je ne craignais qu'une chose, c'est qu'il ne mourût de tant d'amour avant que d'arriver au jour de notre union. Quand nous fûmes mariés, j'eus peur qu'il n'expirât de joie. Hélas! Madame, il ne mourut ni avant ni après, il soutint fort bien sa joie. Le premier mois elle fut violente; le second elle devint plus calme, à l'aide d'une de mes femmes qu'il trouva jolie; le troisième elle baissa à vue d'oeil, et le quatrième il n'y en avait plus. Ah! c'était un triste personnage après cela que le mien. La Princesse. - J'avoue que cela est affligeant. Hortense. - Affligeant, Madame, affligeant! Imaginez-vous ce que c'est que d'être humiliée, rebutée, abandonnée, et vous aurez quelque légère idée de tout ce qui compose la douleur d'une jeune femme alors. Etre aimée d'un homme autant que je l'étais, c'est faire son bonheur et ses délices; c'est être l'objet de toutes ses complaisances, c'est régner sur lui, disposer de son âme; c'est voir sa vie consacrée à vos désirs, à vos caprices, c'est passer la vôtre dans la flatteuse conviction de vos charmes; c'est voir sans cesse qu'on est aimable ah! que cela est doux à voir! le charmant point de vue pour une femme! En vérité, tout est perdu quand vous perdez cela. Eh bien! Madame, cet homme dont vous étiez l'idole, concevez qu'il ne vous aime plus; et mettez-vous vis-à -vis de lui; la jolie figure que vous y ferez! Quel opprobre! Lui parlez-vous, toutes ses réponses sont des monosyllabes, oui, non; car le dégoût est laconique. L'approchez-vous, il fuit; vous plaignez-vous, il querelle; quelle vie! quelle chute! quelle fin tragique! Cela fait frémir l'amour-propre. Voilà pourtant mes aventures; et si je me rembarquais, j'ai du malheur, je ferais encore naufrage, à moins que de trouver un autre Lélio. La Princesse. - Vous ne tiendrez pas votre colère, et je chercherai de quoi vous réconcilier avec les hommes. Hortense. - Cela est inutile; je ne sache qu'un homme dans le monde qui pût me convertir là -dessus, homme que je ne connais point, que je n'ai jamais vu que deux jours. Je revenais de mon château pour retourner dans la province dont mon mari était gouverneur, quand ma chaise fut attaquée par des voleurs qui avaient déjà fait plier le peu de gens que j'avais avec moi. L'homme dont je vous parle, accompagné de trois autres, vint à mes cris, et fondit sur mes voleurs, qu'il contraignit à prendre la fuite. J'étais presque évanouie; il vint à moi, s'empressa à me faire revenir, et me parut le plus aimable et le plus galant homme que j'aie encore vu. Si je n'avais pas été mariée, je ne sais ce que mon coeur serait devenu, je ne sais pas trop même ce qu'il devint alors; mais il ne s'agissait plus de cela, je priai mon libérateur de se retirer. Il insista à me suivre près de deux jours; à la fin je lui marquai que cela m'embarrassait; j'ajoutai que j'allais joindre mon mari, et je tirai un diamant de mon doigt que je le pressai de prendre; mais sans le regarder il s'éloigna très vite, et avec quelque sorte de douleur. Mon mari mourut deux mois après, et je ne sais par quelle fatalité l'homme que j'ai vu m'est toujours resté dans l'esprit. Mais il y a apparence que nous ne nous reverrons jamais; ainsi mon coeur est en sûreté. Mais qui est-ce qui vient à nous? La Princesse. - C'est un homme à Lélio. Hortense. - Il me vient une idée pour vous; ne saurait-il pas qui est son maÃtre? La Princesse. - Il n'y a pas d'apparence; car Lélio perdit ses gens à la dernière bataille, et il n'a que de nouveaux domestiques. Hortense. - N'importe, faisons-lui toujours quelque question. Scène III La Princesse, Hortense, Arlequin Arlequin arrive d'un air désoeuvré en regardant de tous côtés. Il voit la Princesse et Hortense, et veut s'en aller. La Princesse. - Que cherches-tu, Arlequin? ton maÃtre est-il dans le palais? Arlequin. - Madame, je supplie Votre Principauté de pardonner l'impertinence de mon étourderie; si j'avais su que votre présence eût été ici, je n'aurais pas été assez nigaud pour y venir apporter ma personne. La Princesse. - Tu n'as point fait de mal. Mais, dis-moi, cherches-tu ton maÃtre? Arlequin. - Tout juste, vous l'avez deviné, Madame. Depuis qu'il vous a parlé tantôt, je l'ai perdu de vue dans cette peste de maison, et, ne vous déplaise, je me suis aussi perdu, moi. Si vous vouliez bien m'enseigner mon chemin, vous me feriez plaisir; il y a ici un si grand tas de chambres, que j'y voyage depuis une heure sans en trouver le bout. Par la mardi! si vous louez tout cela, cela vous doit rapporter bien de l'argent, pourtant. Que de fatras de meubles, de drôleries, de colifichets! Tout un village vivrait un an de ce que cela vaut. Depuis six mois que nous sommes ici, je n'avais point encore vu cela. Cela est si beau, si beau, qu'on n'ose pas le regarder; cela fait peur à un pauvre homme comme moi. Que vous êtes riches, vous autres Princes! et moi, qu'est-ce que je suis en comparaison de cela? Mais n'est-ce pas encore une autre impertinence que je fais, de raisonner avec vous comme avec ma pareille? Hortense rit. Voilà votre camarade qui rit; j'aurai dit quelque sottise. Adieu, Madame; je salue Votre Grandeur. La Princesse. - Arrête, arrête... Hortense. - Tu n'as point dit de sottise; au contraire, tu me parais de bonne humeur. Arlequin. - Pardi! je ris toujours; que voulez-vous? je n'ai rien à perdre. Vous vous amusez à être riches, vous autres, et moi je m'amuse à être gaillard; il faut bien que chacun ait son amusette en ce monde. Hortense. - Ta condition est-elle bonne? Es-tu bien avec Lélio? Arlequin. - Fort bien nous vivons ensemble de bonne amitié; je n'aime pas le bruit, ni lui non plus; je suis drôle, et cela l'amuse. Il me paie bien, me nourrit bien, m'habille bien honnêtement et de belle étoffe, comme vous voyez; me donne par-ci par-là quelques petits profits, sans ceux qu'il veut bien que je prenne, et qu'il ne sait pas; et, comme cela, je passe tout bellement ma vie. La Princesse, à part. - Il est aussi babillard que joyeux. Arlequin. - Est-ce que vous savez une meilleure condition pour moi, Madame? Hortense. - Non, je n'en sache point de meilleure que celle de ton maÃtre; car on dit qu'il est grand seigneur. Arlequin. - Il a l'air d'un garçon de famille. Hortense. - Tu me réponds comme si tu ne savais pas qui il est. Arlequin. - Non, je n'en sais rien, de bonne vérité. Je l'ai rencontré comme il sortait d'une bataille; je lui fis un petit plaisir; il me dit grand merci. Il disait que son monde avait été tué; je lui répondis Tant pis. Il me dit Tu me plais, veux-tu venir avec moi? Je lui dis Tope, je le veux bien. Ce qui fut dit, fut fait; il prit encore d'autre monde; et puis le voilà qui part pour venir ici, et puis moi je pars de même, et puis nous voilà en voyage, en courant la poste, qui est le train du diable; car parlant par respect, j'ai été près d'un mois sans pouvoir m'asseoir. Ah! les mauvaises mazettes! La Princesse, en riant. - Tu es un historien bien exact. Arlequin. - Oh! quand je compte quelque chose, je n'oublie rien; bref, tant y a que nous arrivâmes ici, mon maÃtre et moi. La Grandeur de Madame l'a trouvé brave homme, elle l'a favorisé de sa faveur; car on l'appelle favori; il n'en est pas plus impertinent qu'il l'était pour cela, ni moi non plus. Il est courtisé, et moi aussi; car tout le monde me respecte, tout le monde est ici en peine de ma santé, et me demande mon amitié; moi, je la donne à tout hasard, cela ne me coûte rien, ils en feront ce qu'ils pourront, ils n'en feront pas grand-chose. C'est un drôle de métier que d'avoir un maÃtre ici qui a fait fortune; tous les courtisans veulent être les serviteurs de son valet. La Princesse. - Nous n'en apprendrons rien; allons-nous-en. Adieu, Arlequin. Arlequin. - Ah! Madame, sans compliment, je ne suis pas digne d'avoir cet adieu-là ... Quand elles sont parties. Cette Princesse est une bonne femme; elle n'a pas voulu me tourner le dos sans me faire une civilité. Bon! voilà mon maÃtre. Scène IV Lélio, Arlequin Lélio. - Qu'est-ce que tu fais ici? Arlequin. - J'y fais connaissance avec la Princesse, et j'y reçois ses compliments. Lélio. - Que veux-tu dire avec ta connaissance et tes compliments? Est-ce que tu l'as vue, la Princesse? Où est-elle? Arlequin. - Nous venons de nous quitter. Lélio. - Explique-toi donc; que t'a-t-elle dit? Arlequin. - Bien des choses. Elle me demandait si nous nous trouvions bien ensemble, comment s'appelaient votre père et votre mère, de quel métier ils étaient, s'ils vivaient de leurs rentes ou de celles d'autrui. Moi, je lui ai dit Que le diable emporte celui qui les connaÃt! je ne sais pas quelle mine ils ont, s'ils sont nobles ou vilains, gentilshommes ou laboureurs mais que vous aviez l'air d'un enfant d'honnêtes gens. Après cela elle m'a dit Je vous salue. Et moi je lui ai dit Vous me faites trop de grâces. Et puis c'est tout. Lélio, à part. - Quel galimatias! Tout ce que j'en puis comprendre, c'est que la Princesse s'est informée de lui s'il me connaissait. Enfin tu lui as donc dit que tu ne savais pas qui je suis? Arlequin. - Oui; cependant je voudrais bien le savoir; car quelquefois cela me chicane. Dans la vie il y a tant de fripons, tant de vauriens qui courent par le monde pour fourber l'un, pour attraper l'autre, et qui ont bonne mine comme vous. Je vous crois un honnête garçon, moi. Lélio, en riant. - Va, va, ne t'embarrasse pas, Arlequin; tu as bon maÃtre, je t'en assure. Arlequin. - Vous me payez bien, je n'ai pas besoin d'autre caution; et au cas que vous soyez quelque bohémien, pardi! au moins vous êtes un bohémien de bon compte. Lélio. - En voilà assez, ne sors point du respect que tu me dois. Arlequin. - Tenez, d'un autre côté, je m'imagine quelquefois que vous êtes quelque grand seigneur; car j'ai entendu dire qu'il y a eu des princes qui ont couru la prétantaine pour s'ébaudir, et peut-être que c'est un vertigo qui vous a pris aussi. Lélio, à part. - Ce benêt-là se serait-il aperçu de ce que je suis... Et par où juges-tu que je pourrais être un prince? Voilà une plaisante idée! Est-ce par le nombre des équipages que j'avais quand je t'ai pris? par ma magnificence? Arlequin. - Bon! belles bagatelles! tout le monde a de cela; mais, par la mardi! personne n'a si bon coeur que vous, et il m'est avis que c'est là la marque d'un prince. Lélio. - On peut avoir le coeur bon sans être prince, et pour l'avoir tel, un prince a plus à travailler qu'un autre; mais comme tu es attaché à moi, je veux bien te confier que je suis un homme de condition qui me divertis à voyager inconnu pour étudier les hommes, et voir ce qu'ils sont dans tous les Etats. Je suis jeune, c'est une étude qui me sera nécessaire un jour; voilà mon secret, mon enfant. Arlequin. - Ma foi! cette étude-là ne vous apprendra que misère; ce n'était pas la peine de courir la poste pour aller étudier toute cette racaille. Qu'est-ce que vous ferez de cette connaissance des hommes? Vous n'apprendrez rien que des pauvretés. Lélio. - C'est qu'ils ne me tromperont plus. Arlequin. - Cela vous gâtera. Lélio. - D'où vient? Arlequin. - Vous ne serez plus si bon enfant quand vous serez bien savant sur cette race-là . En voyant tant de canailles, par dépit canaille vous deviendrez. Lélio, à part les premiers mots. - Il ne raisonne pas mal. Adieu, te voilà instruit, garde-moi le secret; je vais retrouver la Princesse. Arlequin. - De quel côté tournerai-je pour retrouver notre cuisine? Lélio. - Ne sais-tu pas ton chemin? Tu n'as qu'à traverser cette galerie-là . Scène V Lélio, seul. Lélio. - La Princesse cherche à me connaÃtre, et me confirme dans mes soupçons; les services que je lui ai rendu ont disposé son coeur à me vouloir du bien, et mes respects empressés l'ont persuadée que je l'aimais sans oser le dire. Depuis que j'ai quitté les Etats de mon père, et que je voyage sous ce déguise
c est vers toi que je me tourne accords